Par Stéphanie Ginalski
Publié le 5 mars 2016 dans 24 Heures
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Souvent considéré comme un modèle de réussite, le capitalisme suisse reste étonnamment peu étudié. Or la gouvernance des grandes entreprises helvétiques a connu de profonds changements au cours du siècle passé. Le livre Du capitalisme familial au capitalisme financier? – issu d’une thèse de doctorat effectuée par l’auteure à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet du Fonds national suisse sur les élites helvétiques – revient sur ces changements en étudiant le parcours de vingt-deux grandes entreprises du secteur des machines et métaux, principale branche de l’industrie suisse au XXe siècle. Il montre la persistance méconnue du capitalisme familial, dont l’origine remonte à la Première révolution industrielle du début du XIXe siècle.
La résilience des fondateurs
Cette persistance repose en partie sur la résilience des familles fondatrices, qui engendrent parfois de véritables dynasties d’entrepreneurs. Ces dynasties mettent en place différentes stratégies pour maintenir leur position dans l’entreprise, tout en faisant preuve d’ouverture sur l’extérieur. Le cadre législatif suisse peu contraignant en matière de gouvernance d’entreprise leur permet d’émettre différentes catégories d’actions, par exemple nominatives et au porteur, et de limiter le transfert des premières. Au cours du XXe siècle, la plupart des familles utilisent ce moyen pour garder une partie ou l’ensemble des actions nominatives entre leurs mains, et accroître le capital en émettant des actions au porteur librement accessibles. Autre stratégie: les dynasties fondatrices partagent souvent la direction exécutive avec un directeur qui n’est pas membre de la famille. Il faut souligner encore l’attention portée à la formation de la relève. En effet, contrairement à une idée reçue, le fait d’être héritier ne dispense pas d’acquérir des compétences professionnelles pour gravir les échelons de l’affaire familiale. Enfin, les alliances matrimoniales jouent également un rôle important dans la passation des fonctions de pouvoir. Elles permettent notamment de transmettre l’entreprise à un gendre lorsque les héritiers masculins manquent – les femmes étant largement exclues des fonctions de pouvoir dans les grandes entreprises pendant la majeure partie du XXe siècle. Ces différentes stratégies ont permis à plusieurs familles fondatrices de survivre à l’«effet Buddenbrook» (lire ci-contre). L’entreprise vaudoise Bobst, par exemple, est aujourd’hui entre les mains de la quatrième génération depuis sa fondation en 1890 par Joseph Bobst.
Le renouvellement des familles
Mais le capitalisme familial ne se résume pas à la résistance des dynasties fondatrices. Parfois, une nouvelle famille prend le relais de la fondatrice, qui perd pour une raison ou une autre le contrôle de son affaire. Il arrive aussi qu’une famille s’établisse dans une entreprise qui n’était pas familiale à l’origine. Dans un cas comme dans l’autre, ce processus est souvent ignoré, car plus difficile à identifier: en effet, le nom de la nouvelle famille diffère généralement de celui de la firme qu’elle reprend sans l’avoir fondée. Ce renouvellement des familles joue cependant un rôle important dans la persistance du capitalisme familial au cours du siècle passé. Sur les vingt-deux firmes étudiées, huit sont en effet marquées par l’apparition de familles qui s’implantent dans l’entreprise après sa fondation. C’est le cas de la famille neuchâteloise de Coulon, qui a fondé en 1884 l’entreprise de Câbles Cortaillod, et qui prend en 1919 une participation majoritaire dans sa concurrente, la Société anonyme de Câbleries & Tréfilerie de Cossonay, fondée en 1898 par Jean Marcel Aubert. Autre exemple: la famille Turrettini, qui prend progressivement, à partir des années 1870, le contrôle de la Société genevoise d’instruments de physique, fondée en 1862 par Auguste de la Rive et Marc Thury.
Pas de révolution managériale
Les stratégies mises en place par les familles pour garder le contrôle de leur firme, ainsi que le processus de renouvellement des familles, expliquent l’absence d’une «révolution managériale» en Suisse. Par révolution managériale, on entend le processus par lequel les familles fondatrices auraient perdu, à partir de la fin du XIXe siècle et à la suite de la seconde révolution industrielle, le contrôle de leur entreprise au profit de managers extérieurs. Or, au début des années 1980, quatorze firmes sur les vingt-deux étudiées sont encore en mains familiales. Il faut attendre les années 1990, marquées par une globalisation accrue de l’économie et l’affirmation des mécanismes de marché dans le système helvétique de gouvernance d’entreprise, pour observer un déclin important du capitalisme familial. Cette période correspond à l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme, dit financier ou actionnarial. Celui-ci se caractérise par une prise de pouvoir des investisseurs institutionnels, dont l’objectif principal consiste à créer de la «valeur actionnariale» pour augmenter la rémunération des actionnaires.
Ainsi, au début des années 1990, des financiers helvétiques prennent le contrôle de Câbles de Cortaillod et lancent une offre publique d’achat (OPA) sur celle de Cossonay. L’action aboutit à la perte de contrôle de la famille de Coulon, à la fusion des deux sociétés et à l’envolée des titres en Bourse. Si le capitalisme familial décline clairement à la fin du XXe siècle, plusieurs familles ont cependant réussi à garder le contrôle de leur firme jusqu’à nos jours, comme en témoigne le cas de Bobst, ou encore celui de l’entreprise Schindler en Suisse alémanique. Ainsi, malgré l’apparition du capitalisme financier, les familles n’ont de loin pas disparu du monde de la grande entreprise.