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Recherche-création sur Air de la solitude de Gustave Roud : entre poèmes et photographies


Dans le cadre de mon projet de recherche-création mené à partir du recueil Air de la solitude ([1945] 2022) de Gustave Roud, qui contient des textes et des photographies du poète, je me suis questionnée sur la place de l’image photographique par rapport au texte et à la poésie en général.

Les trente-sept textes du recueil ont d’abord paru en revue entre 1930 et 1944, accompagnés de photographies. En 1945, une édition de ces textes les rassemble en recueil, sous le nom d’Air de la solitude, aux éditions Mermod à Lausanne. Cette édition du recueil est dépourvue de photographies. Or, dans l’édition de 2022 chez Zoé à Genève, sur laquelle je travaille, des photographies sont incluses. Celles-ci « suivent le choix opéré par Gustave Roud pour accompagner ses textes parus en revue, à l’exception de celle de la page 104, l’image originale n’ayant pas été retrouvée » (p. 9). Gustave Roud est aujourd’hui reconnu en tant que poète-photographe, mais sa photographie n’a jamais été institutionnalisée de son vivant.

La réticence à publier sa photographie au même rang que ses textes poétiques peut s’expliquer en partie par la posture de Philippe Jaccottet, qui édite les œuvres de Gustave Roud après sa mort, en « la cont[enant] au seuil de l’œuvre purement poétique » (Kunz Westerhoff, 2015, p. 102). Philippe Jaccottet affirme en effet, dans un entretien mené par Antonio Rodriguez (2011), que Gustave Roud « reste d’abord un grand poète, et qu’il ne faut pas mettre ces deux formes d’expression, chez lui, sur le même plan » (p. 6). Il s’agit d’une affirmation forte, qui mérite discussion.

Air de la solitude traite de la solitude du poète, en lien avec ses tentatives de se connecter au réel grâce à des captures du paysage, médiées par l’image poétique et aussi par l’image photographique, deux types d’images que je souhaite explorer « sur le même plan », à la différence de Philippe Jaccottet. Dominique Kunz Westerhoff affirme que, « [l]oin de toute dichotomie entre l’objectif et le poétique, l’image matérielle accomplit l’image littéraire » (p. 116). L’idée d’un « accomplissement » est stimulante et on peut se demander si elle est réversible – si l’image littéraire peut aider à révéler, d’une manière ou d’une autre, l’image matérielle, en l’occurrence la photographie. Dans mon travail de création, je postule qu’un lien existe entre l’image et le texte et j’aimerais m’interroger sur les manières dont ce dernier peut mettre en évidence l’aspect poétique de la photographie.

Dans la mesure où la photographie, dans Air de la solitude, n’est pas décrite par le texte – texte que la photographie n’illustre pas de manière « littérale », même si elle permet de montrer certains lieux et figures du recueil –, ce lien entre image photographique et image textuelle se développe sur un plan sensible. On peut essayer d’approcher et de qualifier ce dernier de plusieurs manières. Celle que j’ai retenue correspond à une exploration créative, qui consiste en l’écriture de poèmes en partant de photographies tirées du recueil. Deux questions ont guidé ma recherche. D’une part, comment la poésie écrite peut-elle rendre compte du langage propre au médium photographique ? D’autre part, comment faire ressortir la dimension poétique de la photographie ? Le projet croise ainsi un intérêt pour l’intermédialité (différences texte-image) et pour la transmédialité (identités texte-image) du poétique.

Profondeur de champ

La photographie se situe en amont du premier texte, après l’épigraphe. Les réflexions autour de la mort m’ont particulièrement frappée dans ce premier texte intitulé « Présences à Port-des-Prés ». Le sujet lyrique est happé par des présences invisibles, auxquelles il se rend attentif par une posture de présence dans le paysage, « l’oreille ouverte au double abime, une main tendue à ceux qui savent et qu’un seul battement de nos cœurs arrache à l’éternel, de l’autre cherchant en vain sous la houle temporelle, comme un plongeur aveugle, à saisir ceux qui s’appellent eux-mêmes les vivants » (Roud, p. 22-23).

Après avoir lu le texte de prose poétique d’Air de la solitude pour m’imprégner de l’univers de Gustave Roud, je repars de la photographie et décide que le sujet lyrique adoptera le point de vue de la profondeur de champ. Le paysan au premier plan en train de labourer son champ est figuré dans une zone de netteté qui s’étend loin derrière lui, jusqu’au sommet du clocher du village au deuxième plan. Le contraste entre la zone de netteté et les parties supérieures et inférieures de la photographie, floues, m’ont inspirée – en lien avec le thème de la mort exploré par Gustave Roud. Ce choix d’installer la profondeur de champ comme étant une « présence » poétique permet de partir du langage propre au médium photographique et, parallèlement, de l’aborder à travers le langage du poème créé.

Je suis coupé deux fois. Les maisons s’alignent avant de révéler mon visage, le plus haut de mon corps. Presque horizon. J’aurais aimé être plus grand mais je m’étire par le ventre. S’emparant de la terre, des jus pressés à l’ancienne, des arbres et des parcelles colorées au printemps, mes bras sont infinis. L’heure du labour a raison de mon incertain rivage. Je les entends, les pas saccadés des chevaux. Je ne sens pas la main ni le chapeau sous le soleil de plomb, juste le martèlement régulier de la roue qui s’incline, au bord du lit d’herbes coupées. Partout à la fois je prête mon oreille au-devant du temps, sur le clocher qui perce le sommet de mon crâne, dans le noyau terrestre, les touffes de plus en plus floues, désorientées, prêtes à mourir. Tant et si bien que je trace une ligne entre vous et le début du ciel, que je tire ma révérence devant les présences qui s’avancent.

Le style que j’utilise rejoint en partie celui de Gustave Roud : une prose poétique descriptive et précise de l’ordinaire paysan, qui engage sur un second plan une dimension plus mystique. La profondeur de champ, s’exprimant à travers le « je », devient un paysage masculin à travers des métaphores du corps, ayant un « ventre », des « bras », un « crâne ». Des éléments visuels figés par la photographie deviennent des images poétiques mouvantes, à travers « les pas saccadés des chevaux » et « le martèlement régulier de la roue qui s’incline ». Le « lit d’herbes coupées » renvoie à la fonction iconique du « langage poétique », « dans lequel le propos des mots est d’évoquer, d’exciter des images » (Ricœur, 1975, p. 266).

Dans un article, Hans Kristian Rustad (2020) se base notamment sur le projet artistique de David Jhade Johnston, #1YearNoCam (2014-2015), que ce dernier formule en ces termes : « Chaque fois que j’aurai envie de prendre une photo, je décrirai la photo par écrit, comme si je l’avais prise. Je publierai ces écrits comme s’il s’agissait de photos » (cit. dans Rustad, § 1). Hans Kristian Rustad parle de la figuration de la perception du sujet lyrique dans le poème créé comme « ajout[ant] une qualité relationnelle au poème écrit et rév[élant] la position sujet-objet » (§ 6). Mon poème, en imposant une nouvelle configuration temporelle, rend justement compte d’un acte de perception du sujet lyrique. Celui-ci s’énonce en « je » et s’identifie au paysage. Il s’adresse à un « vous » qu’on peut imaginer être le photographe qui cadre l’image ou les destinataires de la photographie, ce qui ajoute aussi une dimension relationnelle à un autre niveau.

Lumière

Je choisis de décrire la photographie de la page 47 en abordant la notion de lumière, aspect exploré à travers la modalité visuelle de la photographie. Cette dernière clôt le texte « Lettre » adressé à Henry-Louis Mermod, dans lequel le sujet lyrique parle du mouvement répétitif de l’ordinaire paysan – mouvement qui le raccroche au temps, mais aussi à son modèle de prédilection, Fernand Cherpillod, dans le contexte de la guerre : « ce paysan éternel qui est mon ami redevient le soldat revenu l’autre jour en congé » (Roud, p. 45). La photographie fait figurer un portrait de Fernand, bien au centre, en tenue de guerre, sur son cheval.

Dans mon poème, le sujet lyrique n’adopte pas le point de vue de la lumière, cette fois-ci, mais je m’imprègne de la même manière des éléments visuels de la photographie, dans une volonté de traduire la dimension poétique de la photographie, pour tenter de retracer ce qui connecte Roud au réel grâce au paysage.

Les veines du cheval se dessinent sur sa robe luisante, comme l’écume au lever du soleil. Il tient la bride fermement, à l’arrêt. Aucune poussière ne virevolte, l’ombre, seulement, tombe à la lisère entre le chemin et l’herbe. Quand le regard se fixe sur une veine, il glisse autour, d’un degré à l’autre, du plus clair au plus foncé, du plus foncé au plus clair. Les matières sont des touches de piano, des notes différentes sur la partition. Mes yeux se posent sur la crinière, sur les étriers, sur le tissu du costume, alors je peux écouter la musique. Mais ce que fait la lumière sur les corps échappe au regard tout en donnant forme. Sur les sabots, une ligne centrale, en diagonale, qui fait voir le temps passé, l’imperfection. Au centre de l’œil grand ouvert de l’animal, un halo brillant épouse la gravité. Son maitre s’échappe de la lumière. Tenue de guerre sur le périssable, le regard au loin se perd dans le visage ensoleillé, présence diffractée.

Je souhaite capturer la dimension poétique de la photographie dans ce poème en tentant de me rapprocher du regard du photographe. Les différents sens que revêt le mot « regard » au fil du poème illustrent la transition dans la création entre un geste descriptif et un geste interprétatif. La prose poétique mise en œuvre ici tente de faire figurer les procédés d’artialisation du réel convoqués par le poète dans sa photographie, qui va bien plus loin qu’une simple description du monde paysan.

Gustave Roud fait figurer Fernand dans une pose sérieuse, où tout l’espace est occupé par sa présence concentrée, le regard qui invite à imaginer le hors champ. Le regard du photographe l’extrait de son milieu et le pousse dans un autre par les choix formels effectués, au-delà d’indices simples (comme les vêtements militaires). Pour Philippe Ortel (2002), l’« outil » de la photographie « n’est pas uniquement le médium de la représentation ; il est aussi la trame, ou le filtre à partir duquel la réalité est perçue, et il opère, de ce fait, une certaine modalisation du réel » (p. 229). De même, dans « Livres d’images » (1930), Gustave Roud parle en effet du « moment […] où l’image – l’image photographique – se sépare du sujet qu’elle représente et commence à vivre sa propre vie » (p. 2). À cet égard, on peut postuler que le travail photographique de Gustave Roud rejoint sa vision du « don du poète, qui est de ne jamais revoir mais de toujours découvrir », ainsi qu’il l’explique dans un entretien (2017, p. 23).

Revenir aux photographies et réfléchir autrement au lien texte image

En termes de dispositif final du projet, je propose de relire Air de la solitude à la lumière des poèmes créés à partir des photographies. J’espère susciter des questionnements chez le lecteur ou la lectrice, en l’invitant à dépasser une pure lecture de l’image par le texte, qui n’irait que dans un sens, pour se plonger dans les dialogues possibles entre la prose poétique de Gustave Roud et ses photographies, toujours à partir de l’image photographique pour la regarder autrement, à travers une lecture sensible.

Une citation de Roland Barthes tirée de L’Empire des signes ([1970] 2014) illustre bien la finalité de mon travail de recherche-création :

Le texte ne « commente » pas les images. Les images n’« illustrent » pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes (p. 9).

En effet, le texte de Gustave Roud dans Air de la solitude fait plus que « commenter » les images : il les prolonge dans les images du langage poétique et à travers une nouvelle temporalité. Quant aux images, elles n’« illustrent » pas simplement le texte. Il existe une dimension poétique dans le recueil qui peut être extraite de la photographie, puis lue en dialogue avec le texte de Roud.

Bibliographie

Œuvres et sources
  • JACCOTTET Philippe et RODRIGUEZ Antonio, 2011, « À Grignan, l’après-midi avec Philippe Jaccottet », La plaine, la poésie : bulletin annuel de l’association des amis de Gustave Roud, no 2, p. 3-6 ; disponible en ligne : https://www.gustave-roud.ch/documents/la-plaine-la-poesie.
  • JHAVE JOHNSTON David, 2014-2015, #1YearNoCam : https://glia.ca/2014/1YearNoCam/.
  • ROUD Gustave, 2022, Air de la solitude (1945), Genève, Zoé, coll. « Poche ».
  • ROUD Gustave, 2017, Entretiens, éd. Émilien Sermier, Paris, Fario.
  • ROUD Gustave, 1930, « Livres d’images », Aujourd’hui, no 36, p. 2.
Travaux
  • BARTHES Roland, 2014, L’Empire des signes (1970), Paris, Points, coll. « Essais ».
  • KUNZ WESTERHOFF Dominique, 2015, « “Quant à la photographie…” : d’une image à l’autre, la pratique photographique du poète promeneur », dans Daniel Maggetti et Philippe Kaenel (dir.), Gustave Roud. La plume et le regard, Gollion, Infolio, p. 101-118.
  • ORTEL Philippe, 2002, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo ».
  • RICŒUR Paul, 1975, La Métaphore vive, Paris, Seuil.
  • RUSTAD Hans Kristian, 2020, « Comme en prenant des photographies. La poésie contemporaine au-delà de l’ekphrasis moderne », trad. Philip Lindholm, Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, no 1, « L’appel lyrique : altération et altérité », dir. Antonio Rodriguez, en ligne : https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.559.


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Multilinguismes : identité complexe et diglossie maternelle

Cette idée de Darwich, souvent citée dans la littérature sur l’exil et la pluralité culturelle, met en lumière le rôle fondateur de la langue dans la construction de soi, notamment dans les contextes de déplacement, de migration ou de contact interculturel. Le polyglottisme, faculté de parler simultanément plusieurs langues, procure parfois une certaine sérénité identitaire aux individus. Au contraire, le multilinguisme, peut être une forme de « diglossie » : si, classiquement, la diglossie désigne la coexistence, dans une communauté, de deux variétés linguistiques hiérarchisées, chacune utilisée selon des contextes sociaux et des fonctions spécifiques (Ferguson, 1991), elle se caractérise à l’échelle individuelle, par la présence simultanée de plusieurs langues chez la personne multilingue, co-présence qui se traduit en tension interne et peut mener à un « conflit de personnalité » (Ausoni, 2018, p. 38). Zeina Abi Rached l’illustre notamment dans Le Piano oriental (2015, p. 98-99). Ainsi cette concurrence entre langues premières met-elle en lumière la fragilité et la richesse de l’identité plurilingue.

Quelle est votre langue maternelle ?

Dans le cadre de l’atelier des comparatistes, j’ai moi-même produit quelques planches sur le sujet (avec des moyens limités). Mon angle d’approche, autofictionnel, partait de cette question : « Quelle est votre langue maternelle ? ». Selon le Trésor de la Langue Française, la langue maternelle est la « première langue apprise par une personne (généralement celle de la mère) ». En apparence simple, ou même dépassée parce que tout le monde n’a pas de mère, parce qu’il ne suffit pas d’avoir appris une langue en premier pour qu’elle soit une langue maternelle, au sens identitaire, ou parce qu’elle est trop genrée − il est courant aujourd’hui de lui préférer la notion de langue native, par exemple −, la question de la langue maternelle révèle cependant toute la complexité de ce qu’est une « langue-mère », une langue-racine. En l’occurrence, j’ai souhaité l’illustrer en prenant l’expression au mot, comme le présente la première des planches que j’ai produites, puisque mon identité linguistique est en effet liée de très près à la complexité de celle de ma mère. La pluralité linguistique ne désigne pas seulement la variété des langues « de » la mère, mais bien transmises « par » la mère, nuance essentielle qui souligne la notion d’initiation linguistique.

De nombreux auteurs, penseurs et artistes interrogent la complexité d’une identité façonnée par plusieurs langues et plusieurs mondes : question comparatiste s’il en est. Dans ce contexte, la bande dessinée – ici franco-libanaise, à travers les œuvres de Zeina Abi Rached, Charles Berbérian et Barrack Rima – devient notamment un médium privilégié pour mettre en évidence la complexité multilingue de l’identité. La BD libanaise s’affirme en effet par son trilinguisme (arabe, français, anglais), témoignant de la diversité culturelle du Liban. Comme le souligne Roger Feghali, « Beyrouth est une exception au sein des territoires arabes » ; « les parutions privées bénéficient d’une certaine liberté au pays du cèdre, qui est de ce fait un centre de développement pour la culture au Moyen-Orient ». Par ailleurs, Thierry Groensteen rappelle que « le système de la bande dessinée » se distingue par sa « matière de l’expression singulière », sa malléabilité et sa transmédialité (2007, p. 7). Le graphisme, les couleurs nuancées (Charles Berbérian, Une Éducation Orientale), la typographie, les dialogues, la réflexion sur la traduction (Barrack Rima, Dans le Taxi), sur l’expression des personnages et sur la mise en page (Zeina Abi Rached, Le Piano Oriental), révèlent les dimensions du langage que ni les mots seuls, ni les images seules ne sauraient entièrement exprimer (2007, p. 11).

L’italien : une langue médiatique à influence identitaire.

Planche 2. Qu'est-ce qui fait mon identité italienne ? Les média ont-ils fait ma langue ? On voit le portrait d'un visage en affichage analogique de vieille télévision ; les oreilles, les yeux et la bouche de la jeune femme sont recouverts par les logos de chaînes de télévision.

Dans mon cas, l’acquisition de l’italien s’effectue principalement par l’exposition aux médias, notamment la télévision ; elle donne lieu à un type d’apprentissage qui passe par ce que Walter Ong qualifie d’« oralité secondaire », différente de « l’oralité traditionnelle » notamment parce qu’elle est imprégnée par « la culture de l’écrit » (Spina, 2006). Cette immersion dans les chaînes italiennes, avec leur diversité de programmes, favorise un apprentissage « inconscient, spontané et naturel » (Narcy-Combes et Boughnim, 2011, §10), rendant difficile l’explicitation des règles grammaticales. Selon Kevin Gregg, « l’implicite ne serait que de l’explicite dont on aurait perdu la trace mnésique au moment de l’explicitation spontanée », la trace mnésique étant « ce qui est conservé dans la mémoire » (2001, cité par Narcy-Combes et Boughnim, 2011, §12). Ainsi, l’italien est acquis par mémorisation, contextualisation et association, souvent en lien avec le français, langue-sœur. Toutefois, l’absence de pratique familiale régulière limite la maîtrise, ce qui se traduit par un accent reconnaissable et par une utilisation parfois trop standard, marquée par la lenteur et le discours formel des locuteurs de la télévision. Ainsi l’on devient étrangère par rapport à la langue parlée de la mère, comme par rapport au pays du père.

L’arabe libanais « cassé » : entre diglossie et héritage maternel fragmenté.

Planche 3, « Comment retranscrire une langue 'cassée' ? Quelles en sont les répercussions sur le locuteur ? » Les quatre lignes représentent des interactions de la jeune femme avec ses parents, elles mettent l'emphase sur le visage désemparé de celle qui observe la langue cassée et les réflexions chacune différente de ses parents face à ce que sont leurs langues pour eux.

L’apprentissage de l’arabe libanais – langue du père – se fait dans un contexte de diglossie familiale. L’arabe dialectal, transmis principalement par ma mère « étrangère au pays », aboutit à une forme de langue « cassée », caractérisée par des erreurs de prononciation, de genre et de préposition. Cette situation est accompagnée par une autre question fondamentale : « De quelle origine es-tu ? » (on la voit posée dans Une Éducation Orientale de Charles Berbérian notamment − 2023, p. 39), qui fait attendre le récit de l’autre (Ausoni, 2018, p. 40). Par ailleurs, libanais, suisse-allemand et anglais se côtoient et créent la complexité linguistique du foyer, voire, chez les personnes, un sentiment de gêne ou de honte. Comme le souligne Carine Khoury Naja, « la disqualification de la langue première, génère une perte […] [qui] se produit à différents niveaux de l’être, sur les trois piliers qui fondent son identité : l’estime de soi, les liens affectifs et le sentiment d’appartenance » (2017, p. 171). Ainsi, la maîtrise imparfaite de l’arabe peut engendrer un sentiment de dévalorisation ou, à l’inverse, de distinction, selon le contexte social, car avoir une nationalité autre que la libanaise revêt aussi, en quelque sorte, d’« une étoffe plus brillante, plus éclatante et plus noble » (p. 170).

Le français : langue de valorisation sociale et d’insécurité linguistique

Planche 4, « Le français comme langue d'obligation, de valorisation et d'expression". Le visage d'une religieuse occupe la droite de la planche, elle énonce « Madame, votre fille devra apprendre le français pour qu'elle soit à l'aise dans son parcours scolaire ». Des illustrations de livres scolaires et reproductions de commentaires de professeurs occupent le fond d'écran. Les vignettes expliquent le rapport entretenu par la jeune fille avec le français, "terre des lettres".

Le français occupe une place particulière au Liban, fruit d’un héritage historique et social lié au mandat français et à la présence d’écoles catholiques. Mona Makki rappelle que le « franbanais » – alternance entre arabe et français – est particulièrement répandu dans les milieux chrétiens et bourgeois, où il devient un signe de prestige. L’inscription dans une école francophone privée, souvent motivée par la recherche de l’excellence éducative, favorise l’acquisition du français comme langue d’expression principale, parfois au détriment des autres langues maternelles potentielles (2021, p. 163-165). Selon Aude Bretegnier, « les sentiments de sécurité et d’insécurité par rapport à la langue et la réussite scolaire sont intimement liés » (1999, p. 227). Cette insécurité linguistique, renforcée par la conscience des normes scolaires, peut affecter la réussite dans les matières enseignées en arabe et générer un inconfort dans l’usage de la langue. Parler français devient alors un marqueur social, mais aussi une source potentielle de tension ou d’exclusion pour ceux qui ne maîtrisent pas cette langue, comme, dans une moindre mesure, pour celles et ceux qui la pratiquent par apprentissage secondaire.

Le poly-glottisme, métaphore d’une identité complexe

Somme toute, le multilinguisme, loin d’être une simple coexistence de langues, se révèle être un creuset puissant pour construire l’identité, faite de ruptures, de négociations et de renaissances. Ainsi, chaque langue acquise engage le sujet dans une redéfinition constante de soi, où l’arrachement et la renaissance coexistent (Ausoni, 2018, p. 95). L’identité, selon Dorais, est « la façon dont l’être humain construit son rapport personnel avec l’environnement » (Dorais, 2004, p. 2, cité par Laakso, 2020, p. 2) et se façonne dans l’interaction avec autrui. La langue, plus qu’un simple moyen de communication, devient alors un espace où se croisent appartenance, différence et possibilité de « devenir quelqu’un d’autre » (Julien Green, cité par Ausoni, 2018, p. 38). Les choix langagiers influencent l’identité, tout comme l’identité influence les choix de langue (Moore et Brohy, 2013). Dans ce contexte, l’autobiographie dessinée, par la fragmentation du récit en signes visuels et linguistiques, offre une représentation unique de la superposition et l’interaction des langues, ainsi que des tensions identitaires qui en résultent. Cette forme narrative met en lumière la « carte blanche » (Merhej, citée par De Giacometti et Odasso, 2023), offerte par la liberté de se construire au-delà des assignations fixes, en tirant parti de la richesse et des contradictions du multilinguisme. Loin d’être un obstacle, le plurilinguisme devient un moyen d’expression et de compréhension de soi dans un monde partagé, chaque langue participant à la construction d’un ego sum pluriel, toujours en quête de sa propre définition.

Planche 5, « Le polyglottisme, métaphore d'une identité complexe ». On voit le visage d'une jeune femme partagé en quatre langues qui forment comme des pétales autour de sa tête. « Naturellement, au fil des années, l'anglais s'ajoute au grand mélange de langues qui me composent. Somme toute, 'Moi, je suis m[es] langue[s]'. Imparfaite mais unique, polyvalente et adaptable à chaque situation.» Citation de Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite, Élias Sambar (trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 350.

Bibliographie

Œuvres citées

  • ABI RACHED Zeina (2015), Le Piano Oriental, Paris, Casterman.
  • BERBÉRIAN Charles (2023), Une Éducation Orientale, Paris, Casterman.
  • RIMA Barrack (2021), Dans le Taxi, Marseille, Alifbata.

Travaux cités

  • AUSONI Alain (2018), Mémoires d’outre-langue : l’écriture translingue de soi, Genève, Slatkine Erudition.
  • BRETEGNIER Aude (1999), Sécurité et insécurité linguistique. Approches sociolinguistique et pragmatique d’une situation de contacts de langues : La Réunion, thèse de doctorat en linguistique, Saint-Denis, Université de la Réunion. URL : https://hal.science/tel-01517920/document
  • CHRAÏBI Sylvie (2021), « L’arabe globalisé », La clé des langues, consulté le 21 avril 2025. URL : https://www.researchgate.net/publication/351391357_L’arabe_globalise
  • CHATTI Mounira (2017), « Mahmoud Darwich : ‘Je suis ma langue’ », Loxias, n° 55. URL : https://hal.science/hal-04517486
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