Par Stéphanie Ginalski, Université de Lausanne
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Légende : Réseau (1-mode) des 110 plus grandes entreprises suisses en 2015. Chaque lien représente un administrateur commun entre deux firmes, l’épaisseur de lien variant en fonction du nombre de membres communs. La taille des entreprises varie quant à elle en fonction du nombre de liens avec les autres firmes du réseau. Les couleurs représentent les différents secteurs économiques.
Pendant la majeure partie du 20e siècle, les élites économiques suisses ont fait preuve d’un haut degré d’organisation collective ainsi que d’une forte mobilisation sur le plan politique. Loin de l’image de l’entrepreneur individualiste, largement valorisée dans le discours officiel libéral, les dirigeants d’entreprises se sont organisés grâce aux organisations patronales, mais également par le biais de structures moins formalisées et moins visibles, comme les ententes cartellaires ou les réseaux interfirmes, créés par les administrateurs siégeant simultanément dans plusieurs conseils d’administration. Cette forte mobilisation collective est cependant remise en question dès les années 1990, dans le contexte de la financiarisation et de la mondialisation accrue de l’économie, et de la mise en place d’un système plus axé sur la concurrence. On observe ainsi un déclin brusque et rapide des liens d’interconnexions entre les 110 plus grandes firmes suisses entre 1990 et 2010. [1]
L’analyse du réseau des plus grandes entreprises suisses en 2015 montre que ce processus de déclin s’est interrompu : la densité du réseau s’est stabilisée entre 2010 (2,1%) et 2015 (2,2%), de même que le nombre moyen de liens par entreprise (2,3).
Certaines tendances, qui ont émergé au cours des dernières décennies, persistent. Premièrement, on constate que les grandes banques, soit l’UBS et le Crédit Suisse, occupent une place nettement moins centrale que celle accaparée pendant la majeure partie du 20e siècle. Leur relative marginalité s’explique par la réorientation de leur stratégie, marquée notamment par le développement des activités d’investment banking et de gestion de fortune au détriment de l’activité de crédit, et une forte expansion sur les marchés internationaux. Ces changements de stratégie font que les banquiers se sont montrés de moins en moins intéressés à siéger dans les conseils d’administration des entreprises industrielles. Le secteur assurantiel (en vert) confirme quant à lui son nouveau rôle d’intermédiaire entre les entreprises industrielles, mais également entre les secteurs industriels et bancaires. Ainsi, la Mobiliar assurance connecte entre elles la Coop, la Banque cantonale bernoise (KBBE), la Banque cantonale bâloise (BKB) et Kaba, entreprise spécialisée dans le domaine de la sécurité.
Par ailleurs, si les liens entre les firmes industrielles sont nettement moins denses qu’ils ne l’étaient dans les années 1980, le processus d’érosion s’est interrompu, et certaines firmes continuent de partager un ou plusieurs membres avec d’autres entreprises. En tête de liste Nestlé, Rieter et Georg Fischer, qui peuvent être considérées comme les piliers du réseau interfirmes en 2015, chacune étant connectée à dix autres firmes. Certains groupes d’entreprises particulièrement interconnectées résultent de participations en capital. Ainsi, les liens autour d’Artemis (à gauche dans le réseau) s’expliquent par les participations en capital de cette dernière dans Forbo, Autoneum, Rieter et AFG Arbonia. Dans d’autres cas, les entreprises liées entre elles sont proches géographiquement, comme la Vaudoise assurance et la Banque cantonale vaudoise.
A l’inverse, 28 firmes, situées à la périphérie du réseau, ne partagent aucun membre commun avec une autre grande entreprise suisse. Le réseau 2015 vient ainsi confirmer que l’élite économique suisse n’est plus aussi cohésive qu’auparavant. Alors que certains dirigeants et certaines firmes continuent de fonctionner sur un modèle de coopération et de coordination qui repose notamment sur le réseau d’interconnexion entre grandes entreprises, d’autres se sont clairement désengagés de ce système.
Enfin, en ce qui concerne la mobilisation des dirigeants économiques sur le plan politique (non représentée sur cette figure), on compte 15 parlementaires siégeant au conseil d’administration des 110 plus grandes entreprises, contre 13 en 2010. Cette légère augmentation s’explique en partie par l’inclusion dans l’échantillon de 2015 des trois plus grandes caisses d’assurance-maladie (Helsana, CSS et Groupe Mutuel) qui comptent au total quatre parlementaires dans leur conseil d’administration.
N.B. Les données sur lesquelles repose cette analyse seront disponibles sur la base Elites suisses cet été.
[1] Pour en savoir plus, MACH, André, DAVID, Thomas, GINALSKI, Stéphanie & BÜHLMANN, Felix (2016), Les élites économiques suisses au XXe siècle, Alphil, Neuchâtel, chapitres 5 et 10.