Vers une santé intégrée

Retrouvez ici mon opinion publiée dans Le Temps du 29 juin 2023

Les directrices et directeurs d’hôpitaux universitaires suisses sont récemment intervenu·e·s dans les médias pour interpeller les autorités face à une augmentation généralisée des coûts de la santé.

En tant que Recteur de l’UNIL, ce sujet me touche. Les universités cantonales sont en effet impliquées dans cette question, car elles octroient les titres académiques en médecine et financent la formation et la recherche. Même sans être expert du domaine de la santé, deux tendances ont attiré mon attention parmi les nombreux défis auxquels nous devons faire face : le développement de la médecine de précision et la santé durable.

La médecine de précision vise à fournir des soins de santé « sur mesure » en fonction du mode de vie, du patrimoine génétique, des facteurs environnementaux et d’autres éléments propres à chacun·e. Elle devrait, a priori, devenir plus efficace, notamment grâce aux avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des technologies médicales. Les algorithmes d’apprentissage automatique nous permettent d’analyser des quantités de données médicales de plus en plus grandes (y compris les dossiers des patient·e·s et les résultats de la recherche fondamentale et clinique) afin de documenter la prise de décision. L’IA peut ainsi aider à prédire la progression d’une maladie et recommander des traitements personnalisés. Le séquençage génétique, l’imagerie médicale et l’analyse des biomarqueurs, combinés à cette capacité computationnelle grandissante, continueront également de jouer un rôle fondamental dans le diagnostic de pathologies, l’identification de thérapies ciblées et la prédiction des risques de maladie – nous le faisons d’ailleurs déjà avec le CHUV, par exemple pour anticiper la récidive tumorale ou les formes graves de COVID.

Pour y arriver, la condition sine qua non est toutefois d’avoir accès aux données, si bien que de nombreux établissements et systèmes de soins adoptent des dossiers médicaux électroniques. Mais le défi reste immense, car les oppositions sont nombreuses. C’est pour l’instant un échec en Suisse. Les considérations éthiques et les problématiques de protection de la vie privée sont en effet gigantesques, et il est crucial de se pencher sur ces questions à l’heure où la médecine de précision, l’IA, le big data et l’innovation des technologies médicales vont continuer d’évoluer. Comment proposer un stockage sécurisé et durable de masses de données au fort impact environnemental ? Comment déjouer les biais des algorithmes prédictifs, qui présentent des préjugés raciaux et genrés ? Comment utiliser de façon responsable les informations fournies par les patient·e·s, sachant qu’on ne peut garantir l’emploi qui en sera fait dans dix ans ? L’obtention d’un consentement éclairé et le maintien d’une transparence totale seront essentiels pour instaurer la confiance entre les prestataires de soins de santé et le public. En outre, si la médecine de précision, l’IA et l’accès aux données ont le potentiel de réduire une partie des frais de la santé, les coûts de mise en œuvre et la nécessité de tenir compte des considérations éthiques précitées posent eux-mêmes des défis financiers et sociétaux.

Restant optimiste quant aux possibilités offertes par les progrès de la médecine de précision, je pense cependant qu’ils doivent intégrer des dimensions plurielles et dépasser le traitement des maladies. VITAM, le Centre de recherche en santé durable de l’Université Laval, avec laquelle l’UNIL a un partenariat privilégié, nous offre vision clairvoyante en introduisant le concept de « santé durable » défini comme « un esprit sain dans un corps sain, dans un milieu de vie et un environnement sains, sur une planète en santé ». Comme l’explique Ophélia Jeanneret, cheffe du Service des sports UNIL-EPFL, qui collabore avec Jean-Pierre Després, directeur scientifique de VITAM et professeur à l’Université Laval, il ne s’agit plus d’évaluer la santé à travers la présence ou l’absence de maladies, mais de la voir comme une sorte d’indicateur de qualité de vie. Nos échanges avec le Prof. Després et le Rectorat de l’Université Laval m’ont convaincu de la nécessité de renforcer dans cette direction les travaux déjà entrepris à l’UNIL, à Unisanté et au CHUV en matière de santé durable. Comment ? En réfléchissant à des facteurs interconnectés tels que l’activité physique, la nutrition, les liens médecine-environnement ou le sommeil, qui jouent un rôle clé dans le maintien d’un mode de vie sain. J’aimerais mettre ici en avant deux de ces aspects, l’activité physique et la nutrition, via deux initiatives UNIL.

Commençons par l’activité physique. C’est évident qu’elle contribue à améliorer la santé cardiovasculaire, à renforcer les muscles et les os, et à réduire le risque de maladies chroniques comme l’obésité, le diabète et certains cancers. L’Organisation Mondiale de la Santé recommande d’ailleurs aux adultes de pratiquer au moins 150 minutes d’activité d’intensité modérée ou 75 minutes d’activité d’intensité vigoureuse par semaine. Cependant, nous pouvons questionner le fait d’imposer une norme universelle. Dans la même logique que pour la médecine de précision, il serait peut-être plus constructif de recommander une approche sur mesure pour chaque individu. C’est ce que propose le Professeur Aaron Baggish (UNIL/CHUV) dans une étude expérimentale visant à générer la première carte complète de la réponse individuelle à une dose d’exercice. Plus précisément, il suggère d’utiliser l’activité physique en conjonction avec un profilage biochimique approfondi pour examiner comment la « dose d’exercice » (le produit de la durée et de l’intensité) a un impact différentiel sur le profil biochimique du plasma humain. Un objectif fondamental de son travail sera d’examiner comment l’âge, le sexe, l’origine ethnique, la composition corporelle, l’environnement épigénétique et la modalité d’exercice impactent le résultat, ce qui permettra la prescription adaptée d’activité physique pour chaque individu.

Venons-en à la nutrition. Une alimentation saine et équilibrée influence directement la probabilité de développer (ou non) des maladies non transmissibles, comme par exemple le cancer, le diabète ou des pathologies cardio-vasculaires. Le projet From Farm to Fork and beyond: A Systemic Approach for Implementing True Cost Accounting for Food in Switzerland, mené par Dominique Barjolle (UNIL), la Professeure Murielle Bochud et le Professeur Joachim Marti (UNIL/Unisanté) en collaboration avec d’autres institutions (EPFL, E4S, HEG-FR), l’a bien compris. Son but ? Inscrire la chaîne agro-alimentaire dans la durabilité, sachant que les aliments qui ont une empreinte carbone plus faible sont aussi meilleurs pour la santé. From Farm to Fork and beyond se basera sur les données internationales existantes (notamment en termes d’années perdues par facteur de risque), les complètera grâce à la toute première enquête dédiée à l’alimentation des adultes en Suisse (menuCH), et, plus novateur encore, à des prélèvements d’échantillons de sang et d’urine chez les 6-17 ans afin de mesurer leur statut nutritionnel (menuCH-kids) sur mandat de l’OSAV. Ces éléments permettront de mieux identifier comment transformer nos habitudes alimentaires en évitant l’apparition de carences, puis de formuler des recommandations de santé publique. Selon l’équipe de recherche, l’idéal serait d’arriver à mettre sur pied un système de taxe ou de subside incitatif, et, à terme, d’augmenter le prix des produits transformés trop gras, sucrés ou salés, en rendant les aliments sains plus avantageux.

Face aux coûts croissants d’un système de santé suisse ultra-technologique (donc gourmand en énergie et en matières premières) et au vu des crises écologiques et énergétiques qui nous attendent, il semble évident qu’il nous faut modifier d’urgence notre approche de la santé. Cela ne signifie pas renoncer à notre recherche de pointe, à l’innovation dans les technologies médicales et à l’utilisation de l’IA, bien au contraire. En revanche, il faut les combiner avec des approches intégrées et préventives. Ainsi, l’UNIL investit ces enjeux avec force afin de contribuer à construire ensemble une société plus saine et plus durable, où chacun·e puisse mieux vivre au quotidien.

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