Gaz de schiste: eldorado énergétique ou désastre environnemental ?

Angleterre. Ces installations d’extraction du gaz de schiste appartiennent à la société Cuadrilla. © Matthew Lloyd/Intermittent/getty images
Angleterre. Ces installations d’extraction du gaz de schiste appartiennent à la société Cuadrilla. © Matthew Lloyd/Intermittent/getty images

Promesse inespérée d’une énergie bon marché, pour ses partisans. Grave menace écologique, selon ses détracteurs. Exploité à large échelle aux Etats-Unis, le gaz de schiste suscite de vives polémiques en Europe. Son extraction aura-t-elle un gros impact sur l’environnement? Pour les scientifiques, il est encore difficile de le dire.

Va-t-on vers un âge d’or du gaz de schiste? L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que, d’ici à 2035, cet hydrocarbure dit «non conventionnel» représentera près de 30% de la production mondiale de gaz.

La ruée vers cette nouvelle ressource énergétique a commencé il y a plusieurs décennies aux Etats-Unis, mais depuis l’an 2000, son exploitation a explosé. Du Dakota du nord au Texas, de la Californie à la Pennsylvanie, le paysage se couvre de forages. On compte aujourd’hui «des dizaines de milliers de puits», constate Michel Jaboyedoff, géologue et professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL.

Grâce à la richesse de son sous-sol, les Etats-Unis seront en 2015 le premier producteur de gaz au monde, selon l’AIE. En outre, avec leur huile de schiste, ils deviendront même, entre 2017 et 2020, le premier producteur de pétrole, devançant l’Arabie saoudite. Autant dire que les Etats-Unis sont en bonne voie d’accéder au Graal de l’indépendance énergétique.

Avis divergents en Europe
En Europe, la production n’a pas encore démarré et les avis divergent sur la nécessité de lancer l’exploitation de ce nouvel or noir. La Pologne, pays le plus pro-gaz de schiste, a déjà effectué une trentaine de forages sur trois sites. Dopé par les estimations de l’AIE qui prévoit la présence d’énormes gisements dans son sous-sol, le pays «se voit déjà comme l’Arabie saoudite de l’Europe en la matière», précise en souriant Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle à la Faculté de géosciences et de l’environnement de l’UNIL.

L’Allemagne semble prête à s’engager dans cette voie, puisqu’en février dernier le gouvernement d’Angela Merkel a annoncé le dépôt d’un projet de loi pour autoriser l’exploitation de cette ressource. La Grande-Bretagne s’est déjà lancée dans l’exploitation. En revanche, la France, qui disposerait des plus importantes réserves du continent, a voté en juillet 2011 une loi interdisant la principale technique d’extraction, la fracturation hydraulique.

Des dizaines de milliards de mètres cubes en Suisse
Qu’en est-il en Suisse? La géologie laisse entrevoir la présence de gaz de schiste «dans le bassin molassique qui se trouve sous le plateau», précise Michel Jaboyedoff. Faute de forages exploratoires, on ne connaît pas exactement l’étendue des ressources. Toutefois, à en croire le directeur de Gaznat, René Bautz, cité par Le Temps, «le potentiel se chiffre en dizaines de milliards de mètres cubes, alors que la consommation annuelle de gaz en Suisse représente 3 milliards de mètres cubes».

Le Conseil fédéral ne s’est pas prononcé. Il est vrai que «la décision est du ressort des cantons», rappelle le géologue de l’UNIL. C’est ainsi que, en septembre 2011, le canton de Vaud a voté un moratoire sur l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste. «La situation est un peu moins claire dans le canton de Fribourg.» Celui-ci avait en effet décidé, en avril 2011, de geler les permis de recherche, mais actuellement «il semble que les discussions à ce sujet aient repris».

Suren Erkman. Photo Nicole Chuard © UNIL
Suren Erkman. Photo Nicole Chuard © UNIL

Un problème économique et politique
La problématique des gaz de schiste est «éminemment économique et politique», souligne Michel Jaboyedoff. «Il ne fait pas de doute, renchérit son collègue Suren Erkman, qu’il y a actuellement dans le monde une énorme soif d’hydrocarbures fossiles. On n’en a jamais autant consommé qu’aujourd’hui et la tendance se poursuit avec l’extension du système industriel à l’échelle planétaire.» Comme on a épuisé les ressources, de gaz comme de pétrole, les plus faciles d’accès, il est normal que l’on s’intéresse de plus en plus aux ressources non conventionnelles. «C’est structurellement inscrit dans la logique de la dynamique actuelle.»

Sans compter les enjeux géopolitiques. Grâce à ces nouvelles ressources fossiles, certains pays pourront acquérir leur indépendance énergétique. Ce sera bientôt le cas des Etats-Unis, «qui ont déjà un gaz beaucoup moins cher que les Européens, constate Suren Erkman. Grâce au bas coût de leur énergie, qui est un élément-clé en la matière, le pays pourrait rapatrier des unités de productions sur son sol et redevenir une grande puissance industrielle.»

Ces considérations n’empêchent pas le spécialiste d’écologie industrielle de plaider pour le développement des énergies renouvelables. «Ce sera le gaz de schiste, plus les renouvelables, auxquels il faut ajouter les économies d’énergie», dit-il.

Gaz bloqué dans la roche-mère
Du point de vue économique, résume Suren Erkman, «la logique de l’exploitation du gaz de schiste est implacable». Il n’en va pas de même sur le plan de l’environnement, car la technique utilisée pour extraire ces hydrocarbures non conventionnels soulève de nombreuses interrogations et suscite beaucoup de craintes.

Chimiquement parlant, le gaz de schiste et le gaz naturel traditionnel sont identiques: ils sont principalement constitués de méthane. En outre, tous deux résultent de la décomposition de la matière organique qui s’est faite au cours des millénaires, sous l’effet de la chaleur et de l’accumulation de sédiments.

La grande différence vient de la «réserve dans laquelle ces différents gaz se trouvent», explique Michel Jaboyedoff. Celui que nous consommons actuellement «s’est formé dans une roche-mère perméable. Il a ensuite migré jusqu’à ce qu’il atteigne un piège – un pli dans le terrain ou une faille – dans lequel il est stocké. C’est là que se situe le gisement.»

En revanche, le gaz de schiste a pris naissance «dans une roche-mère qui est trop étanche pour qu’il puisse en partir et il est resté bloqué dans ses micropores». Pour l’extraire, il est donc nécessaire de casser la roche.

La fracturation hydraulique
La seule technique disponible actuellement pour le faire est la fracturation hydraulique. Elle consiste à forer un puits vertical à l’extrémité duquel part un faisceau de puits horizontaux. On y injecte de l’eau sous pression dans laquelle on met du sable dont les grains s’introduisent dans les fissures et «les empêchent de se refermer», précise le géologue. On ajoute au mélange des adjuvants chimiques pour éviter que l’eau, le sable et le gaz ne forment de la mousse. Une fois la roche cassée, le gaz peut alors s’échapper et, après pompage de l’eau, il remonte en surface où il est récupéré.

C’est cette méthode qui focalise toutes les critiques. Elle nécessite en effet «d’énormes quantités d’eau – des millions de litres par forage – qui doivent être ensuite évacuées et retraitées», explique Michel Jaboyedoff. En outre, les produits chimiques utilisés peuvent se disséminer dans les nappes phréatiques et les polluer.

Une autre préoccupation concerne les fuites de méthane, un gaz à effet de serre qui contribue, de manière encore plus intense que le CO2, au réchauffement climatique. Des chercheurs américains de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) et de l’Université du Colorado ont d’ailleurs mesuré les rejets de ce gaz dans l’atmosphère aux abords d’un champ gazier dans l’Utah. Ils ont ainsi constaté que les forages laissent fuir 9% du méthane récupéré pendant leur durée d’exploitation.

Michel Jaboyedoff. Professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement. Nicole Chuard © UNIL
Michel Jaboyedoff. Professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement. Nicole Chuard © UNIL

Risque de séisme
La fracturation, par sa brutalité, pourrait aussi provoquer des séismes. Cela s’est déjà passé, à en croire un article récent publié par des chercheurs américains dans Geology. Ils estiment que l’injection, répétée pendant plusieurs années, de fluides usés de fracturation dans le sous-sol est à l’origine du tremblement de terre d’une magnitude de 5,7 qui a ébranlé la petite ville de Prague dans l’Oklahoma, en novembre 2011.

Tous ces arguments expliquent les inquiétudes, largement répandues en Europe et notamment en Suisse, à propos de la fracture hydraulique et, au-delà, de l’exploitation des gaz et huiles de schiste. D’autant que le documentaire américain Gasland, diffusé l’année dernière et qui a présenté une vision apocalyptique des impacts environnementaux des forages aux Etats-Unis, a mis le feu à l’huile de schiste.

Une diabolisation?
Toutefois, à en croire les deux professeurs de l’UNIL, la situation n’est pas forcément aussi catastrophique qu’il y paraît à la vision de ce film. Les problèmes largement évoqués dans Gasland sont «essentiellement dus à des dysfonctionnements des exploitations et à des malfaçons», selon Michel Jaboyedoff. Certes, aux Etats-Unis, il y a eu des fuites de méthane, mais le géologue estime qu’elles «ont été malgré tout peu nombreuses compte tenu du grand nombre de puits forés dans le pays. Ceux-ci ne diffèrent d’ailleurs pas fondamentalement des puits conventionnels qui, eux aussi, peuvent fuir.»

Suren Erkman ajoute que les forages pétroliers traditionnels «consomment, eux aussi, de gigantesques quantités d’eau et qu’ils utilisent des additifs chimiques, surtout lorsque leur exploitation arrive en fin de vie». Selon lui, on a «diabolisé le gaz et l’huile de schiste par rapport aux hydrocarbures conventionnels».

Une activité opaque qui déclenche des peurs
Il est vrai que le sujet est devenu très émotionnel. «Idéologique», préfère dire Suren Erkman. En tant que scientifique, il estime ne pas pouvoir affirmer que «l’exploitation du gaz de schiste est globalement plus polluante que celle des hydrocarbures conventionnels».
L’un des nœuds du problème réside en effet dans l’opacité qui entoure cette activité aux Etats-Unis, le seul pays où elle se pratique déjà à grande échelle. «Les procédés mis en œuvre sont considérés par les entreprises comme des secrets industriels et l’on ne sait pas ce que celles-ci emploient comme produits chimiques. Le Congrès américain en a bien obtenu une liste, mais il n’y est pas précisé quel composé est utilisé dans quel cas et dans quelle proportion. La moindre des choses serait d’obtenir des informations précises et factuelles.»

Manque de données scientifiques
Le manque de transparence du secteur explique aussi un autre paradoxe: il est pour l’instant difficile de se prononcer sur les conséquences écologiques de l’exploitation des gaz de schiste. «Ce qui me frappe dans ce dossier, dit Suren Erkman, c’est que l’on a peu d’informations à ce sujet. Nous avons étudié la littérature scientifique et, honnêtement, la conclusion qui s’impose est que nous n’avons pas de données sérieuses et fiables qui nous permettraient d’évaluer scientifiquement l’ensemble des impacts sur l’environnement.»
C’est notamment le cas des rejets de gaz à effet de serre (notamment du CO2) dans l’atmosphère. «Certains prétendent que l’exploitation des gaz de schiste diminue les émissions de ces gaz, alors que d’autres affirment au contraire qu’elles sont catastrophiques.» Suren Erkman et ses collègues, en collaboration avec le Laboratoire d’énergétique industrielle de l’EPFL et d’un chercheur polonais, ont donc étudié la question en Pologne. Les résultats ne leur ont pas permis de trancher. «Il y a tellement d’incertitudes sur les différentes phases du processus d’extraction et tant de données approximatives que, pour le moment, on n’arrive pas à conclure de manière claire. Notre étude semble montrer que les émissions de gaz à effet de serre sont plus élevées dans le cas des gaz et huile de schiste, mais ce n’est encore qu’une hypothèse en attente de confirmation.»

La nécessité d’un monitoring
Si l’Europe voulait avancer dans ce domaine, la première chose à faire, selon Suren Erkman, serait donc «de rendre obligatoire un monitoring systématique des impacts environnementaux du gaz de schiste, c’est-à-dire de mesurer tous les flux de matière et d’énergie qui sont associés à l’ensemble de son cycle de vie».

Michel Jaboyedoff insiste aussi sur la nécessité de s’assurer «qu’au-dessus de la roche-mère, il y ait bien une couche étanche qui servirait de protection naturelle et éviterait au gaz de s’échapper vers la surface. Sinon, l’exploitation est à bannir, les risques étant trop grands pour les années et/ou les milliers d’années à venir.» Il préconise donc l’établissement d’une «régulation» en la matière.

Comment améliorer les techniques d’extraction
Les deux spécialistes plaident aussi en faveur du développement de la recherche, notamment l’étude de techniques alternatives à la fracturation hydraulique. Plusieurs pistes sont étudiées actuellement dans différents laboratoires. Une possibilité serait de remplacer l’eau par des hydrocarbures comme le propane, ou même par du CO2?; une autre serait de désagréger la roche-mère par les ondes de choc engendrées par des arcs électriques.

«Si l’on se donnait les moyens d’améliorer les techniques d’extraction, je suis sûr que l’on pourrait obtenir de bons résultats, car jusqu’ici, constate Suren Erkman, les exploitants américains ont agi de manière très brutale.»

A condition qu’il y ait une volonté politique de collecter les données et d’agir dans la transparence, le professeur de l’UNIL n’a «aucun a priori de principe» concernant le gaz de schiste. «L’un des intérêts de cette problématique, c’est qu’elle nous confronte à nos responsabilités. Dans la mesure où nous n’avons pas envie de changer profondément notre style de vie, souligne-t-il, nous devons en assumer les conséquences.» C’est aussi l’avis de Michel Jaboyedoff qui estime «inéluctable» que les pays d’Europe se lancent dans l’exploration et l’exploitation de leurs ressources en hydrocarbures non conventionnels. Le gaz de schiste n’a donc pas fini d’enflammer les esprits.

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