Une délinquance de quel genre ?
Expériences et carrières des adolescent·es dans la justice des mineur·es suisse
Armelle Weil a été assistante HES à la Haute école de Travail social de Genève (HES-SO) et a réalisé son doctorat entre cette dernière et l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne. Elle a soutenu sa thèse le 8 septembre 2023, sous la co-direction d’Arnaud Frauenfelder (HETS) et Felix Bühlmann (ISS). Depuis 2023, elle est co-responsable de rédaction de la revue Nouvelles Questions Féministes, avec Christelle Hamel, Ellen Hertz, Hélène Martin et Lucile Ruault et travaille dans une ONG basée à Genève, menant des recherches sur les crises humanitaires.
En 2017, des chiffres alarmants sont transmis par le Tribunal des mineurs de Zürich, la plus grande ville de Suisse. Habituellement située autour de 15 %, il enregistre 25 % de participation féminine à la délinquance. Dans ses Une, la presse s’inquiète que le phénomène ne « gagne du terrain » (Tribune de Genève et 24 heures), de voir « toujours plus de filles délinquantes » (Le Matin), que la criminalité ne devienne le lieu de plus d’égalité des sexes : « Oui, tu peux devenir tueuse de masse », ironise Le Matin dans son édition du 8 mars, la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. La délinquance masculine n’est pas en reste : cycliquement, les médias annoncent l’arrivée de « la culture de gang » en Suisse (Le Temps), une violence masculine juvénile « en plein essor » (20 minutes), qui dénoterait un besoin grandissant « d’affirmer sa virilité » (Blick). Nous serions face aux « dérives d’une adolescence déboussolée » (RTS) : la police, les parents et la justice sont « inquiètes » (ArcInfo).
Ces quelques formulations médiatiques mettent en lumière une appréhension différente des jeunes hommes et femmes délinquantes : la crainte que les premiers le soient « encore plus » et la crainte que les secondes « s’y mettent aussi » (Slate). Le présent travail interroge sociologiquement cette distinction : adolescents et adolescentes sont-ils et elles délinquant·es « différemment » ?
Si certains mécanismes sont désormais bien documentés dans la littérature en sciences sociales, rares sont les études qui analysent conjointement délinquance des femmes et délinquance des hommes, afin de mettre en lumière la construction genrée du phénomène. C’est ce qu’explore cette thèse à partir d’entretiens avec des jeunes engagé·es dans une « carrière délinquante », articulé à leur dossier sociojudiciaire, ainsi que d’un matériau de type ethnographique de la chaîne pénale en Suisse romande.
En articulant les théories interactionnistes et féministes, les analyses montrent que le processus au travers duquel les jeunes « s’engagent » dans la délinquance repose sur une distinction de genre qui s’accentue et se reproduit au fil du temps. Cette distinction se manifeste non seulement dans les pratiques (le type de délits commis, leur contexte, la dimension collective ou non), mais aussi dans les discours des jeunes et les « motifs » qu’elles·ils proposent pour (s’)expliquer leurs actes.
Tendanciellement, il ressort des analyses que les adolescents s’inscrivent dans une délinquance collective, les mettant en compétition pour des ressources hégémoniques (physique, économique, de statut…), alors que les adolescentes font carrière de manière solitaire, plus souvent en réaction aux instances de contrôle sociopénales. Lorsque les adolescent·es sont repéré·es par la justice des mineur·es, elles et ils détiennent ainsi des ressources inégales : par exemple les jeunes hommes sont familiers du corps policier, alors que les jeunes femmes connaissent davantage la justice civile et le corps thérapeutique. Sur la base de ces ressources, les jeunes femmes et hommes ne « naviguent » pas de manière similaire dans la justice – elles·ils développent des stratégies, des comportements, des discours différents auprès des
professionnel·les. Cela contribue à forger un traitement pénal différencié, qui vise à soigner et « discipliner » les jeunes femmes, à punir et « insérer » les jeunes hommes.
Finalement, ce travail montre que les trajectoires pénales se fondent aussi sur des ressources culturelles, scolaires et socioéconomiques, qui permettent aux jeunes de s’accommoder (ou non) de l’intervention de la justice, voire d’en tirer des bénéfices et pouvoir penser une sortie de la délinquance.