Rendu célèbre par un poème de Lord Byron, Bonivard, le «Prisonnier de Chillon», est entré dans la légende au début du XIXe siècle. Mais qui était-il vraiment? Un bandit, un intellectuel, un humaniste ou un Robin des Bois? Rencontre avec Anne Faussigny, ex-assistante à l’UNIL, aujourd’hui auteur de romans historiques dont le dernier est consacré à l’une des épouses de Bonivard.
Par une belle journée de 1816, Lord Byron est en excursion sur le Léman. Il admire la nature, la pierre partout présente. Mais la tempête survient et avec elle, le naufrage. C’est donc trempé jusqu’aux os qu’il visite le château de Chillon, où le guide évoque un prisonnier enchaîné dans la crypte au XVIe siècle. L’imagination du poète s’enflamme et donne naissance au fa-meux «Prisonnier de Chillon». On raconte que Byron écrivit le célèbre poème dans la nuit qui suivit cette visite, à l’Hôtel d’Angleterre où il était descendu dans le village d’Ouchy.
«L’œuvre est très romantique. Elle alterne évocations lyriques et scènes dramatiques à plusieurs personnages. Les plus beaux passages sont ceux où Byron imagine une minéralisation du prisonnier qui, ayant accepté sa condition, devient pierre lui-même.» Pour Anne Faussigny, le prisonnier de Byron est à la fois proche et éloigné du personnage historique, François de Bonivard, dont la force de caractère hors du commun a bien quelque chose de minéral.
«Le poème connaît un immense succès, poursuit-elle, et c’est en pèlerins que les visiteurs affluent à Chillon qui inspire désormais tant les écrivains que les peintres?]: un portrait par Delacroix du prisonnier en vieillard barbu se trouve au Louvre.»
Pour le duc de Savoie, c’est un hors-la-loi
Mais qui est Bonivard? Quelles turpitudes a-t-il commises pour se retrouver enchaîné en 1530? Pour le duc de Savoie, qui cherche à le liquider pour de sombres motifs, c’est un hors-la-loi. «Noble prisonnier, François de Bonivard, lui, ne se conformera jamais à cette image, se refusant à jouer le jeu de son persécuteur. C’est ce qu’il a de fascinant», ajoute la chercheuse.
Fils de Louis de Bonivard et d’Aynarde de Menthon, François naît en 1493 à Seyssel, village des bords du Rhône. Jeune homme vigoureux et intelligent, il est gentilhomme par sa naissance et ses qualités personnelles, en premier lieu sa force d’âme. Et il en aura besoin! Sa jeunesse? «Il étudie à Turin, alors centre de la vie de cour du duché de Savoie et obtient le grade de Docteur en droit en 1512.»
A Genève, son oncle Jean-Amédée est prieur de Saint-Victor, situé sur l’actuel emplacement de l’église russe. «Le prieuré est riche, le jeune François, gai luron, y coule des jours heureux de lettré humaniste, façon Ronsard, faisant bonne chère, taquinant la muse et la garcelette», raconte la romancière. Mais la jeunesse dorée n’a qu’un temps et les ennuis commencent lorsque son oncle veut lui léguer Saint-Victor sur lequel le duc de Savoie, qui a des problèmes de trésorerie, veut faire main basse.
Une histoire rocambolesque
La suite de l’histoire, rocambolesque, est celle de la lutte de Bonivard cherchant à récupérer son bien. Jeté en prison par deux fois, il reprend la bataille juridique, après l’Edit de réformation, contre les protestants. «L’image d’un intellectuel, opposant politique, se dessine, mais il y a aussi celle du Robin des bois dans le personnage», poursuit Anne Faussigny.
Entre 1517 et 1520, il se lie avec le mouvement nationaliste populaire genevois, les Eidguenots. Ces partisans d’un rattachement de Genève à la Confédération suisse se battent contre les abus de pouvoir de l’évêque et du duc de Savoie. L’un des rebelles lance un soir à Bonivard?]: «Monsieur mon compère, par amour de la liberté de Genève vous perdrez votre bénéfice et moi la tête.» Ainsi fut fait, pour l’un comme pour l’autre.
Un jour de 1520, déguisé en moine pour quitter Genève à dos de mulet, Bonivard va chercher refuge à Echallens. En rase campagne, l’un de ses compagnons, à la solde du duc, lui met un couteau sous la gorge: il doit renoncer par écrit au fameux prieuré. Il tâte alors une première fois de la paille du cachot, dans le Pays de Gex.
Un prieuré que tout le monde s’arrache
Impossible de résumer les péripéties entourant ce prieuré que tout le monde s’arrache, y compris le pape Clément VII, qui s’en saisit au passage pour le remettre à son neveu. Bonivard va-t-il baisser les bras? Ce serait mal le connaître! A sa sortie de prison, il part à Rome réclamer son bien. Mais le ducaussi est obstiné: en mai 1530, alors que Bonivard traverse au galop les forêts du Jorat, nouveau traquenard. On le jette, ligoté, sur un mulet en direction du château de Chillon, alors place forte.
Bonivard y est certes emprisonné, mais il vit à l’étage pendant deux ans, poursuivant ses recherches sur les langues et l’histoire. Surviennent alors le duc Charles et sa femme, Béatrix du Portugal, qui le jugent trop bien traité. Sur leur ordre, Bonivard est enchaîné dans la crypte, très probablement seul contrairement aux supputations de Byron.
Il rend compte de ces quatre années dans les «Chroniques de Genève», l’oeuvre de sa vie, où il raconte avoir laissé dans la pierre l’empreinte de ses pas. «Pas d’effusions romantiques dans cette oeuvre sobre. Un homme du XVIe siècle ne dévoile pas son être intime», fait remarquer la romancière.
Sauvé par les Bernois
C’est aux Suisses, et plus précisément aux Bernois que le prisonnier doit le salut lorsqu’ils envahissent le Pays de Vaud en 1536. C’est en triomphateur – et sur une galère affrétée pour l’occasion – qu’il entre à Genève, le 27 mars.»
Bonivard a alors 43 ans. Il se convertit au protestantisme et mène jusqu’à sa mort une vie d’historien officiel, payé et logé par la Seigneurie protestante «mais bataillant là encore pour écrire une histoire moderne, rationnelle et critique et non un écrit à la seule gloire des Réformés».
Trois fois veuf, François de Bonivard se marie pour la quatrième et dernière fois en 1562, avec Catherine de Courtarvel, noble française, réfugiée huguenote. Il a 69 ans, elle en a 27 et son destin tragique se mêle à celui du jeune secrétaire de son époux. Mais ceci est une autre histoire, celle de «La Dame de la Lucazière », dernier roman d’Anne Faussigny. François de Bonivard, quant à lui, meurt à la fin de l’année 1570, à l’âge de 77 ans.
Elisabeth Gilles
En savoir plus:
Anne Faussigny donnera un cours sur «L’histoire véritable de François de Bonivard», dès septembre, à l’Université populaire de la Côte et du pied du Jura (Gymnase de Nyon).
«Les chroniques de Genève» ont été rééditées par Micheline Tripet, chez Droz, en 2001 et 2004.
«La Dame de la Lucazière» d’Anne Faussigny, à paraître à L’Age d’Homme.