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Multilinguismes : identité complexe et diglossie maternelle

Cette idée de Darwich, souvent citée dans la littérature sur l’exil et la pluralité culturelle, met en lumière le rôle fondateur de la langue dans la construction de soi, notamment dans les contextes de déplacement, de migration ou de contact interculturel. Le polyglottisme, faculté de parler simultanément plusieurs langues, procure parfois une certaine sérénité identitaire aux individus. Au contraire, le multilinguisme, peut être une forme de « diglossie » : si, classiquement, la diglossie désigne la coexistence, dans une communauté, de deux variétés linguistiques hiérarchisées, chacune utilisée selon des contextes sociaux et des fonctions spécifiques (Ferguson, 1991), elle se caractérise à l’échelle individuelle, par la présence simultanée de plusieurs langues chez la personne multilingue, co-présence qui se traduit en tension interne et peut mener à un « conflit de personnalité » (Ausoni, 2018, p. 38). Zeina Abi Rached l’illustre notamment dans Le Piano oriental (2015, p. 98-99). Ainsi cette concurrence entre langues premières met-elle en lumière la fragilité et la richesse de l’identité plurilingue.

Quelle est votre langue maternelle ?

Dans le cadre de l’atelier des comparatistes, j’ai moi-même produit quelques planches sur le sujet (avec des moyens limités). Mon angle d’approche, autofictionnel, partait de cette question : « Quelle est votre langue maternelle ? ». Selon le Trésor de la Langue Française, la langue maternelle est la « première langue apprise par une personne (généralement celle de la mère) ». En apparence simple, ou même dépassée parce que tout le monde n’a pas de mère, parce qu’il ne suffit pas d’avoir appris une langue en premier pour qu’elle soit une langue maternelle, au sens identitaire, ou parce qu’elle est trop genrée − il est courant aujourd’hui de lui préférer la notion de langue native, par exemple −, la question de la langue maternelle révèle cependant toute la complexité de ce qu’est une « langue-mère », une langue-racine. En l’occurrence, j’ai souhaité l’illustrer en prenant l’expression au mot, comme le présente la première des planches que j’ai produites, puisque mon identité linguistique est en effet liée de très près à la complexité de celle de ma mère. La pluralité linguistique ne désigne pas seulement la variété des langues « de » la mère, mais bien transmises « par » la mère, nuance essentielle qui souligne la notion d’initiation linguistique.

De nombreux auteurs, penseurs et artistes interrogent la complexité d’une identité façonnée par plusieurs langues et plusieurs mondes : question comparatiste s’il en est. Dans ce contexte, la bande dessinée – ici franco-libanaise, à travers les œuvres de Zeina Abi Rached, Charles Berbérian et Barrack Rima – devient notamment un médium privilégié pour mettre en évidence la complexité multilingue de l’identité. La BD libanaise s’affirme en effet par son trilinguisme (arabe, français, anglais), témoignant de la diversité culturelle du Liban. Comme le souligne Roger Feghali, « Beyrouth est une exception au sein des territoires arabes » ; « les parutions privées bénéficient d’une certaine liberté au pays du cèdre, qui est de ce fait un centre de développement pour la culture au Moyen-Orient ». Par ailleurs, Thierry Groensteen rappelle que « le système de la bande dessinée » se distingue par sa « matière de l’expression singulière », sa malléabilité et sa transmédialité (2007, p. 7). Le graphisme, les couleurs nuancées (Charles Berbérian, Une Éducation Orientale), la typographie, les dialogues, la réflexion sur la traduction (Barrack Rima, Dans le Taxi), sur l’expression des personnages et sur la mise en page (Zeina Abi Rached, Le Piano Oriental), révèlent les dimensions du langage que ni les mots seuls, ni les images seules ne sauraient entièrement exprimer (2007, p. 11).

L’italien : une langue médiatique à influence identitaire.

Planche 2. Qu'est-ce qui fait mon identité italienne ? Les média ont-ils fait ma langue ? On voit le portrait d'un visage en affichage analogique de vieille télévision ; les oreilles, les yeux et la bouche de la jeune femme sont recouverts par les logos de chaînes de télévision.

Dans mon cas, l’acquisition de l’italien s’effectue principalement par l’exposition aux médias, notamment la télévision ; elle donne lieu à un type d’apprentissage qui passe par ce que Walter Ong qualifie d’« oralité secondaire », différente de « l’oralité traditionnelle » notamment parce qu’elle est imprégnée par « la culture de l’écrit » (Spina, 2006). Cette immersion dans les chaînes italiennes, avec leur diversité de programmes, favorise un apprentissage « inconscient, spontané et naturel » (Narcy-Combes et Boughnim, 2011, §10), rendant difficile l’explicitation des règles grammaticales. Selon Kevin Gregg, « l’implicite ne serait que de l’explicite dont on aurait perdu la trace mnésique au moment de l’explicitation spontanée », la trace mnésique étant « ce qui est conservé dans la mémoire » (2001, cité par Narcy-Combes et Boughnim, 2011, §12). Ainsi, l’italien est acquis par mémorisation, contextualisation et association, souvent en lien avec le français, langue-sœur. Toutefois, l’absence de pratique familiale régulière limite la maîtrise, ce qui se traduit par un accent reconnaissable et par une utilisation parfois trop standard, marquée par la lenteur et le discours formel des locuteurs de la télévision. Ainsi l’on devient étrangère par rapport à la langue parlée de la mère, comme par rapport au pays du père.

L’arabe libanais « cassé » : entre diglossie et héritage maternel fragmenté.

Planche 3, « Comment retranscrire une langue 'cassée' ? Quelles en sont les répercussions sur le locuteur ? » Les quatre lignes représentent des interactions de la jeune femme avec ses parents, elles mettent l'emphase sur le visage désemparé de celle qui observe la langue cassée et les réflexions chacune différente de ses parents face à ce que sont leurs langues pour eux.

L’apprentissage de l’arabe libanais – langue du père – se fait dans un contexte de diglossie familiale. L’arabe dialectal, transmis principalement par ma mère « étrangère au pays », aboutit à une forme de langue « cassée », caractérisée par des erreurs de prononciation, de genre et de préposition. Cette situation est accompagnée par une autre question fondamentale : « De quelle origine es-tu ? » (on la voit posée dans Une Éducation Orientale de Charles Berbérian notamment − 2023, p. 39), qui fait attendre le récit de l’autre (Ausoni, 2018, p. 40). Par ailleurs, libanais, suisse-allemand et anglais se côtoient et créent la complexité linguistique du foyer, voire, chez les personnes, un sentiment de gêne ou de honte. Comme le souligne Carine Khoury Naja, « la disqualification de la langue première, génère une perte […] [qui] se produit à différents niveaux de l’être, sur les trois piliers qui fondent son identité : l’estime de soi, les liens affectifs et le sentiment d’appartenance » (2017, p. 171). Ainsi, la maîtrise imparfaite de l’arabe peut engendrer un sentiment de dévalorisation ou, à l’inverse, de distinction, selon le contexte social, car avoir une nationalité autre que la libanaise revêt aussi, en quelque sorte, d’« une étoffe plus brillante, plus éclatante et plus noble » (p. 170).

Le français : langue de valorisation sociale et d’insécurité linguistique

Planche 4, « Le français comme langue d'obligation, de valorisation et d'expression". Le visage d'une religieuse occupe la droite de la planche, elle énonce « Madame, votre fille devra apprendre le français pour qu'elle soit à l'aise dans son parcours scolaire ». Des illustrations de livres scolaires et reproductions de commentaires de professeurs occupent le fond d'écran. Les vignettes expliquent le rapport entretenu par la jeune fille avec le français, "terre des lettres".

Le français occupe une place particulière au Liban, fruit d’un héritage historique et social lié au mandat français et à la présence d’écoles catholiques. Mona Makki rappelle que le « franbanais » – alternance entre arabe et français – est particulièrement répandu dans les milieux chrétiens et bourgeois, où il devient un signe de prestige. L’inscription dans une école francophone privée, souvent motivée par la recherche de l’excellence éducative, favorise l’acquisition du français comme langue d’expression principale, parfois au détriment des autres langues maternelles potentielles (2021, p. 163-165). Selon Aude Bretegnier, « les sentiments de sécurité et d’insécurité par rapport à la langue et la réussite scolaire sont intimement liés » (1999, p. 227). Cette insécurité linguistique, renforcée par la conscience des normes scolaires, peut affecter la réussite dans les matières enseignées en arabe et générer un inconfort dans l’usage de la langue. Parler français devient alors un marqueur social, mais aussi une source potentielle de tension ou d’exclusion pour ceux qui ne maîtrisent pas cette langue, comme, dans une moindre mesure, pour celles et ceux qui la pratiquent par apprentissage secondaire.

Le poly-glottisme, métaphore d’une identité complexe

Somme toute, le multilinguisme, loin d’être une simple coexistence de langues, se révèle être un creuset puissant pour construire l’identité, faite de ruptures, de négociations et de renaissances. Ainsi, chaque langue acquise engage le sujet dans une redéfinition constante de soi, où l’arrachement et la renaissance coexistent (Ausoni, 2018, p. 95). L’identité, selon Dorais, est « la façon dont l’être humain construit son rapport personnel avec l’environnement » (Dorais, 2004, p. 2, cité par Laakso, 2020, p. 2) et se façonne dans l’interaction avec autrui. La langue, plus qu’un simple moyen de communication, devient alors un espace où se croisent appartenance, différence et possibilité de « devenir quelqu’un d’autre » (Julien Green, cité par Ausoni, 2018, p. 38). Les choix langagiers influencent l’identité, tout comme l’identité influence les choix de langue (Moore et Brohy, 2013). Dans ce contexte, l’autobiographie dessinée, par la fragmentation du récit en signes visuels et linguistiques, offre une représentation unique de la superposition et l’interaction des langues, ainsi que des tensions identitaires qui en résultent. Cette forme narrative met en lumière la « carte blanche » (Merhej, citée par De Giacometti et Odasso, 2023), offerte par la liberté de se construire au-delà des assignations fixes, en tirant parti de la richesse et des contradictions du multilinguisme. Loin d’être un obstacle, le plurilinguisme devient un moyen d’expression et de compréhension de soi dans un monde partagé, chaque langue participant à la construction d’un ego sum pluriel, toujours en quête de sa propre définition.

Planche 5, « Le polyglottisme, métaphore d'une identité complexe ». On voit le visage d'une jeune femme partagé en quatre langues qui forment comme des pétales autour de sa tête. « Naturellement, au fil des années, l'anglais s'ajoute au grand mélange de langues qui me composent. Somme toute, 'Moi, je suis m[es] langue[s]'. Imparfaite mais unique, polyvalente et adaptable à chaque situation.» Citation de Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite, Élias Sambar (trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 350.

Bibliographie

Œuvres citées

  • ABI RACHED Zeina (2015), Le Piano Oriental, Paris, Casterman.
  • BERBÉRIAN Charles (2023), Une Éducation Orientale, Paris, Casterman.
  • RIMA Barrack (2021), Dans le Taxi, Marseille, Alifbata.

Travaux cités

  • AUSONI Alain (2018), Mémoires d’outre-langue : l’écriture translingue de soi, Genève, Slatkine Erudition.
  • BRETEGNIER Aude (1999), Sécurité et insécurité linguistique. Approches sociolinguistique et pragmatique d’une situation de contacts de langues : La Réunion, thèse de doctorat en linguistique, Saint-Denis, Université de la Réunion. URL : https://hal.science/tel-01517920/document
  • CHRAÏBI Sylvie (2021), « L’arabe globalisé », La clé des langues, consulté le 21 avril 2025. URL : https://www.researchgate.net/publication/351391357_L’arabe_globalise
  • CHATTI Mounira (2017), « Mahmoud Darwich : ‘Je suis ma langue’ », Loxias, n° 55. URL : https://hal.science/hal-04517486
  • DE GIACOMETTI Michela et ODASSO Laura (2023), « Mettre l’intime en bande dessinée. Un dialogue avec Léna Merhej et Noémie Honein », L’Année du Maghreb, vol. 29, consulté le 30 avril 2025. DOI : https://doi.org/10.4000/anneemaghreb.11810
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