« Dans le monde professionnel, les déontologies sont un point de départ, mais on ne résout pas les questions éthiques avec de simples règles », estime Raffaele Rodogno, qui donne ce semestre un enseignement à la section de philosophie et deux cours à l’EPFL avec de nombreux cas pratiques.
S’il apprécie la sagesse d’Aristote, qui place le jugement au-dessus des règles, Raffaele Rodogno se méfie des penseurs qui, dans le cadre des Lumières, « prétendent appliquer l’approche réductrice des sciences newtoniennes à l’éthique ». Kant en est un bon exemple. « Est-il vraiment toujours immoral de mentir ? Ne faut-il pas juger d’une situation en fonction non pas de règles qui seraient rigoureusement dépourvues d’ambiguïté, mais de toute l’épaisseur du contexte ? » interroge le professeur Rodogno. Par exemple, peut-on se montrer systématiquement loyal envers ses amis, y compris quand ces derniers nous demandent un service qui va à l’encontre d’autres exigences éthiques ?
Le bonheur, vraiment ?
Il critique également les philosophes anglais John Stuart Mill ou Jeremy Bentham. « Pour un utilitariste hédoniste, il s’agit d’évaluer les effets de ses actions en essayant de maximiser le bonheur, la somme du plaisir moins la souffrance, comme si l’on pouvait considérer le vécu des personnes d’un point de vue arithmétique, alors que dans la vie c’est toujours plus complexe », estime notre spécialiste. Lui-même a effectué sa thèse sur la question du bonheur, en s’inspirant de T. M. Scanlon, professeur de philosophie à Harvard, pour une remise en question de l’idée très répandue, depuis le temps d’Aristote, selon laquelle il faut baser l’éthique sur cette notion de bonheur.
« Un jour j’ai réalisé que ma thèse elle-même ne répondait pas du tout à la question de savoir comment l’un de mes enfants, qui doit vivre avec un handicap physique et cognitif, pourrait parvenir à une vie bonne adaptée à sa situation et à ses besoins », explique-t-il. Après avoir travaillé sur la notion de « honte » pour un livre rédigé avec deux coauteurs, autrement dit l’inverse de la pride des groupes opprimés, il est revenu sur le bonheur tel qu’on prétend le mesurer sur l’échelle psychométrique du psychologue américain Likert (de un à sept), ou vu de manière tout aussi simpliste par les économistes comme la satisfaction de nos préférences, alors même que certaines de nos inclinations peuvent s’avérer néfastes pour nous et / ou notre entourage…
Sommes-nous des containers ?
« L’humain n’est pas un container qu’il s’agit de remplir le plus possible de bonnes expériences ou d’autres biens », image Rodogno, qui place sa propre approche dans le sillage du « deuxième Wittgenstein et de la philosophie féministe ». « Dans nos rapports amicaux, amoureux ou familiaux, où le bonheur d’autrui nous préoccupe profondément, nous n’essayons pas tant de mesurer la quantité de biens accumulés ; nous nous figurons simplement une ligne imaginaire en dessous de laquelle nos proches seraient en danger et nous nous efforçons de les aider à être suffisamment robustes pour se maintenir au-dessus de cette ligne qui nous sépare du malheur », esquisse-t-il. Son prochain article à paraître porte précisément le titre « L’importance du malheur », une autre façon de considérer le bonheur.
On notera que Raffaele Rodogno a dirigé au Danemark une étude sur les autistes, dont la qualité de vie s’est révélée très faible tant qu’ils se projetaient eux-mêmes dans des trajectoires professionnelles et sociales « neurotypiques ». Ce travail a donné lieu à une série de podcasts et de vidéos relatant l’expérience de ces jeunes adultes, dont se servent désormais des enseignants et des assistants sociaux qui travaillent avec des enfants autistes. « Avec l’aide de la communauté autiste locale, nous avons pu construire ainsi un petit morceau de culture autiste », conclut le philosophe. – NR
