Fifty-fifty ?  

À l’occasion de cette Journée internationale des femmes 2023, je vous propose de revenir sur l’analyse salariale récemment réalisée par notre Service des ressources humaines. S’il en ressort que l’Université de Lausanne respecte le principe constitutionnel « à travail égal, salaire égal », on constate à sa lecture que les femmes gagnent en moyenne 14% de moins que les hommes. 

Pourquoi ? Simplement parce qu’elles sont encore moins nombreuses à occuper des positions de leadership (elles représentent 27.9% de notre corps professoral selon les statistiques du Bureau de l’égalité). Nous sommes loin de la parité et des objectifs de notre plan d’action EDI 2022-2026, qui vise notamment à atteindre une représentation plus équitable des hommes et des femmes dans toutes les fonctions ! Au-delà de ces faits et de la volonté affichée de mon équipe de Direction de réduire les inégalités grâce à un ensemble de bonnes pratiques, j’aimerais profiter de ce 8 mars pour donner la parole aux premières concernées. Comment les jeunes professeures recrutées par nos facultés perçoivent-elles l’environnement dans lequel elles travaillent ? Quel est leur ressenti par rapport aux mesures envisageables ? Ont-elles des critiques ou suggestions ?

Georgina King (Faculté des géosciences et de l’environnement)

Nommée professeure assistante en prétitularisation conditionnelle pour un poste de professeure associée au sein de l’Institut des dynamiques de la surface terrestre de la Faculté des géosciences et de l’environnement en août 2018, Georgina King a obtenu son Bachelor en géographie à l’Université d’Oxford et son Master en Science du Quaternaire au Royal Holloway (Londres) en 2007. Elle a ensuite réalisé un Doctorat en Sciences de la Terre à l’Université de St Andrews en Écosse (2011). Elle se définit comme une géomorphologue qui s’intéresse aux changements environnementaux du Quaternaire en mettant en relation datation par luminescence et influence du climat sur les processus de dénudation. En d’autres termes, elle aime comprendre quand les choses se passent afin de saisir pourquoi, et elle a développé de nouvelles méthodes capables de combler certaines lacunes chronologiques importantes.

D’origine britannique, Georgina King souligne à quel point le français est une langue genrée, ce qui impose davantage une pensée binaire que l’anglais. Au fond, qu’importe le genre ? Nous devrions ne pas y prêter attention. Si la situation a évolué positivement ces dernières années, la société dans laquelle nous vivons reste très conservatrice. Il est donc encore nécessaire d’œuvrer pour modifier les mentalités. À ses yeux, il s’agit à la fois de travailler sur les idées reçues (Un terrain doit-il nécessairement être épuisant ? Une femme est-elle forcément engagée au niveau junior et un homme en tant que senior ?) et de mettre en place des mesures concrètes, comme encourager les carrières duales ou imposer un horaire entre 9h et 15h pour les réunions décisionnelles. Son pire ennemi ? Le fataliste « c’est dommage, mais c’est comme ça ». Ou la jalousie larvée, qui sous-entend que les femmes seraient désormais embauchées pour leur genre et pas pour leurs compétences, ce qui nivellerait le niveau vers le bas. Un avis certainement pas partagé par le FNS ou le Conseil européen de la recherche lorsqu’ils lui ont décerné une bourse Ambizione et ERC… En ce sens, il lui paraît crucial que l’institution soutienne les femmes face aux critiques infondées afin d’éviter leur départ anticipé. Sa plus grande fierté ? Être devenue un role model malgré elle pour beaucoup d’étudiantes et de doctorantes. Elle les encourage d’ailleurs à viser haut et à interroger sans relâche les vieux schémas afin d’identifier des pistes d’amélioration.

Céline Weyermann (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique)

Professeure associée (2015) puis ordinaire (2021) en science forensique à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique, Céline Weyermann a décroché sa licence en sciences forensiques à l’Institut de police scientifique de l’Université de Lausanne en 2000, puis effectué une thèse de doctorat ès sciences à l’Institut de chimie inorganique et analytique de l’Université de Giessen (2005). Elle travaille sur de nombreux sujets, de la datation des encres à l’étude des résidus de tir en passant par la composition des traces papillaires. Elle collabore également avec plusieurs collègues sur des projets environnementaux consacrés à l’investigation des sources de micropolluants en milieux aquatiques. Transversale par essence, sa discipline lui permet des échanges réguliers avec la société civile, notamment avec les services de polices cantonales.

Si Céline Weyermann confirme qu’il y a encore une minorité de femmes qui font une carrière académique dans son champ de recherche, elle considère que son genre a peu impacté son parcours, au cours duquel elle a pu bénéficier du soutien de plusieurs mentors. Elle ne se destinait d’ailleurs pas forcément à être professeure, mais a réalisé que c’était le poste qui convenait le mieux à ses attentes et motivations. Son conseil pour ses doctorant·e·s ? Être pro-active, travailler en collaboration, imaginer en permanence un plan B et se montrer flexible lorsque les choses ne fonctionnent pas comme prévu. Rester neutre, aussi. Pour elle, une posture engagée induit des biais qui peuvent péjorer la qualité de la recherche. De manière générale, le domaine forensique attire des personnes curieuses qui ont envie d’aider la société. Cette attitude positive permet généralement de travailler sereinement entre collègues, femmes et hommes confondus. Selon elle, les mentalités ont évolué ces dernières années sur le plan de l’égalité, de la diversité et de l’inclusion. Les personnes qui l’entourent ont adapté leur façon de parler et les jeunes pères/mères de famille ont aidé à introduire plus de flexibilité dans les horaires. À ses yeux, le climat de travail et d’études à l’UNIL est généralement bon par rapport à la société et ne nécessite pas d’avoir recours à des pratiques clivantes de discrimination positive. Plus d’efforts pourraient être proportionnellement investis dans les écoles, bien avant l’arrivée dans le monde académique.

Sara Mitri (Faculté de biologie et médecine)

Professeure assistante (2017) puis associée (2023) au Département de microbiologie fondamentale de la Faculté de biologie et de médecine, Sara Mitri a décroché un Bachelor en informatique de l’Université américaine du Caire et un Master en informatique et sciences cognitives de l’Université d’Édimbourg. Elle réalise un doctorat en informatique entre l’UNIL et l’EPFL, au cours duquel elle découvre la biologie, puis un Postdoc au Center for Systems Biology d’Harvard, ainsi qu’au Département de zoologie de l’Université d’Oxford (2014). Sa recherche étudie les communautés microbiennes, leurs interactions et adaptations. Elle élabore des hypothèses théoriques et conçoit des modèles computationnels qu’elle teste sur des écosystèmes simplifiés, avec des applications possibles dans la dégradation des déchets, l’élaboration de biocarburants ou la prédiction de résistances aux antibiotiques.

Si Sara Mitri a d’abord pensé que son genre était un avantage dans un domaine où les profils féminins sont minoritaires, son opinion a évolué avec le temps : être à la fois jeune et femme impacte de manière intersectionnelle la façon dont elle est écoutée et prise au sérieux par certains collègues masculins. Pas de quoi cependant affecter sa confiance, suffisamment grande pour qu’elle parvienne à s’en distancier. Lauréate 2016 de la bourse Pro-Femme de la faculté, elle se sait privilégiée, car épargnée par les comportements problématiques sévères, dont elle a parfois été témoin. Le pouvoir et la responsabilité que lui confère son statut de professeure l’incitent désormais à réfléchir à comment améliorer les choses. Elle souhaiterait par exemple que l’institution communique davantage sur les cas inadéquats et qu’elle impose des formations de sensibilisation à toute personne en situation de leadership. De son côté, elle est consciente qu’elle doit pouvoir servir d’exemple à ses étudiantes et doctorantes et prend ce rôle très à cœur. Elle tente ainsi de leur apprendre à reconnaître leur valeur et leurs compétences, leur donne de la visibilité à ses côtés dès qu’elle en a l’occasion, propose systématiquement des candidatures féminines aux prix existants et recrute des femmes de manière proactive lorsqu’une annonce est publiée. Les biais, qu’ils soient sociétaux ou internalisés, sont encore nombreux et tenaces, et il faudra du temps pour en venir à bout… en espérant toutefois que la question du genre ne soit plus un sujet dans dix ans !

Constance Frei (Faculté des lettres)

Professeure assistante en musicologie pour la Section d’histoire de l’art de la Faculté des lettres depuis 2016, Constance Frei a obtenu un doctorat en musicologie à l’UNIGE en 2008. Elle est également violoniste, pianiste, et a tâté du métier d’ingénieure du son. Autant de cordes à son arc qui lui permettent d’allier théorie et pratique dans un poste qui l’amène à enseigner dans trois réalités bien différentes : en Lettres à l’UNIL au fil d’un dialogue interdisciplinaire avec l’histoire de l’art ou les sciences de l’Antiquité, dans le cadre du programme des Sciences humaines et sociales du  Collège des humanités de l’EPFL, ce qui lui permet d’aborder les aspects plus mathématiques de la musique en tant que discipline intégrante du quadrivium de la théorie antique, et au cœur de la HEMU, où elle dispense une musicologie axée sur l’interprétation des œuvres. Une spécificité lausannoise riche et stimulante !

Selon elle, l’intégration et la visibilité des femmes dans le milieu académique ont largement progressé ces dernières années, notamment au sein de sa faculté, qui fait figure d’exemple, puisque 44.4% des postes professoraux y sont féminins. L’UNIL a beaucoup fait pour l’inclusion. En tant qu’historienne, Constance Frei défend une posture de modification progressive des traditions et de valorisation des améliorations afin d’enraciner les acquis plutôt qu’une attitude de lutte frontale. Il est intéressant de noter que ses recherches l’ont poussée à donner de l’espace aux personnes invisibilisées par sa discipline – notamment aux femmes, qui, par exemple, récoltaient au 17e siècle les fibres pour la fabrication du papier destiné aux partitions. Impossible pour elles cependant d’avoir accès aux établissements qui leur auraient permis de devenir compositrices ! Peu de traces subsistent d’ailleurs de leur influence musicale jusqu’à l’avènement de la prima donna. Une révolution, car la scène était jusque-là interdite aux chanteuses, auxquelles on préférait les castrats… De nos jours, le monde de la musique peut se montrer à la fois genré (la harpe a une connotation féminine) et impartial, puisque les auditions à l’aveugle se sont multipliées depuis les années 70 (où les femmes ne représentaient que 6% des formations américaines, contre un tiers du Boston Symphony Orchestra et la moitié du New York Philarmonic aujourd’hui). Une pratique dont on pourrait s’inspirer en encourageant les postulations anonymisées…

Virginie Lurkin (Faculté des HEC)

Professeure assistante en prétitularisation conditionnelle au Département des opérations de la Faculté des hautes études commerciales depuis août 2021, Virginie Lurkin a obtenu un Bachelor en ingénierie de gestion à l’Université de Liège, puis un Master de la Solvay Brussels School en 2012. Elle réalise ensuite sa thèse entre HEC Liège et le Georgia Institute of Technology d’Atlanta (2016), puis un Postdoc au Laboratoire « Transport et Mobilité » de l’EPFL (2018). Elle est ensuite engagée comme Professeure assistante à l’Université de technologie d’Eindhoven avant de rejoindre HEC Lausanne. Elle met désormais sa double formation en ingénierie et en hautes études commerciales au service de projets novateurs de micromobilité (par exemple les e-cargobikes) en étudiant qui les utilise et pourquoi afin d’aider à modéliser des solutions durables de livraison et de déplacement au cœur des centres urbains.

Virginie Lurkin est lucide vis-à-vis des failles du système auquel elle appartient. Même si elle s’estime chanceuse et s’est toujours sentie à l’aise dans un milieu principalement masculin, elle remarque que la culture des hommes qui parlent entre hommes est encore bien répandue. Elle est en outre tout à fait consciente qu’elle représente le quota « femme de moins de 35 ans » lors d’événements. Une caution « bonne conscience » qu’elle accueille avec l’autodérision qui la caractérise. Avec le même humour, elle titille des collègues masculins qui déplorent qu’on n’embauche plus que des femmes (38.5% des engagements professoraux à l’UNIL en 2021). Oui, c’est frustrant de devoir penser qu’on est invitée pour son genre… et, dans le même mouvement, de voir ses capacités mises en doute. Mais pas question de tomber dans le victimisme. Pour Virginie Lurkin, il faut montrer l’exemple en proposant des modèles de femmes épanouies dans leur carrière académique, sans pour autant renier leurs passions. L’écriture, les sommets des Préalpes… Tout cela lui permet d’acquérir la distance requise pour communiquer avec son joyeux franc-parler sur ce qui ne va pas. Et il reste du travail. Comment insuffler de la confiance aux femmes en valorisant la sororité et les valeurs d’empathie et d’écoute auxquelles elles renoncent pour être prises au sérieux ? Pourquoi une jeune professeure rigolote ne pourrait-elle pas être capable ? À ses yeux, il faut rester libre, rester soi-même. Et façonner le métier « hors du moule ». À sa façon.

Cinq profils. Cinq réalités. Si les professeures précitées ont toutes en commun excellence, authenticité, conscience de leur responsabilité d’exemplarité et lucidité face aux enjeux du contexte actuel, leurs avis complémentaires et différenciés témoignent de la disparité des vécus. Impossible dans ce cas de trouver la formule magique de promotion de l’égalité capable de faire l’unanimité. Et pourtant. Dans son livre What works : Gender Equality by Design, l’économiste suisse Iris Bohnet, Professeure de politique publique à Harvard et spécialiste des biais de genre, nous recommande quelques techniques qui, comme les auditions musicales derrière un paravent, ont déjà fait leurs preuves : utiliser des canevas d’interviews prédéterminés, réfléchir au vocabulaire stéréotypé des annonces d’emploi, renoncer aux auto-évaluations, mettre en avant des role models, combattre le tokénisme ou le syndrome de la reine des abeilles, communiquer sur chaque petit pas fait en direction de l’égalité… Autant de pistes concrètes portées par notre Direction que je vous soumets ici pour réflexion, car je suis convaincu que la diversité renforce la qualité scientifique et humaine d’une institution. Que ces suggestions puissent, comme nos cinq collègues, inspirer le changement, afin que l’avenir de notre université se conjugue – aussi – au féminin !

Liens

fr_FRFrançais