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Analyses et métaréflexions

Les concepts itinérants peuvent-ils vraiment voyager ? Difficultés de traduction en contexte académique

La traduction de textes académiques constitue un élément essentiel de la circulation d’idées et donc de notions et de concepts. Ces derniers, produits dans certains contextes culturels et linguistiques, s’appliquent souvent au-delà de ces cloisons et sont généralement considérés comme des outils de réflexion partageables. Mieke Bal ([2002] 2023) les décrit comme « les outils de l’intersubjectivité [qui] facilitent le débat parce qu’ils forment un langage commun, un socle » (p. 47). Les concepts seraient une condition du dialogue et de la mise en relation des discours. Tout en jouant un rôle important dans la construction d’une réflexion interpersonnelle et, idéalement, interculturelle et interlinguistique, les notions et concepts présentent toutefois la même difficulté que tout autre mot au moment de leur traduction – voire suscitent un plus grand embarras encore, étant donné l’attention soutenue dont ils font souvent l’objet. Barbara Cassin a illustré ce paradoxe avec le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles(2004), un ouvrage qui exemplifie la difficulté de faire circuler des concepts entre les langues en même temps que le caractère néanmoins ordinaire de cette circulation.

La traduction académique doit porter une attention particulière aux notions et concepts sur lesquels se fondent certaines réflexions entières. C’est le cas de certains domaines particulièrement techniques comme la narratologie. Cette dernière discipline connaît des configurations notionnelles assez délicates et difficiles à traduire, y compris entre le français et l’anglais, alors même que les deux espaces linguistiques et théoriques ont beaucoup échangé. Les termes d’« histoire », de « récit » et de « narration » peuvent a priori paraître équivalents de « story », « narrative » et « narration », d’autant plus que les travaux de Gérard Genette – qui, parmi d’autres, fait un usage intensif de cette triade en français – ont été traduits et sont fréquemment cités en anglais. Pourtant, les réalités recouvertes par ces trois termes en anglais ne correspondent pas toujours exactement à celles qui sont pensées par Genette. Un exemple devrait nous en convaincre, en même temps que nous réjouir : la difficulté que pose la traduction des notions et concepts offre aussi l’occasion d’en clarifier les usages ou de les assouplir – et cet assouplissement ne travaille pas toujours contre la possibilité d’un dialogue, parfois limitée par des usages trop rigides ou hermétiques.

Dans son livre Literary Journalism and the Aesthetics of Experience (2016), John Hartsock analyse le statut et les effets du journalisme littéraire, genre marginal et peu étudié s’il en est. Il applique les concepts narratologiques anglophones à des auteurs américains ayant réfléchi à la narration journalistique et son ouvrage semble cohérent à cet égard. Cette cohérence provient aussi de l’utilisation d’un système notionnel complexe et dense. John Hartsock cite Gérard Genette au moment de définir un « narrative », mais il semble que le sens de la triade « histoire », « récit » et « narration » connaît en anglais un déplacement subtil et surtout non signalé, ce qui peut générer des difficultés de compréhension chez les lecteurs et lectrices francophones de Gérard Genette.

La mobilisation du storytelling – terme rarement traduit en français, qui se trouve à la frontière entre récit et narration et qui est régulièrement utilisé pour insister sur l’aspect commercial du produit fini – permet notamment de décharger les deux derniers termes d’une partie de leur étendue sémantique. De même, en français, John Hartsock a composé un néologisme par l’articulation de deux notions habituellement distinguées, celles de narration et de description, avec le journalisme « narra-descriptif ». Ce rapprochement permet de représenter un type de récit dont John Hartsock constate l’usage intensif dans l’industrie journalistique. L’inexistence (ou l’usage marginal) de certaines notions qu’il mobilise en anglais dans la tradition francophone rend la traduction complexe. La traduction systématique des pseudo-équivalences – « story » en histoire,« narrative » en récit,« narration » en narration – s’avère insatisfaisante et c’est la nuance qui prévaut lorsque l’équivalence faillit. En parlant d’un reportage de Georges Orwell, John Hartsock explique par exemple :

He acknowledges, then, that he engages in digressive exposition but only in order to inform the subsequent narra-descriptive story. And indeed he does, because after the expository chapter he returns to his extended narra-descriptive intent. (p. 13-14).

Le terme « story », soit « histoire », apparaît. Or, la formule « narra-descriptive story » résiste à cette traduction par « histoire ». Une histoire « narra-descriptive » n’aurait en effet pas de sens en français, dans la mesure où l’on ne peut pas lui attribuer des « intentions descriptives » ou « narratives » – si l’on retient la définition donnée par Tzvetan Todorov ([1966] 1981) et reprise par la quasi-totalité des narratologues francophones, selon qui l’histoire est une « abstraction » qui « n’existe pas en soi », car elle « est toujours perçue et racontée par quelqu’un » ; elle « n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes » (p. 133), mais en tant que représentée par le biais d’un récit produit par un acte de narration. On pourrait alors être tenté de rendre « story » par « récit » – contre la lettre du texte, mais conformément à son esprit –, et bien que « récit narratif » apparaisse comme redondant :

Il reconnaît son engagement sur une pente d’exposition digressive, mais seulement pour contextualiser le récit narra-descriptif ultérieur. Et, en effet, il contextualise puisqu’il retourne immédiatement à l’intention narra-descriptive après le chapitre expositoire.

Ce faisant, sommes-nous en train de corriger l’auteur, avec le risque de modifier sa pensée en y introduisant une rigidité étrangère (voire même une erreur d’appréciation quant au sens des termes utilisés en anglais) ou nous confrontons-nous à un vrai problème de traduction, que la permutation de deux termes résout en français ? Il n’y a pas de réponse évidente à cette question.

La définition donnée par John Hartsock peut permettre de comprendre ces difficultés. Lorsqu’il établit les notions essentielles à sa réflexion et qu’il cite Gérard Genette, il décrit le récit comme suit : « I draw here from narratology and use one of the most basic of widely accepted definitions of narrative, meaning “a sequence of events” » (p. 10). Pourtant Gérard Genette, dans « Frontières du récit » ([1966] 1981), définit le récit comme « la représentation d’un événement ou d’une séquence d’événements » (p. 152, je souligne). John Hartsock mentionne donc une définition de manière tronquée, en faisant correspondre le récit aux événements eux-mêmes et non à leur représentation – distinction qui fonde pourtant la logique de la triade chez Genette. Est-ce une inadvertance ou une différence théorique essentielle à la réflexion du critique américain ? Dans le second cas, celle-ci participe-t-elle d’un système notionnel plus complexe, qui intègre des concepts indigènes à la réflexion anglo-américaine ? Dès lors, ne faudrait-il pas laisser une part d’étrangeté à ces notions en les traduisant de manière littérale ? En même temps, le texte français apparaitrait sans doute difficile à lire, imprécis dans le cadre théorique francophone – et il vaudrait mieux, de ce point de vue, faire correspondre à chaque occurrence des notions son équivalent sémantique apparent, quitte à traduire « story » par des termes différents : parfois par « histoire », parfois par « récit ». Aucune solution ne s’impose d’elle-même.

Quoi qu’il en soit de l’option choisie, l’opération de la traduction permet d’interroger l’utilisation parfois figée de certains concepts et notions. Si elle loue leur pouvoir fédérateur, Mieke Bal ([2002] 2023) rappelle en effet que « les concepts ne sont ni fixes ni sans ambigüités » (p. 48). Ceux-ci portent en eux une part de flou. Régulièrement pas assez explicités (si bien qu’on ne sait quel terme sélectionner pour les traduire) ou trop précis (si bien qu’aucun terme ne semble convenir), ils cristallisent certains enjeux de la traduction académique. En même temps, l’opération de traduction permet peut-être, dans certaines circonstances, d’explorer ces ambigüités et de remettre du jeu dans cette fixité – et dès lors de repenser non seulement ces notions, mais encore les réalités qu’elles recouvrent. La traduction comme voyage géographique et linguistique apporte ainsi une plus-value qui ne se résume pas à la mise en circulation internationale des textes et des idées, mais intéresse directement leur (ré)élaboration.

Bibliographie

BAL Mieke, 2023, Concepts itinérants : comment se déplacer dans les sciences humaines (2002), trad. Cécile Dutheil de La Rochère, Dijon, Les Presses du réel.

CASSIN Barbara, (dir.), 2004, Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil.

HARTSOCK John C., 2016, Literary Journalism and the Aesthetics of Experience, Amherst, University of Massachusetts Press.

GENETTE Gérard, 1981, « Frontières du récit », Communications, no 8, « L’analyse structurale du récit » (1966), dir. Roland Barthes, Paris, Seuil, p. 152-163.

TODOROV Tzvetan, 1981, « Les catégories du récit littéraire », Communications, no 8, « L’analyse structurale du récit » (1966), dir. Roland Barthes, Paris, Seuil, p. 125-151.

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La traduction-relais dans l’horlogerie auctoriale : Mishima

En 1961, la maison d’édition Gallimard publie pour la première fois, dans sa collection « Du monde entier », la traduction en français d’un livre de Yukio Mishima, Le Pavillon d’or, cinq ans seulement après sa publication originale en japonais. À partir de cette date et jusqu’en 1970, année du suicide de Mishima, toutes les œuvres de l’auteur japonais publiées chez Gallimard sont traduites directement depuis le japonais grâce au travail de plusieurs traducteurs : Marc Mécréant, Gaston Renondeau et Georges Bonmarchand. Puis, en janvier 1972, la publication en traduction-relais du livre Confession d’un masque marque le début d’une période où toutes les traductions qui paraissent chez Gallimard se font toutes en traductions-relais, via les traduction anglaises des œuvres de Mishima – à l’exception de deux pièces de théâtre en 1983 et 1984 –, et cela jusqu’en 1989. Cette année-là, la traduction du roman Les Amours interdites est de nouveau réalisée directement à partir du japonais ; les traductions suivantes reprendront cette pratique. Il résulte ainsi que dans la proportion des œuvres de Mishima qui ont été traduites en français – moins de 10 % de son œuvre totale selon Thomas Garcin –, une bonne partie a été traduite en relais depuis les traductions anglaises, dont certaines de ses œuvres le plus populaires. Seule Confession d’un masque a été retraduite en 2019, directement depuis le japonais cette fois-ci, grâce au travail de Dominique Palmé.

Dans le domaine académique et surtout dans celui de l’édition, et alors même qu’elle est très courante en pratique, la traduction-relais souffre d’une image négative qui participe bien souvent à sa marginalisation ou à son invisibilisation. Ainsi, même s’il n’existe à ce jour aucun document officiel et public qui en attesterait historiquement, cette période d’utilisation de traduction-relais est justifiée par la maison Gallimard comme étant motivée par le respect de la volonté propre de l’auteur :

Les textes qui constituent cet ouvrage ont été traduits du japonais en anglais. […] C’est à la demande expresse de Yukio Mishima que la traduction française a été faite d’après le texte anglais1.

Partant de cette situation, j’ai voulu dans mon travail étudier la manière dont la traduction-relais imposée par Mishima a pu jouer un rôle important, non seulement dans la circulation internationale de son œuvre mais aussi dans l’élaboration conjointe de la posture auctoriale, par l’auteur japonais, ainsi que de sa « mythification », notamment orchestrée par ses éditeurs. J’ai proposé d’envisager la traduction-relais comme une « complication », selon une analogie en partie horlogère, c’est-à-dire comme un module additionnel – pratique, technique, esthétique – qui complexifie l’architecture interne de l’œuvre de Mishima ainsi que les modalités de sa réception. Plus la montre possède de complications, plus elle demande à son constructeur une véritable virtuosité technique, et plus elle se rapproche de l’œuvre d’art. Ainsi, si l’on peut constater les inconvénients de cette pratique de la traduction-relais pour la circulation des œuvres de Mishima, on peut aussi voir qu’elle offre des avantages, justement parce qu’elle est l’un des outils de sa mythification : elle participe à le faire « auteur mondial », pour reprendre l’expression de Gisèle Sapiro (2024).

À ce titre, j’ai essayé de développer plusieurs idées. La première était d’analyser l’hypothèse selon laquelle la (demande de) traduction-relais avait pu être utilisée par Mishima comme un moyen de contrôler la réception et la vision de son œuvre à l’étranger. Exercer ainsi son droit de regard permit à Mishima de s’assurer que le texte qui servirait de base aux traductions futures, dans une langue plus proche des principales langues occidentales que le japonais, reflète fidèlement ce qu’il voulait transmettre à l’international. Ainsi, à côté de l’idée que la traduction-relais s’éloigne du texte original et le trahit d’autant plus, j’ai proposé l’hypothèse selon laquelle parfois, au contraire, elle a tendance à rester très proche du texte traduit de peur justement de trahir l’original – auquel elle n’a pas forcément accès.

Une deuxième idée que j’ai développée dans mon travail est que l’aspect de « contrôle » de la traduction-relais a permis à Mishima de reconduire des images, des pistes d’interprétations, des conceptions liées à son œuvre à l’international. Il a ainsi mené un travail sur des dichotomies, des « conjonction[s] rassurante[s] » (Thomas Garcin, 2021, p. 430), auxquelles pouvaient facilement se rattacher le public occidental. Les nouvelles de La Mort en été, recueil construit pour une publication internationale, reconduisent ainsi des images et des thèmes pour lesquelles Mishima était déjà reconnu mondialement.

Finalement, une dernière idée que j’ai développée, liée à la posture auctoriale, est que la mise en place de la traduction-relais a participé – dans une certaine mesure et entre autres éléments – à un phénomène de brouillage de la frontière entre l’identité réelle de Mishima et ses identités fictionnelles – théâtrales, romanesques, médiatique, cinématographique, etc. – et à fortiori à la création d’un « mythe » Mishima.

Il me semble que la traduction-relais, envisagée comme complication, offre la possibilité d’ajouter une dimension supplémentaire à la construction de la figure de l’auteur, et permet ainsi d’éclairer les phénomènes et les dynamiques de co-construction multiples de sa position. Elle constitue un mécanisme fascinant qui accentue encore l’intérêt que peut susciter l’œuvre de Mishima et toute la complexité des modalités de sa circulation à l’échelle internationale. Ce travail pourrait être approfondi par la publication de retraductions des textes de Mishima qui ont été traduits en traduction-relais ; une telle entreprise – en plus de se justifier par des considérations esthétiques – présenterait un grand intérêt pour une analyse comparée des traductions « classiques » et des traduction-relais, permettant ainsi de mieux saisir les mécanismes de la réception de Mishima et du développement de son image auctoriale à l’échelle internationale.

Bibliographie

GARCIN Thomas, « Par-delà l’exotisme : lire et traduire Mishima en France », 2021, Critique, n° 888, « Le Japon, une culture globale ? », p. 421-433.

MISHIMA Yukio, 1983, La Mort en été. Nouvelles, trad. Dominique Aury (trad.), Paris, Gallimard.

SAPIRO Gisèle, 2024, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational, Paris, Seuil, coll. « Hautes études ».

Notes

1.Commentaire de Dominique Aury dans La Mort en été.