Il existe depuis longtemps un lien entre la politique et la violence. Les désaccords entre factions peuvent souvent conduire à des violences prolongées. En même temps, il est évident que la perspective ou la réalité du partage du pouvoir peut réduire la violence – comme dans le cas de l’accord du Vendredi saint et des paramilitaires en Irlande du Nord, par exemple. À une époque où la violence entre factions, à l’intérieur d’un pays ou d’une région, est manifeste dans de nombreuses parties du monde, les travaux de recherche sur la manière de prévenir cette violence sont particulièrement pertinents.
Partout dans le monde, depuis toujours, il existe d’innombrables exemples de tensions extrêmes entre des groupes distincts à l’intérieur d’un pays ou d’une région. Les factions concernées se distinguent souvent par leur appartenance ethnique, leur race, leur religion ou leur philosophie. Parfois, ces tensions sont résolues pacifiquement grâce à la politique, mais trop souvent elles sont source d’instabilité politique, de troubles civils, de conflits régionaux, de guerre et de pertes économiques.
Dans le cadre de leurs dernières recherches, Dominic Rohner et son co-auteur Hannes Mueller se sont penchés sur la pratique du partage du pouvoir et sa capacité à aider à résoudre les conflits et à sauver des vies, même dans des situations où le partage du pouvoir ne semble pas être une solution naturelle en raison de déséquilibres de pouvoir.
Les travaux de Dominic Rohner et Hannes Mueller sur le partage du pouvoir ont été motivés par l’esprit de consensus qui prévaut aujourd’hui dans la politique suisse. Ses origines remontent à une période plus hostile de l’histoire de la Suisse, lorsque les tensions entre catholiques et protestants au milieu du XIXe siècle provoquèrent une guerre civile en 1847. Bien que la faction protestante ait gagné la guerre, sa prédisposition libérale la conduisit à établir un accord de partage du pouvoir plutôt qu’à écraser l’ennemi. En effet, les petits cantons catholiques suisses obtinrent les mêmes droits de vote que les grands cantons protestants, ce qui signifiait en fait qu’ils étaient surreprésentés.
Les institutions politiques qui furent établies – un parlement bicaméral, une représentation proportionnelle, un gouvernement de coalition, une démocratie directe – illustrent toutes un esprit de partage du pouvoir et ont survécu jusqu’à aujourd’hui.
Les auteurs ont entrepris de vérifier si le partage du pouvoir pouvait réellement réduire la violence entre des groupes en conflit. L’idée étant qu’en l’absence de partage du pouvoir, en particulier dans les systèmes de scrutin uninominal à un tour, même si une faction n’est que marginalement minoritaire, elle peut toujours se retrouver sans pouvoir. Ainsi, pour la faction perdante mécontente, l’incitation à abandonner le processus politique et à recourir à la violence est considérable. Alors que le vainqueur, qui pourrait chercher à s’arroger le pouvoir et à exclure ses rivaux, est exposé à la perspective de gouverner avec la probabilité d’une violence persistante et le risque que le résultat soit inversé lors de futures élections. Cependant, si le partage du pouvoir fournit à la faction perdante un enjeu dans le jeu politique, l’incitation à poursuivre dans une opposition violente est beaucoup moins importante.
Bien que l’argument positif en faveur du partage du pouvoir semble plausible, ce n’est pas une proposition facile à tester, car il est particulièrement difficile de faire une distinction entre corrélation et causalité. Par exemple, si le partage du pouvoir résulte du fait que l’on traite avec des personnes raisonnables, ce sont peut-être les personnes raisonnables qui produisent tout l’effet bénéfique, et non le partage du pouvoir en soi.
Les auteurs ont trouvé une situation idéale pour tester empiriquement leurs idées. L’Irlande du Nord a une longue histoire de violence sectaire entre les nationalistes en grande partie catholiques qui soutiennent une Irlande unie et les unionistes en majorité protestants qui soutiennent l’union avec le Royaume-Uni. Les troubles, qui se sont déroulés entre la fin des années 1960 et la signature de l’accord du Vendredi saint en 1998, ont fait plusieurs milliers victimes.
«En termes de pertes en vies humaines, cela signifiait 888 morts en moins dans le conflit.»
Utilisant les pouvoirs attribués par le Royaume-Uni en matière de liberté d’accès aux informations, les auteurs ont obtenu les affiliations politico-religieuses du président et du vice-président des 26 districts locaux d’Irlande du Nord entre 1973 et 2001 – généralement protestants, catholiques ou non sectaires. Si les deux étaient différents, le résultat était codé en tant que partage du pouvoir. En utilisant une analyse statistique, en examinant la ligne de tendance et en contrôlant la violence moyenne, les auteurs ont établi l’impact du partage du pouvoir sur la violence dans chaque district et l’écart de celle-ci par rapport à la violence moyenne de base. Les résultats ont clairement montré que là où il y avait partage du pouvoir, il y avait beaucoup moins de violence. D’un point de vue numérique, dans leur seul échantillon restreint, ils estiment que le partage du pouvoir a permis de réduire de 888 le nombre de décès dus au conflit.
De plus, les auteurs ont comparé des districts où les résultats étaient proches. La question de savoir s’il y aurait ou non un partage du pouvoir était plutôt aléatoire. Là encore, les districts partageant le pouvoir ont enregistré moins de violence que ceux où il n’y avait pas de partage du pouvoir.
Comme l’indique le Prof. Rohner, ces résultats ne sont pas forcément transposables à d’autres situations où les circonstances socio-économiques sont très différentes. Néanmoins, le principe fondé sur les faits demeure vrai; le partage du pouvoir a un effet très important sur la réduction de la violence entre factions.
Il se peut que certains se félicitent des résultats tout en s’interrogeant sur leur valeur dans la pratique. Après tout, lorsqu’une faction particulière obtient le pouvoir, que ce soit par des moyens démocratiques ou autrement, la tentation est d’exercer le pouvoir de manière indépendante et d’exclure les factions opposées. Toutefois, comme le souligne Dominic Rohner, on peut envisager un éventuel compromis. L’exercice isolé du pouvoir n’éliminera pas les tensions et risque d’exacerber la violence. Ces tensions et leurs effets négatifs peuvent persister pendant des décennies, voire des siècles. De plus, la faction majoritaire peut être minoritaire lors d’une élection future. Alors que, comme le montre la situation en Suisse, le partage du pouvoir dans un bon esprit peut créer une paix et une prospérité durables.
L’intervention directe de la communauté internationale pour prévenir les conflits civils et régionaux n’a pas toujours eu l’effet escompté. Cependant, pour les décideurs politiques, les gouvernements et les institutions intéressés par la réduction des conflits civils et régionaux, les travaux de Rohner et Mueller fournissent des preuves empiriques solides des avantages qu’il y a à influencer les factions opposées pour qu’elles mettent en œuvre un partage du pouvoir en toute bonne foi dans la mesure du possible.
Papier de recherche: Müller, H. & Rohner, D. (2017). Can Power-Sharing Foster Peace? Evidence from Nothern Ireland