À partir des années 1980, l’anthropologie prend une tournure autoréflexive qui s’interroge sur la manière de représenter l’autre (les autres humains et les autres espèces vivantes). Engagée comme professeure associée en 2024, Clara Devlieger présente cette discipline à partir de cette période charnière dans le cours en anthropologie générale qu’elle donne en deuxième et troisième années de bachelor. Au niveau du master, elle est en train de construire un enseignement sur l’anthropologie de la santé et du corps.
« Il y a différentes façons de penser ces dimensions, sous l’angle politique, économique, culturel, social, psychologique, spirituel, et même la biomédecine, avec sa puissante focalisation sur le corps qui fonde son efficacité, ne dit pas tout, il y a d’autres systèmes de guérison qui peuvent se chevaucher. »
Professeure Clara Devlieger
En bonne anthropologue, elle appuie ses démonstrations sur des cas spécifiques, par exemple celui des personnes en situation de handicap dans l’ouest de la République démocratique du Congo, plus précisément la capitale, Kinshasa. Familiarisée avec la RDC par des Congolais rencontrés en Belgique, cette Flamande qui parle plusieurs langues, dont le lingala, a effectué sa thèse sur la débrouillardise des handicapés dans un pays qui ne connaît pas d’assurance invalidité.
Une niche commerciale pour les plus vulnérables
En ce moment, elle prépare un livre sur le sujet des « systèmes informels de sécurité sociale », qu’elle présentera bientôt sur place à des ONG, des politiques, des journalistes. « À l’époque de mon travail sur le terrain, les personnes concernées par un handicap bénéficiaient d’un passage gratuit sur les grands bacs qui relient les deux Congo par le fleuve entre Kinshasa et Brazzaville, où la situation économique était meilleure. Ces commerçants improvisés passaient des marchandises à moindre frais, parfois même des personnes sans documents d’une rive à l’autre ; c’était un trafic transfrontalier qu’ils exerçaient dans la marginalité, au profit de commerçants valides, et dont ils tiraient un petit revenu pour soulager leur famille », décrit la chercheuse. Depuis les années 1970, cette niche est considérée comme à la fois illégale et inévitable dans un contexte social où les proches restent la seule ressource des personnes en situation de handicap.
Ce système de dernier recours leur a permis d’acquérir un minimum d’indépendance, voire de fonder elles-mêmes une famille. « Ces personnes devenues commerçantes ont ainsi vu leur image sociale s’améliorer », souligne Clara Devlieger. Entre 2013 et 2015, puis en 2019, la situation politique (conflit diplomatique entre les deux Congo et fermeture des frontières) les a privées de revenus, sauf à prendre des risques très importants en continuant leur trafic (notamment de marchandises chinoises) avec des speed boats.
Organiser la mendicité
L’anthropologue a également étudié (en accompagnant parfois elle-même les personnes concernées) une forme de mendicité en groupe devant les entreprises, les organisations internationales, les magasins, les instances politiques. Il s’agit d’attendre au soleil la possibilité d’entrer et de solliciter une « cotisation » pour une action limitée, par exemple un soutien en faveur des enfants à la rentrée scolaire. « Un document est livré en cas de donation, dans lequel la personne promet de ne plus repasser durant une année pour la raison évoquée, quitte à revenir pour quémander autre chose », décrit la chercheuse. Il se trouve qu’en RDC de menus cadeaux financiers sont monnaie courante (sic), par exemple à un policier ou lorsqu’on est invité. Cette sorte de taxe sociale sur les entreprises et les détenteurs d’un pouvoir économique et politique est « un phénomène à la fois toléré et mal vu, parfois les quémandeurs se montrent agressifs, ou du moins le craint-on… »
Par-delà l’universalité des corps, l’anthropologie donne accès à une diversité humaine déroutante, mais permet aussi une mise à distance de soi dans une démarche qui « rend étrange le familier », conclut la chercheuse. – NR
