A la mi-juin, la Fondation Gianadda consacrera une rétrospective à ce peintre, dont l’oeuvre baigne souvent dans une «inquiétante étrangeté». Ses tableaux sont aussi d’étonnants jeux de piste, dont vous devrez trouver la clé, grâce notamment aux indices livrés ici par Philippe Kaenel, enseignant en histoire de l’art à l’UNIL.
Pas de détail biographique. La meilleure façon de commencer est de dire: Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Et maintenant, regardons les peintures.» C’est, du moins, ce que Balthus répondit à la Tate Gallery, qui lui demandait, en 1968, un texte de présentation à l’occasion d’une rétrospective qu’elle lui consacrait. L’artiste, qui répugnait à tout commentaire sur son oeuvre, a cependant lâché, dans de rares interviews, qu’il essayait «de montrer le monde familier et ce qu’il y a de divin dans la nature. Peindre est une prière.»
A l’entendre, sa peinture n’avait «rien d’énigmatique». Pourtant, lorsqu’on regarde ses oeuvres ou qu’on lit des textes s’y rapportant, on rencontre immanquablement les termes de malaise, d’inquiétante étrangeté, d’énigme, de mystère très vague et diffus, d’enchantement pétrifié ou d’état d’hypnose.
«Le personnage se pose en énigme»
S’il est impossible de résumer en quelques lignes la vie et l’oeuvre – même relativement peu abondante (350 tableaux seulement) – de cet artiste, on peut se demander d’où venait ce rejet de la biographie de la part de celui qui vécut plus de vingt ans dans le célèbre chalet aux cent treize fenêtres de Rossinière (de 1977 à 2001, date de sa mort, à 93 ans).
Pour Philippe Kaenel, qui enseigne l’histoire de l’art à l’UNIL et qui a notamment écrit un article intitulé «Balthus ou les enjeux de la biographie»*, «le personnage se pose en énigme qu’il s’agit de résoudre par l’interprétation et le discours. Ce jeu assez conscient, cette tactique du silence à laquelle il n’est pas rare que des artistes se prêtent, Balthus l’a vraiment radicalisée.»
Des sujets érotiques, inquiétants et intimes
A l’origine de ce «jeu» se trouverait la relation que l’homme entretenait avec son oeuvre. «La volonté de rester en retrait par rapport à l’oeuvre date probablement de l’épisode inaugural qui a marqué sa carrière et qui l’a à la fois lancé et embarrassé», observe Philippe Kaenel. Cet «épisode inaugural» se produit en 1934, lors de sa première exposition à Paris, à la galerie Pierre Loeb – Balthus n’a alors que 26 ans. Les visiteurs y ont découvert des sujets «à la fois érotiques, inquiétants et également intimes, puisque ces toiles mettaient en scène une partie de ses amours de l’époque», poursuit le chercheur de l’UNIL.
L’exposition fit scandale, à cause notamment de la fameuse «Leçon de guitare », une toile qui n’est plus exposée depuis quarante ans (elle est actuellement dans une collection privée aux Etats-Unis) mais qui est abondamment reproduite.
C’est un tableau qui fait penser à une pietà. Empreint de dureté, il représente une femme au sein droit nu. Elle tire les cheveux d’une jeune fille, qui est allongée sur ses genoux, le bas du corps dénudé. Près du sexe extraordinairement apparent de l’adolescente, est posée la main gauche de la femme. S’il y a bien une guitare sur le sol, la scène ressemble davantage à une gestuelle à caractère sexuel qu’à un cours de musique.
Une coupure absolue entre l’oeuvre et l’artiste
«Cette dramaturgie érotique a évidemment attiré l’attention des critiques et des spectateurs sur le lien possible entre le peintre et ses sujets. Par la suite, Balthus n’a eu de cesse d’instaurer une coupure absolue entre son oeuvre et luimême », poursuit le chercheur de l’UNIL. Balthus continue pourtant à peindre des toiles représentant de très jeunes filles, habillées ou dénudées, qui produisent parfois le fameux «malaise» non pas tant à cause de leur nudité que de l’implicite qui y flotte.
«On porte aujourd’hui sur ce type d’iconographie un regard très différent, l’espace public étant complètement occupé par des affaires de pédophilie, note Philippe Kaenel. Le monde de l’art est d’ailleurs victime de cette attitude, et nombre d’artistes ont été censurés dans des expositions américaines ou même françaises pour avoir exposé des enfants nus.»
Impossible, pourtant, de regarder aujourd’hui des tableaux comme ceux de Balthus de la même manière qu’on les découvrait dans les années 1930, 1950 ou 1960, même si la pratique du peintre est évidemment bien antérieure à la polémique actuelle.
«La caresse de la guêpe matinale»
Face à l’interprétation trop érotique de ses oeuvres qui aurait pu le toucher, par effet de ricochet, Balthus a affirmé à plusieurs reprises «peindre des corps purs qu’il déclare considérer comme des anges – c’est-à-dire des figures asexuées», relève Philippe Kaenel.
La vie du peintre tend cependant à confirmer sa passion pour les corps adolescents. Et ce n’est pas le poète René Char qui lui jettera la pierre. «L’oeuvre de Balthus, a-t-il écrit, est verbe dans le trésor du silence. Nous désirons, tous, la caresse de cette guêpe matinale que les abeilles désignent du nom de jeune fille et qui cache dans son corsage la clé de Balthus.»
Pas des provocations, de la peinture
Pourtant, ce qu’il y a d’érotique dans de nombreuses toiles a été comme étouffé par les contemporains, commentateurs et admirateurs du peintre. «Ce qu’il est important de voir, reprend Philippe Kaenel, c’est comment l’artiste a réaménagé ce thème tout au long de sa carrière avec une tendance à l’euphémisation, à l’atténuation de la dimension potentiellement érotique de ses oeuvres. Les toiles plus tardives montrent des effets de texture et de géométrisation beaucoup plus importants que dans les débuts, qui tendent à souligner le travail formel. Les corps féminins deviennent de plus en plus «antinaturalistes». Ils sont impossibles, ce sont des sortes d’effigies qui renvoient à l’art primitif plus qu’à la réalité d’une nudité adolescente. C’est le cas du «Nu au foulard», avec cette jambe avancée qui fait penser à des statuettes égyptiennes, par exemple.»
Une manière de montrer qu’il ne s’agit pas d’objets de provocation ni de pulsions, mais de peinture. «Une manière, aussi, de reconstruire une carrière d’artiste à partir d’un événement inaugural qui a joué une double fonction: celle de lancer l’artiste, mais aussi de le marquer», souligne le chercheur de l’UNIL.
Des énigmes à résoudre
«Il ne faudrait pas réduire Balthus à ces sujets érotiques, nuance Philippe Kaenel. Car ce peintre n’a négligé aucun genre: scènes de rue ou d’intérieurs, paysages, natures mortes, portraits, dans lesquels il se réclame de la tradition.»
L’oeuvre de Balthus est ainsi le paradis des historiens d’art et des interprètes, ce qui a fait sa grande fortune au XXe siècle. «D’abord parce qu’il constitue ses tableaux en énigmes, comme il s’est constitué lui-même en énigme. Mais aussi parce que son oeuvre est faite de références à l’histoire de l’art en général. Elle est truffée de citations, d’emprunts, de reprises – à Piero della Francesca, Masaccio, Poussin, mais aussi à Cranach ou à Courbet. Or les historiens d’art adorent jouer au jeu du chat et de la souris, cherchant à retrouver des motifs classiques dans les toiles. Balthus leur propose ainsi des règles du jeu qu’ils suivent avec délectation.»
Un «cercle magique» d’amis et de critiques
La personnalité complexe de Balthus présente également d’autres aspects. Il s’est ainsi entouré d’une sorte de «cercle magique» d’amis et de critiques correspondant à l’idéal social et philosophique qu’il a défendu à de multiples reprises: celui de la féodalité.
«Cette forme d’aristocratisme, explique Philippe Kaenel, est un trait majeur de sa manière d’être et de peindre. Ses postures, sa carrière, ses logements, sa forme de pensée témoignent de cette volonté d’adopter une attitude de grand prince» – de même que l’ajout à son patronyme, «Klossowski», du nom «de Rola», censé l’anoblir alors que ces mots signifient simplement «du champ».
«Mais l’idéal balthusien est aussi celui du peintre quasi missionnaire: c’est Piero della Francesca, le peintre moine, celui qui vit pour sa couleur, sa peinture et témoigne de l’amour de la beauté et de Dieu à travers l’amour de la peinture.»
Peindre peu, parler peu, se faire rare
Tous les artistes se construisent une identité, mais, à la différence d’autres peintres – comme Dali, le génie fou, par exemple, avec qui il a des traits communs –, «Balthus manque singulièrement d’humour. Et ce rôle de grand singulier aristocrate produit des effets importants puisque les critiques sont obligés de jouer le jeu pour entrer en dialogue avec lui. Cette sorte d’aristocratisme s’est doublée d’une pratique de la rareté : peindre peu, parler peu, se montrer peu, se faire rare.»
Cette stratégie a été pendant longtemps couronnée de succès. Mais, «dans les dix dernières années de sa vie, les résistances de Balthus ont soudain fondu face aux pressions des biographes, face à l’explosion de sa notoriété, face à la demande de l’histoire de l’art orientée vers le grand public», a écrit Philippe Kaenel dans son article consacré au peintre.
Premières critiques, premières réponses
Alors que Balthus a plus de 70 ans, les premières analyses critiques et les biographies, autorisées ou non, apparaissent. Mais ni ces tentatives tardives, ni les interviews plus fréquemment accordées par Balthus à la fin de sa vie, n’ont suffi à élucider totalement le mystère.
«La prise de parole autobiographique de Balthus, dès le début des années 1990, constitue à mon sens un réflexe tactique de sa part face à l’histoire de l’art, face à l’Histoire qui l’a rattrapé, ajoute le chercheur de l’UNIL. La prise de parole devient un moyen, pour le peintre et son entourage, de contrer les essais d’interprétation biographique qui se développés dans les années 1980», et dont certains l’ont rendu furieux, notamment celui du critique américain James Lord intitulé «L’étrange cas du Comte de Rola», sorti en 1983.
«Il s’agissait pour Balthus, par la parole, de reprendre voix au chapitre et de rétablir une orthodoxie menacée au regard de la postérité», estime Philippe Kaenel, qui pense que «l’approche biographique de la vie et de l’oeuvre de Balthus ont encore, indiscutablement, de beaux jours devant eux».
Elisabeth Gordon
A lire:
«Balthus ou les enjeux de la biographie», par Philippe Kaenel, in coll. Legitimatione Ku?nstlerinnen un Ku?nstler als Autoritäten der Gegenwartkunst, Bern, Peter Lang, 2004, pp.19-42