Par la reconstruction de l’architecture philosophique sous-jacente à l’économie politique et sociale de Léon Walras, par l’étude des critiques que Pareto lui adresse et par l’analyse critique de la tradition parétienne, le projet vise à établir des conditions de possibilité d’un renouvellement de l’étude objective des normes en économie.
Depuis au moins un siècle, sous l’influence d’une philosophie positiviste des sciences très en vogue dans la première moitié du vingtième siècle, un grand nombre d’économistes ont soutenu que l’économie devait, en tant que discipline scientifique, se dégager de tout présupposé normatif et renoncer à toute analyse des normes. Selon ces économistes, les normes et les valeurs relèvent du domaine des préférences purement subjectives et il est impossible de les analyser scientifiquement. Ainsi, toute comparaison interpersonnelle d’utilité est à bannir de la science économique, qui doit donc s’abstenir de porter des jugements normatifs sur les choix des politiques publiques et sur la manière dont les choix individuels sont coordonnés. Tout effort visant à éclairer les discussions publiques sur ces choix doit être considéré du point de vue de la science économique comme infondé. Du point de vue de l’histoire de la pensée économique, le passage du cardinalisme à l’ordinalisme est une étape fondamentale dans cette réduction du champ disciplinaire de la science économique, qui est initiée par Vilfredo Pareto à Lausanne, au début du siècle passé.
Bien qu’un nombre non négligeable d’économistes et de philosophes aient critiqué cette position et souligné le rôle central des présupposés normatifs dans les études économiques, cette position reste largement majoritaire au sein des études universitaires en économie. Cependant, plusieurs problèmes sociaux urgents, notamment la crise écologique et la montée des inégalités, de même que les transformations socio-économiques nécessaires pour relever ces défis, ont montré la nécessité d’un examen approfondi et rigoureux de la question de la coordination des activités individuelles et de l’évaluation des choix individuels et collectifs. Ces problèmes font régulièrement l’objet de débats publics, et de nombreux·ses acteur·trice·s tentant de proposer des solutions impliquant des transformations majeures des structures économiques. Par leur refus de proposer des évaluations rigoureuses des questions ayant des implications normatives inévitables, les économistes n’ont pu prendre part à ces débats ou y apporter des contributions détaillées autant qu’ils l’auraient pu.
Depuis un siècle et demi, l’économie a pourtant développé toute une série d’outils théoriques susceptibles d’apporter un éclairage significatif sur des enjeux importants liés à ces débats. Ce projet vise à réactiver et à développer quelques-uns de ces outils, en remontant aux travaux du fondateur de l’École de Lausanne, Léon Walras. L’étude critique du désaccord crucial entre Walras et Pareto au sujet des fondements, des tâches et de la portée de la science économique permet de saisir les enjeux essentiels liés au rôle spécifique des considérations normatives en économie. En outre, lorsque l’on admet le rôle central que jouent les considérations normatives dans toutes les questions sociales majeures, il devient nécessaire de trouver des cadres satisfaisants permettant d’évaluer et de justifier les normes et les valeurs sur des bases objectives, précisément afin de pouvoir réfuter la position positiviste qui réduit toute évaluation et analyse des normes au domaine des préférences et des croyances subjectives.
Afin de fonder objectivement l’étude théorique des normes et d’intégrer rigoureusement les considérations normatives dans les analyses économiques, nous allons suivre Walras lorsqu’il affirme la nécessité de développer au préalable une analyse systématique des caractéristiques les plus essentielles des êtres sociaux et des spécificités épistémologiques des sciences qui les étudient. La reprise systématique du projet walrasien peut nous aider à articuler les plans ontologique, épistémologique et théorique dans un cadre qui permettrait une approche rigoureuse pour étudier la normativité. Grâce à ce cadrage walrasien, nous allons également associer des travaux récents en économie normative (théorie du choix social, approche des capabilités), en épistémologie des sciences sociales et en ontologie sociale, pour proposer, sinon un cadre théorique à part entière, du moins les conditions de possibilité d’un renouvellement de l’étude objective des normes en économie.
Le projet débute en octobre et se déroule sur 4 ans, avec l’engagement de trois doctorant·e·s et d’un·e chargé·e de recherche.
Roberto Baranzini (Prof. à l’Institut d’études politiques et membre du Centre Walras Pareto) et Sina Badiei (Centre Walras Pareto de l’UNIL & Université de Strasbourg)