Santé publique et monopoles privés : le rôle de l’industrie pharmaceutique suisse dans la régulation internationale des médicaments (1959-1985)
Après avoir consacré son mémoire de maîtrise en science politique à l’histoire du patronat ouest-allemand durant la construction européenne, Paul Turberg a poursuivi ses études en réalisant une thèse de doctorat à l’Université de Lausanne sous la direction de la professeure Janick Marina Schaufelbuehl en tant qu’assistant-diplômé. L’étude, qui traite de l’histoire de l’industrie pharmaceutique suisse après 1945, a également reçu un financement du Fonds national suisse (FNS) grâce à une bourse « Doc-Mobility », permettant ainsi un séjour de recherche à l’Institut universitaire européen (EUI) de Florence. La soutenance de la thèse a eu lieu le 16 mai 2025.
La thèse analyse comment les grandes firmes bâloises — Roche, Ciba, Geigy et Sandoz — ont tenté d’influencer la gouvernance mondiale des médicaments à une époque où les prix et les monopoles pharmaceutiques faisaient l’objet de critiques croissantes, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. La thèse montre donc comment, depuis les années 1960, les grandes entreprises pharmaceutiques se sont construites comme des acteurs politiques à part entière des relations internationales. Elle souligne le rôle joué par les entreprises bâloises dans la création d’organisations patronales transnationales, telles que la Fédération internationale de l’industrie du médicament (FIIM), Interpat et le Dolder-Club. Ces organisations, qui rassemblent les plus grandes entreprises pharmaceutiques occidentales, permettent à l’industrie de développer ses propres canaux diplomatiques, partiellement autonomes des États, pour défendre des causes communes, telles que la propriété intellectuelle des médicaments, et pour contester les réglementations étatiques et promouvoir un ordre normatif global favorable à leurs intérêts.
À partir d’archives d’entreprises, institutionnelles et diplomatiques, cette recherche met en évidence l’importance de prendre en compte trois dimensions afin de bien saisir la problématique de la thèse. D’abord, du point de vue des acteurs concernés, on trouve la formation même du réseau transnational d’associations patronales, telle qu’elle est décrite plus haut, qui permet une action politique collective. Deuxièmement, loin de se résumer à une simple opposition binaire entre les pays industrialisés du Nord et ceux en développement du Sud, le mouvement international de contestation des monopoles pharmaceutiques dirigé contre l’industrie occidentale se déploie sur une scène mondiale. Cette scène est marquée par l’articulation, la rencontre et le renforcement de dynamiques politiques à la fois nationales et internationales. Enfin, il faut considérer les ambitions des entreprises pharmaceutiques d’influer sur les normes juridiques internationales, notamment celles qui concernent le système des brevets, ainsi que celles des opposant·es qu’elles ont rencontré (économistes, États, parlementaires, syndicats, organisations de consommateur·rices). Cette analyse s’inscrit dans une démarche visant à approfondir notre compréhension de l’histoire de la santé mondiale, de l’histoire des entreprises et du capitalisme suisse au cours de la seconde moitié du 20e siècle.
