La conversion de l’apôtre Paul, sur le chemin de Damas, est sans conteste l’un des événements majeurs de l’histoire de la chrétienté. Pourtant, qui connaît le rôle joué par cet anonyme dans une transformation si fulgurante? Le théologien Daniel Marguerat nous éclaire sur le récit d’un persécuteur catéchisé par une de ses victimes…
Sous la plume de Daniel Marguerat, la conversion de l’apôtre Paul, personnage central du Nouveau Testament, acquiert une tournure des plus frappantes. Selon le théologien, auteur d’un commentaire scientifique exhaustif des Actes des Apôtres, cet épisode s’apparente ni plus ni moins au récit explicite d’un bourreau transformé – et sauvé spirituellement – par sa victime. Ou, plus précisément, par une de ses victimes potentielles.
Si la figure de Paul le persécuteur, devenu lui-même persécuté, a été largement commentée, cet aspect du bourreau évangélisé par sa propre victime apparaît totalement inédit. Or, quand on sait l’importance que joua l’homme dans l’établissement de la chrétienté, on ne peut que s’étonner de n’avoir jamais entendu pareille analyse… La raison en est simple: cet anonyme, qui œuvra pourtant si clairement dans la conversion du futur apôtre Paul, a été quasiment oublié dans les commentaires du texte biblique. Si bien qu’aujourd’hui, très peu connaissent son nom: Ananias.
La pièce manquante
«Ce personnage est complètement effacé», atteste le spécialiste du Nouveau Testament de l’UNIL. «Effacé des tableaux et de la mémoire autour de la conversion de Paul, alors que», affirme-t-il, «c’est par lui que tout arrive».
Pour comprendre le rôle joué par Ananias dans cette transformation radicale, il convient de revenir au récit biblique, qui divise clairement l’événement en deux temps distincts: l’interpellation divine sur le chemin de Damas, puis la rencontre humaine, l’enseignement alors reçu par ce chrétien ordinaire nommé Ananias.
La mémoire chrétienne de la conversion de Paul n’a manifestement retenu que la première séquence, plus éclatante, plus impressionnante; la seconde est alors tombée dans l’indifférence générale. A tort, tant cet épisode se révèle riche en significations. Et ce, pour aujourd’hui encore…
Mais avant d’en arriver là, revenons chronologiquement sur ces deux scènes, qui changèrent à tout jamais l’histoire de l’Eglise naissante, et le cours même de la chrétienté. Car, répétons-le si besoin, Paul est devenu à la suite de cet événement l’homme par qui s’est faite l’exportation du message biblique. «C’est là tout le paradoxe. Paul, qui était à la pointe de la persécution des premiers chrétiens, va devenir le plus grand propagandiste chrétien de tous les temps», résume le théologien. Reprenons donc pas à pas, verset après verset, le fil de ce retournement magistral.
Paul, l’extrémiste
Années 30-40. Paul, alors appelé de son nom araméen Saul de Tarse, est un «pharisien d’élite», relate Daniel Marguerat. «C’est un homme extrêmement doué qui a une double formation.» Paul a en effet suivi à la fois un enseignement de rabbi pharisien à Jérusalem, où il a été formé à l’étude de la tradition juive, et également un enseignement de la rhétorique gréco-romaine. «A Tarse se trouvait alors une très célèbre école stoïcienne, très cotée», souligne le spécialiste. «On dirait de Paul aujourd’hui qu’il est un universitaire.»
Mais encore. Paul était ce que l’on nommerait aujourd’hui un pharisien extrémiste. «Il participe à cette conviction pharisienne que la foi doit être exigeante et pure», exprime le théologien. Or, dans ces années 30-40, «de petites communautés juives, des groupuscules qui croient au Seigneur Jésus commencent à se répandre. C’est dans le but de remettre ces marginaux au pas et d’éradiquer cette excroissance considérée dans l’erreur, que Paul va alors prendre la route pour Damas.»
L’auteur du livre des Actes, l’évangéliste Luc, le relate sans détour au début de chapitre 9: «Pendant ce temps, Saul ne cessait de menacer de mort les disciples du Seigneur. Il alla trouver le grand prêtre et lui demanda des lettres d’introduction pour les synagogues de Damas, afin que, s’il y trouvait des personnes, hommes ou femmes, qui suivaient le chemin du Seigneur, il puisse les arrêter et les amener à Jérusalem.»
Interpellation éblouissante
Aux portes de Damas, Paul est stoppé net par une interpellation divine. «Luc rapporte un événement mystique absolument éblouissant, telle une espèce de fulgurance lumineuse qui jette Paul à terre et le rend complètement hagard et aveugle», relate Daniel Marguerat. Un bref échange eut alors lieu: «Il entendit une voix qui lui disait: “Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?” Il demanda: «Qui es-tu Seigneur?» Et la voix répondit: «Je suis Jésus que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville, et là on te dira ce que tu dois faire.» Lorsque Paul se releva, il ne voyait plus rien, écrit encore l’évangéliste. Ses compagnons de route durent alors le conduire jusqu’à Damas.
«Ce qui est intéressant, note le théologien, c’est que Luc précise que Paul ne comprend rien à ce qui lui arrive. Il est complètement annihilé. C’est ce qu’on nomme généralement la conversion de Paul. L’ennemi des chrétiens, très exactement des juifs chrétiens, est renversé, bousculé.» Et Daniel Marguerat de citer le nombre de tableaux représentant ce moment, dont la fameuse œuvre du Caravage: «Dans cette peinture, Paul est jeté en bas de son cheval, et on voit l’équidé, patte dressée et dominant le futur apôtre. Cette peinture est magnifique, mais il n’y avait en l’occurrence pas de cheval. Au Moyen Age, les nobles voyageaient ainsi et l’on considérait qu’il convenait à un homme de grande valeur comme Paul d’en chevaucher un…»
Approximation plus capitale, l’oubli de ce deuxième temps crucial de ce renversement. Car, poursuit le spécialiste, «si on lit bien le chapitre 9 des Actes, on s’aperçoit que cet événement ne marque qu’un premier temps, et que la conversion de Paul ne va se produire qu’après, au contact d’Ananias précisément».
Un chrétien ordinaire
Qui est cet Ananias, qui n’apparaît nulle part ailleurs dans le récit biblique? «C’est un juif chrétien, un croyant lambda dont Luc a gardé le nom heureusement», renseigne Daniel Marguerat. «On n’a de lui aucune autre trace. Et pourtant, c’est à lui que le Seigneur va apparaître pour lui demander d’aller guérir Paul.»
La première réaction d’Ananias est une incompréhension totale. Sous la plume de Luc, le croyant s’écrie alors: «Seigneur, de nombreuses personnes m’ont parlé de cet homme et m’ont dit tout le mal qu’il a fait à tes fidèles à Jérusalem. Et il est venu ici avec le pouvoir que lui ont accordé les chefs des prêtres d’arrêter tous ceux qui font appel à ton nom.»
Sa réticence apparaît dès lors plus que compréhensible: «Ananias n’ignore pas les raisons de la venue de Paul à Damas. Il fait même partie des victimes potentielles de Paul», commente le théologien, qui souligne la singularité de la situation: «Dieu demande non seulement à la victime de se réconcilier avec son bourreau, mais de lui venir en aide.»
Evangélisé par sa victime
Aux protestations d’Ananias, le Seigneur répond encore: «Va, car j’ai choisi cet homme et je l’utiliserai pour faire connaître mon nom aux autres nations et à leurs rois, ainsi qu’au peuple d’Israël. Je lui montrerai moi-même tout ce qu’il devra souffrir pour moi.» Le propos est on ne peut plus clair: «Le Seigneur révèle à Ananias que Paul a été choisi pour devenir l’apôtre des nations et faire du christianisme une religion universelle», commente Daniel Marguerat, qui poursuit: «Cette annonce est doublement surprenante: d’abord, c’est la première fois que l’on parle d’un témoignage universel, car jusqu’alors la foi au Seigneur Jésus était pratiquée uniquement au sein du judaïsme; secondement parce que c’est lui, Paul, l’ennemi numéro un des chrétiens, qui est choisi pour cette mission.»
Ananias s’est alors rendu auprès de Paul, lui apposa les mains et lui dit: «Saul, mon frère, le Seigneur Jésus qui t’est apparu sur le chemin par lequel tu venais m’a envoyé pour que tu puisses voir de nouveau et que tu sois rempli du Saint-Esprit.» Ensuite, tout s’enchaîne très vite sous la plume de Luc: «Aussitôt des sortes d’écailles tombèrent des yeux de Saul et il put voir à nouveau. Il se leva et fut baptisé; puis il mangea et les forces lui revinrent.» Et surtout, directement après: «Saul resta quelques jours avec les disciples qui étaient à Damas. Il se mit immédiatement à prêcher dans les synagogues en proclamant que Jésus est le Fils de Dieu.»
Pour le théologien, il ne fait aucun doute qu’ici tout n’a pas été écrit. «Le récit biblique ne raconte que le minimum. Il y a évidemment là un blanc, une ellipse narrative. Ananias va expliquer à Paul ce qui lui est arrivé sur le chemin de Damas, mais surtout le faire entrer dans cette nouvelle conviction, qui est celle de Jésus Messie. Paul va recevoir une catéchèse au sein de la communauté de Damas. C’est ainsi la victime désignée qui devient l’évangéliste de son bourreau?!»
Le persécuteur persécuté
Le récit de Luc rapporte également l’étonnement provoqué par pareil retournement: «N’est-ce pas cet homme qui persécutait violemment à Jérusalem ceux qui font appel au nom de Jésus? Et n’est-il pas venu ici exprès pour les arrêter et les ramener aux chefs des prêtres?» Dès lors, Paul est considéré comme un traître par les pharisiens, un apostat. Au point que ces derniers complotèrent contre lui, dans le but de le mettre à mort.
«Paul va pourtant répéter avec insistance qu’il n’a pas changé de religion, il a seulement approfondi sa foi juive en intégrant la venue de Jésus, Messie d’Israël», précise Daniel Marguerat, qui considère d’ailleurs le terme de conversion mal adapté à la circonstance. «Il conviendrait mieux de parler d’un retournement, mais au sein d’une même religion. En effet, dans ses écrits, Paul s’attachera à faire sans cesse le lien entre l’Ancien Testament et l’enseignement de Jésus.» La plus grande différence est qu’aujourd’hui, les promesses sont adressées non seulement au peuple choisi, mais à toutes les nations.
«C’est Paul, par ses écrits et sa pensée, qui va assurer cette ouverture universelle du christianisme», déclare le théologien. «C’est lui qui permettra au christianisme de devenir ce qu’il est, une religion qui trouve ses racines dans le judaïsme mais va s’ouvrir à l’ensemble de l’Humanité.»
Paul, va cependant passer du rôle de persécuteur à celui de persécuté, durant tout son apostolat. Dans la vision d’Ananias, le Seigneur le lui avait d’ailleurs annoncé: «Je lui montrerai moi-même tout ce qu’il devra souffrir pour moi.» Un élément fort important aux yeux du théologien: «Ce n’est pas la promesse de lendemains qui chantent mais au contraire la promesse d’un chemin où le disciple ne sera pas différent de son maître. Tout comme lui, il sera persécuté. Contrairement à ce que proclament certains mouvements religieux, la conversion n’est pas le gage d’une réussite sociale éclatante, pas plus qu’elle ne représente la fin de tous les tourments. Elle marque plutôt le début d’un long cheminement vers cette nouvelle identité.»
Du sens pour aujourd’hui
Quel enseignement le rôle joué par Ananias nous apporte-t-il aujourd’hui? Y a-t-il un message à en tirer? Le spécialiste y voit principalement trois points. «Le premier, c’est que Dieu passe par des médiations humaines. Nous sommes confiés les uns aux autres et c’est ensemble que nous construisons nos convictions.» Un constat qui incite dès lors chaque chrétien à jouer sa part.
«Deuxièmement, face à cette aspiration au vedettariat très contemporaine qui engendre le mépris et la banalisation des gestes quotidiens, ce passage incite à nous émerveiller de l’héroïsme des gens ordinaires. Il est crucial de nous rendre compte qu’au fait, nombre de ces gestes ordinaires que l’on disqualifie sont en réalité de pures merveilles.»
Et troisièmement? «Elle se rapporte à cette histoire du bourreau converti par sa victime, et Dieu sait si aujourd’hui, dans les affrontements religieux, il y a beaucoup de bourreaux et de victimes?! L’idée est que nous n’avons pas à céder à l’antagonisme absolu entre bourreau et victime. Il y a un chemin qui peut être chemin de rencontre, de conversion réciproque, de retournement de conviction. La perversion de l’islam radicalisé est de vouloir provoquer un choc des cultures et un conflit des religions. Il y a au contraire une voie à chercher, dans laquelle bourreau et victime peuvent être sauvés ensemble…»