Cet été, beaucoup d’entre nous ont été bouleversé·es par l’effondrement d’un glacier, consécutif à l’éboulement survenu à Blatten. En tant que scientifique en sciences de la Terre, et plus particulièrement intéressé par l’évolution des montagnes et des glaciers, c’est la première fois que je suis confronté à un événement d’une telle ampleur en direct.
Bien sûr, nous savons que de très grands éboulements se produisent parfois, allant jusqu’à former des barrages naturels sur les rivières. J’ai par exemple eu l’occasion d’étudier le cas du Yarlung Tsangpo, au Tibet, où de tels phénomènes ont eu lieu et influencé le développement d’une région où les autorités chinoises envisagent actuellement la construction d’un barrage. Au Groenland également, un gigantesque glissement de terrain a généré un tsunami et des secousses si fortes qu’elles ont été enregistrées dans le monde entier. Et pourtant, cette fois, les images de l’effondrement nous touchent particulièrement. Elles s’ajoutent à une série d’événements naturels qui affectent nos montagnes et dont la fréquence et l’intensité risquent de s’accentuer avec le changement climatique. C’est angoissant, mais nous avons aussi une chance pour appréhender ces phénomènes : ici à l’UNIL, nous bénéficions d’une expertise reconnue sur les risques et sur les impacts des événements extrêmes. J’aimerais aujourd’hui mettre en avant la parole de ces scientifiques.
Michel Jaboyedoff est Professeur à l’Institut des sciences de la Terre de la Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE) de l’UNIL. Géologue spécialiste des dangers naturels, il enseigne notamment l’étude des mouvements gravitaires et les risques environnementaux. Il nous explique ce qui s’est passé à Blatten : « Le glacier du Birch se situe dans une zone fracturée et friable. En raison d’éboulements constants dus très probablement à la fonte du pergélisol, phénomène causé par le réchauffement climatique, des millions de mètres cubes de débris se sont éboulés en quelques jours sur le glacier. La charge étant devenue trop élevée, le glacier s’est désolidarisé de la roche sous-jacente sous la pression exercée par cet énorme éboulis ». L’avalanche de roches et de glace qui s’en est ensuivie a des propriétés particulières, notamment une propagation susceptible d’atteindre une trentaine de kilomètres, comme ce fût le cas le 7 février 2021 dans la région de Chamoli (Uttarakhand, Inde). Ce genre de phénomènes n’est pas rare, mais on ne parvient pas encore expliquer pourquoi une telle amplitude est possible. Ce que l’on sait en revanche, c’est que la fréquence et l’intensité de ces laves torrentielles augmentent, ce qu’on n’avait pas anticipé. Que faire ? Selon Michel Jaboyedoff, il est primordial de lancer des études à large échelle sur ces instabilités. Certes, certaines peuvent être observées par satellite, mais toutes ne sont pas détectables par ce biais. Des approches régionales sont nécessaires pour screener les mouvements de terrain afin de mettre à jour les cartes des dangers naturels. Ce qui ne va pas forcément de soi : « En situation de crise, il faut être clair·e sur ce qu’on fait et avancer des arguments pour l’étayer. Mais le risque est fait d’erreurs… et lorsqu’elles se produisent, il faut se montrer honnête afin qu’on puisse en tirer un enseignement ». À Bondo, par exemple, où l’on a déploré huit victimes en 2017 en raison d’un éboulement majeur, les personnes en charge de la gestion des risques étaient également responsables du monitoring de la région… Sept ans plus tard, une expertise externe demandée par les proches des victimes a démontré que l’éboulement avait été précédé par de nombreux signes précurseurs qui ont été ignorés, avec pour conséquence l’inculpation de cinq personnes pour homicides par négligence. Afin de garantir une impartialité totale et de permettre aux autorités locales de prendre les meilleures décisions possibles, il est donc crucial de travailler à la fois avec les cellules locales et avec des expert·es indépendant·es.
Professeure ordinaire au Département des opérations de la Faculté des hautes études commerciales (HEC) de l’UNIL, la statisticienne Valérie Chavez-Demoulin s’intéresse quant à elle à la modélisation des extrêmes climatiques – donc des événements naturels rares à fort impact, comme les crues, les canicules, les vagues de froid ou les éboulements. Ce qui caractérise un extrême climatique, c’est à la fois sa faible probabilité d’arriver et le laps de temps relativement élevé observé entre deux occurrences. Or, force est de constater que ce type d’événements est de plus en plus fréquent, ce qui oblige à repenser leur définition même… « Il ne faut pas se voiler la face, nous allons être confronté·es à une série d’extrêmes climatiques sans précédent, particulièrement en Suisse, en raison de sa topographie ». Alors, comment les anticiper ? Impossible de prévoir la date exacte d’un effondrement comme celui du glacier du Birch. En revanche, Valérie Chavez-Demoulin explique qu’on peut en estimer le risque en développant des modèles prédictifs. Pour cela, il est indispensable de réunir autour de la table une multitude de scientifiques : en cas de crise, les décideuses et décideurs des communes et cantons doivent pouvoir s’entourer notamment de membres de l’OFEV, de MétéoSuisse, de géologues, glaciologues, géomorphologues, sismologues, climatologues, hydrologues, statisticien·nes, d’expert·es des routes, de l’énergie et de la télédétection etc., bref, du maximum de compétences possibles pour pouvoir protéger la population de façon efficace. C’est dans cette optique qu’a été créé ECCE, le Centre d’expertises sur les extrêmes climatiques de l’UNIL, qui réunit des spécialistes en sciences de l’environnement, en statistique, en actuariat et en économie pour étudier les événements climatiques extrêmes et soutenir des réponses face à leurs impacts sociaux, économiques et écologiques. Car, outre éviter les victimes, il s’agit également d’adapter nos routes ou nos bâtiments, ou encore d’en estimer les risques de détérioration, qui pourraient engendrer des coûts élevés. « On a atteint un point de non-retour. En quelques décennies, la montagne a changé, les glaciers qu’on connaissait se sont retirés pour faire la place aux cailloux. Les chutes de neige sont plus intenses et fondent plus rapidement, générant un nouveau type d’avalanches dévastatrices. Il faut sensibiliser la population et les politiques à ces nouveaux dangers. Qu’on le veuille ou non, c’est notre rapport à la nature qu’il faut repenser ».
Ces lignes m’inspirent plusieurs réflexions. D’abord, qu’il est devenu absolument fondamental de miser sur l’interdisciplinarité. Plus que jamais, ce n’est qu’en croisant les regards que nous parviendrons à trouver des solutions aux défis environnementaux de demain. Ensuite, qu’il nous faut regarder la réalité en face. Même si la littérature scientifique documentant ce genre d’extrêmes est encore lacunaire, nous ne pouvons pas attendre une preuve absolument irréfutable de l’influence du réchauffement climatique pour anticiper ses conséquences. C’est aujourd’hui qu’il faut agir, avant qu’il ne soit trop tard. Agir en admettant qu’une de nos vallées puisse être privée d’électricité et de moyens de communication pendant plusieurs jours, comme ça a été le cas à Zermatt. Agir en comprenant que c’est à nous de réapprendre à nous adapter. Agir, aussi, en prenant conscience que limiter le nombre de victimes ne doit pas être notre seule et unique priorité. Il s’agit également de modifier le mode de développement de nos villes et régions pour éviter de potentiels désastres financiers. Comme le rappelle le Professeur James Jackson, du Département des sciences de la Terre de l’Université de Cambridge : « In earthquake-prone developed countries like Japan and New Zealand, even severe earthquakes cause very few deaths – they are mainly stories of economic loss. The design of buildings in these countries is regulated to ensure they are as earthquake-proof as possible, in preparation for the unexpected1». Dans un pays comme la Suisse, où les laves torrentielles, glissements de terrain ou autres catastrophes climatiques font la une des journaux année après année, il nous faut impérativement prendre les devants et concevoir des mesures préventives impactantes afin de garantir la viabilité à long terme de notre système économique.
Pour aller plus loin
Colloque « Rock slope and gravity 2025 » (RSG-2025), du 26 au 28 novembre 2025 : Forecasting and Modelling Large Rock Slope Failures in a Changing Mountain Environment, organisé par Michel Jaboyedoff et le Groupe Risque de l’Institut des sciences de la Terre de la FGSE (UNIL)
Centre d’expertise sur les extremes climatiques de l’UNIL (ECCE)
Café scientifique : « Quand la montagne s’effondre : causes et leçons de la catastrophe de Blatten » le jeudi 30 octobre 2025 au Palais de Rumine, organisé par la Société Vaudoise des Sciences Naturelles.
- Lire à ce sujet l’interview de James A. Jackson, Professeur à l’Institut des sciences de la Terre de l’Université de Cambridge, sur : https://www.cam.ac.uk/stories/earthquakes-without-frontiers ↩︎