Art of Virtue – Benjamin Franklin

Un exemple célèbre de comptabilité morale provient du Art of Virtue de Benjamin Franklin. Cet ouvrage repose sur un dispositif de suivi enregistrant les progrès moraux en termes de maîtrise de soi. Franklin a décrit son Art of Virtue dans son autobiographie (Franklin 2004), en partie écrite sous la forme d’une lettre à son fils. C’est un livre qui fait toujours partie du canon des lycées américains. Il fut publié à titre posthume en 1791, d’abord dans une traduction française embrouillée qui est devenue la source de nombreuses autres traductions.

L’Autobiographie raconte l’histoire d’une vie réussie. Franklin accorde peu d’attention à son rôle et son implication dans la guerre d’indépendance américaine de 1776. Il se concentre bien plus sur ses succès dans les affaires et à son changement d’attitude envers la religion. Franklin y raconte comment il commence à développer un système d’auto-assistance pour l’amélioration de la morale à la même période où il cesse de fréquenter l’église. Il attribue ses principaux succès dans la vie à ce système, « l’art de la vertu ». Il souligne deux caractéristiques de ce système qu’il considère comme particulièrement importantes. Premièrement, il conçoit un système de vertus suffisamment général pour qu’une personne de toute religion puisse en reconnaître le mérite et l’utilité. Deuxièmement, il souligne son utilité pratique pour améliorer le caractère, par opposition à un appel générique à faire le bien. Franklin est frappé par la fréquence à laquelle l’habitude ou la simple inattention peut faire reculer la vertu. Pour contrer ces tendances, il met en place un moyen mnémotechnique afin de s’entraîner plus systématiquement aux vertus cardinales par le suivi de son dossier moral.

S’étant interrogé sur la signification exacte des vertus cardinales, il décide d’en augmenter le nombre, tout en limitant leur signification à une règle d’action spécifique. Il se contente de treize vertus (après avoir été incité par un ami quaker à inclure l’humilité, dont il admet qu’elle n’est pas son fort). Dans son autobiographie, Franklin désigne ces vertus comme des traits de caractère. Il réserve une page pour chaque vertu dans un petit livret qu’il accompagne d’un court précepte, ou règle d’action « qui exprim[e] pleinement l’étendue que je donn[e] à sa signification ». La tempérance, par exemple, est expliquée par le précepte « ne mangez pas jusqu’à l’ennui, ne buvez pas jusqu’à l’élévation ». L’ordre consiste en le précepte « que toutes vos choses soient à leur place ; que chaque partie de vos affaires ait son temps »[1].  Sur ces pages, il dessine un tableau qui reprend horizontalement les jours de la semaine et verticalement les treize vertus, dont celle spécifiquement étudiée. Ces vertus sont énumérées dans un ordre qui le prépare plus facilement à la suivante, du moins le soutient-il. Puisque la Tempérance produit « fraîcheur et clarté d’esprit », elle vient en premier. Le silence le prépare à l’ordre, et ainsi de suite. Il suit alors une procédure fixe pour se former à ces vertus. Comme il considère qu’il est impossible de se concentrer sur toutes les vertus en même temps, il commence par la première, la Tempérance, laissant les autres suivre leur cours naturel, mais marquant les fautes par un point. Dans l’exemple ci-dessus, nous voyons une ardoise propre pour la tempérance, mais deux points pour avoir violé le silence le dimanche, indiquant qu’il s’est engagé dans une conversation « insignifiante » ou inutile et qu’il a ainsi perdu son temps ou celui de quelqu’un d’autre. Après s’être concentré pendant une semaine sur la tempérance, il passe à la vertu suivante, le silence, en essayant de garder deux rangées vides. Il inclue ensuite la troisième, et ainsi de suite. Après avoir terminé le cycle complet, il revient au premier. L’objectif final est de terminer avec une ardoise vide – aucun point. Après avoir utilisé son petit livre pendant un certain temps, Franklin inscrit la table sur « les feuilles d’ivoire d’un livre de notes », en dessinant la table à l’encre rouge permanente, et en ajoutant les points avec un crayon qui pouvait facilement être effacé. Après plusieurs années de pratique régulière, il diminue le nombre de cycles qu’il pratique jusqu’à ce que sa vie chargée d’affaires et de voyages l’empêche de s’occuper complètement de son « Art de la Vertu ».

Bien que les tableaux de Franklin soient principalement centrés sur ses performances individuelles, il est convaincu que le renforcement de sa fortune et de son bien-être est dû à « ce petit artifice » utilisé durant une période importante de sa vie « avec la bénédiction de Dieu ». Franklin considère que le respect de la tempérance lui permit une bonne santé « depuis longtemps », que l’industrie et la frugalité sont les raisons de sa première fortune matérielle et de sa réputation de « citoyen utile », que la sincérité et la justice garantirent la confiance accordée à ses efforts politiques, et que toutes les autres vertus fondèrent sa réputation de personne socialement agréable. Les tableaux lui servent à faire preuve de retenue. Elles rendent ses progrès moraux visibles pour lui-même et servent de contrôle de ses progrès.


[1] La liste complète de Franklin était la suivante : tempérance (« Ne mangez pas jusqu’à l’ennui ; ne buvez pas jusqu’à l’ivresse ») ; silence (« Ne parlez que de ce qui peut être utile aux autres ou à vous-même ; évitez les conversations futiles ») ; ordre (« Que toutes vos choses soient à leur place ; que chaque partie de vos affaires ait son temps ») ; résolution (« Résolvez d’accomplir ce que vous devez ; accomplissez sans faute ce que vous avez résolu ») ; frugalité (« Ne faites aucune dépense sauf pour faire du bien aux autres ou à vous-même ; c’est-à-dire ne gaspillez rien ») ; industrie (« Ne perdez pas de temps ; soyez toujours employé à quelque chose d’utile ; supprimez toutes les actions inutiles »); l’industrie (« Ne perdez pas de temps ; soyez toujours occupé à quelque chose d’utile ; supprimez toutes les actions inutiles ») ; la sincérité (« N’utilisez pas de tromperie blessante ; pensez innocemment et justement, et, si vous parlez, parlez en conséquence ») ; justice (« Ne faîtes de tort à personne en les blessant, ou en omettant les avantages qui sont vos devoirs ») ; modération (« Évitez les extrêmes ; abstenez-vous de vous irriter de blessures plus que qu’elles ne le méritent ») ; propreté (« Ne tolérez aucune malpropreté de votre corps, vos vêtements ou votre maison ») ; tranquillité (« Ne soyez pas troublé par des bagatelles, ou par des accidents communs ou inévitables ») ; la chasteté (« N’usez que rarement de la vénerie, sauf pour la santé ou la progéniture, jamais pour vous abrutir, vous affaiblir ou porter atteinte à votre paix ou à votre réputation, ou à celles d’autrui ») ; et l’humilité (« Imitez Jésus et Socrate ») (Franklin 2004 : 68-69).