Yi-Tang Lin est née et a grandi à Taiwan. Après avoir étudié la sociologie à l’Université Nationale de Taiwan puis à l’École Normale Supérieure (ENS)/École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été engagée en 2012 comme doctorante FNS au sein du projet Sinergia, intitulé « Patterns of transnational regulation : how networks and institutions shaped societies and markets throughout the 20th Century ». Dans le cadre de ce projet, elle a rédigé sa thèse sous la direction du Prof. Thomas David (UNIL/EPFL) et du Dr Davide Rodogno (IHEID). Elle a été assistante diplômée à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales (IEPHI) depuis 2015, et est actuellement maître d’enseignement et de recherche suppléante. Exploitant des archives en provenance de trois continents, ses recherches portent sur l’histoire de la quantification, l’histoire de la santé publique internationale l’histoire des organisations internationales au XXe siècle, en particulier sur la Chine.
Les statistiques comme une langue internationale de la santé publique ? Organisations internationales, acteurs transnationaux et agences locales dans les deux Chines de 1917 aux années 50
Basée sur des archives se situant sur trois continents, cette thèse retrace les mécanismes historiques et les contextes sociopolitiques par lesquels les statistiques sont devenues des moyens légitimes de communication avec les organisations internationales. Elle analyse également les pratiques statistiques que les différents acteurs ont utilisé pour intéragir aux niveaux international, national et local. Les fondations philanthropiques américaines jouèrent un rôle clé dans ce processus. La Fondation Rockefeller finança la Johns Hopkins School of Public Health et la Peking Union Medical College, qui formèrent un groupe d’experts en santé publique de différentes nationalités partageant les mêmes idées concernant les statistiques dans le domaine de la santé. Après leur formation, ces experts occupèrent des postes importants dans les organisations de santé, que ce soit en Chine et/ou à Genève (à l’Organisation d’Hygiène de la Société des Nations et l’Organisation Mondiale de la Santé), où ils mirent en place des pratiques statistiques en les adaptant aux conditions sociopolitiques particulières de chaque organisation. Durant l’entre-deux-guerres, les organisations internationales de santé considéraient les statistiques chacune en fonction de leur propre point de vue, sans échanger régulièrement entre elles ni chercher à intégrer les informations des autres organisations dans la construction de leurs programmes. Ainsi, malgré leur omniprésence, les statistiques n’étaient pas réellement une langue commune pour communiquer entre les organisations: les statisticiens invalidaient fréquemment leurs données statistiques en prétextant des lacunes administratives, et les donateurs évaluaient les initiatives en santé publique principalement à travers l’éloquence d’experts reconnus.
La situation évolua après la Seconde Guerre Mondiale, lorsque les vétérans des organisations de santé conçurent l’OMS comme un centre collectant des données de toutes sortes, et développèrent des pratiques statistiques avec comme objectif de faire le lien entre administration du travail de terrain, la recherche et l’élaboration des politiques publiques. Dans un tel système, les pratiques statistiques furent intégrées aux programmes de santé de l’OMS et les experts durent utiliser les statistiques pour justifier les politiques menées.
Les organisations internationales de santé ainsi que les experts de la République de Chine, qui collaboraient avec l’OMS durant cette période, utilisèrent alors les statistiques d’une manière plus sophistiquée, en sélectionnant méticuleusement les résultats statistiques qui pouvaient aller dans le sens des politiques définies, en écartant d’autres, ou en interprétant des résultats de manière à justifier la poursuite d’une politique en cours malgré des résultats préliminaires parfois peu favorables. De manière notable et contrairement à la République de Chine, ce système statistique ne fut pas prédominant en République Populaire de Chine. Celle-ci interrompit sa relation avec l’OMS en 1949 et aligna sa politique de santé publique et ses pratiques statistiques sur les préceptes socialistes, qui mettaient l’accent sur l’amélioration des conditions sanitaires à travers l’amélioration des conditions socio-économiques, en condamnant les statistiques mathématiques comme incapables de représenter la réalité des inégalités sociales.