Les beaux jours venus, ces serpents craints sortent de leurs abris, au grand dam des promeneurs. Les vipères vont-elles attaquer? Se cacher dans un arbre et tomber dans leur cou? Téter le pis des vaches? Non, car toutes ces histoires ne sont que des légendes que les experts battent en brèche.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles n’ont pas la cote. Prétendument dangereuses, sournoises, les vipères sont souvent présentées comme des animaux maléfiques. En témoignent de nombreuses expressions populaires, comme « vipère lubrique » ou « langue de vipère ». Sans oublier le « nœud de vipères », qui symbolise, dans le roman éponyme de François Mauriac, la réunion d’êtres unis par la haine. Et lorsqu’Hervé Bazin raconte ses rapports difficiles avec sa marâtre de mère, il intitule son récit « Vipère au poing ».
De tout temps, les mythes les plus fous ont circulé sur le compte de ces serpents. Dans l’Antiquité, le médecin grec Galien prétendait que leur chair faisait venir des poux à ceux qui en consommaient. Aujourd’hui encore, en Gruyère, on les accuse de téter le pis des vaches. Et pourtant, ce ne sont que des légendes, disent les scientifiques qui les ont étudiées de près. Mais elles perdurent, et elles contribuent à mettre cette espèce fragile en danger.
Pourquoi tant de haine
« La vipère n’est pas un animal avec lequel l’homme entretient des liens très cordiaux », reconnaît Luca Fumagalli, responsable du Laboratoire de biologie de la conservation du Département d’écologie et d’évolution de l’UNIL.
Elle souffre d’abord d’appartenir à l’ordre des serpents, des animaux mal aimés parce qu’ils rampent, se déplacent sans bruit et surprennent le promeneur.
Dans ses rapports avec les êtres humains, « cela a commencé assez mal pour le serpent », constate le chercheur en faisant référence à l’Ancien Testament. N’est-ce pas ce reptile qui, en subjuguant Eve, aurait provoqué la chute de l’Homme du paradis? Il n’en fallait pas plus pour que ces reptiles aient été assimilés au mal ou au diable et qu’ils suscitent «une peur inscrite dans l’inconscient collectif».
Des morsures efficaces…
En outre, la vipère est un animal venimeux, et, jusqu’à la mise au point de la sérothérapie, ses morsures ont longtemps fait des victimes.
« Ces animaux disposent d’un système très performant d’inoculation du venin qui rend leurs morsures particulièrement dangereuses », souligne Jean-Claude Monney, responsable romand du Karch (Centre de coordination pour la protection des amphibiens et des reptiles de Suisse). Ils possèdent un muscle qui se contracte autour de leur glande à poison, lequel est ainsi « injecté sous pression, par les dents creuses en forme de crochets qui fonctionnent comme des véritables aiguilles de seringue », explique cet homme de terrain qui a donné des cours à l’UNIL.
…et douloureuses
Il y a de quoi trembler. D’autant que, si, aujourd’hui, une fois traitées, les morsures ne sont que très rarement mortelles, elles restent très douloureuses. Jean-Claude Monney, qui en a fait l’expérience, avoue que « l’effet est assez terrible. Cela provoque une énorme enflure, des nécroses locales, on a des nausées, on a froid. On se sent vraiment si mal au point que l’on est persuadé que l’on va mourir. Il est donc facile d’imaginer que, dans le passé, ceux qui ont vu les effets de la morsure aient été très impressionnés ». Cela a très probablement contribué au rejet que suscitent ces animaux.
Une cuillère à soupe de venin
Car toutes les vipères sont venimeuses. Femelles, mâles et même vipereaux mordent pour tuer leur proie ou pour se défendre. Selon les espèces, le venin est plus ou moins toxique et il est injecté en plus ou moins grande quantité.
Dans ce domaine, la palme revient à la vipère du Gabon, dotée de crochets pouvant mesurer près de cinq centimètres et qui « injectent une quantité de venin équivalente au contenu d’une cuillère à soupe », explique Jean-Claude Monney. Ce qui n’empêche pas certains habitants de ce pays de la chasser pour consommer sa chair.
Deux espèces vivent en Suisse
Les espèces vivant en Suisse ne sont heureusement pas aussi menaçantes que la vipère du Gabon. Il n’en existe d’ailleurs que deux: les aspics (Vipera aspis) et les péliades (Vipera berus).
Les premières qui « possèdent un museau retroussé, dit le responsable du Karch, fréquentent essentiellement les versants bien exposés du Jura et des Alpes. Leur habitat s’étend des basses altitudes jusqu’à plus de 2000 mètres, à la limite supérieure naturelle de la forêt ».
Quant aux péliades, elles vivent pour la plupart dans l’est du pays, même si l’on en trouve « quelques îlots» dans les Préalpes vaudoises et fribourgeoises, ainsi que dans le Jura neuchâtelois et vaudois ».
Pas de cohabitation
Ces deux espèces sont « allopatriques, ce qui signifie qu’elles occupent des zones différentes ». Parfois, on les trouve sur les mêmes terrains, mais elles vivent alors « plutôt côte à côte qu’en cohabitation, elles sont dites parapatriques, ce qui révèle une certaine compétition interspécifique », poursuit Jean-Claude Monney.
Elles ont en outre suivi des voies distinctes lors des migrations de l’ère glaciaire, comme l’ont montré les études phylogéographiques menées par Luca Fumagalli.
Elles ont toutefois à peu près la même dangerosité pour l’être humain. « Le venin de la péliade est légèrement plus toxique que celui de l’aspic, mais ce serpent étant plus grand, il en injecte une plus grosse quantité », précise Jean-Claude Monney.
La légende des vipères noires
Et qu’en est-il des vipères noires? Seraient-elles plus dangereuses, comme le dit la tradition populaire? Non, répond Jean-Claude Monney. »D’après l’expérience que j’ai du terrain, il existe des grandes vipères noires, que l’on appelle mélaniques, qui sont très placides, alors que d’autres, normalement colorées – elles sont généralement brunes avec des zigzags noirs – sont beaucoup plus nerveuses. Les différences individuelles surpassent largement les distinctions entre les colorations ».
La menace spécifique que représenteraient les individus noirs est donc à ranger au rang des légendes qui courent au sujet des vipères.
Elles ne tètent pas les vaches
Les mythes dont ces reptiles ont fait l’objet ne manquent pas et certains circulent toujours. «En Gruyère et dans les Préalpes, certaines personnes sont encore persuadées que les vipères tètent les vaches», raconte le responsable du Karch. Lorsqu’un ruminant ne donne plus de lait, c’est donc la faute du reptile. Ces accusations sont d’autant plus étonnantes que les vipères «sont incapables de téter et qu’elles ne semblent pas aimer le lait».
On peut toutefois imaginer qu’une vipère ayant pénétré dans une écurie s’enroule sur la tétine d’une vache, dont la chaleur lui conviendrait. Ou encore qu’elle « reste accrochée à la tétine d’une vache qui se serait couchée sur elle dans un pâturage ». C’est peut-être ainsi que serait né le conte.
Elles n’attaquent pas et n’hypnotisent pas davantage
On dit aussi que ces serpents prennent une position particulière pour attaquer. Encore une erreur. « Les vipères n’attaquent pas », rappelle Jean-Claude Monney. Ce sont des animaux craintifs qui ne mordent que pour se défendre. « Si vous surprenez une vipère sur le chemin, elle peut vous faire face et souffler. Comme elle n’a pas de pattes, elle se tient lovée et dispose son cou en « S » pour projeter son corps vers vous, mais sur des distances très courtes ».
Par ailleurs, si la vipère mord ses proies – essentiellement de petits mammifères – pour les consommer mortes, elles ne les hypnotisent pas pour autant. Cette idée vient du fait que « les serpents ne peuvent pas cligner des yeux, ce qui leur donne le regard fixe ». Elle a sans doute aussi été confortée par l’attitude de certains mammifères qui « s’immobilisent lorsqu’ils détectent un danger ». Il n’en fallait pas plus pour que les studios Disney fassent de leur serpent Kaa un hypnotiseur de la jungle.
Certaines savent nager
Contrairement aux idées reçues, les vipères « ne se mettent pas en cerceau pour dévaler les pentes » précise Jean-Claude Monney, qui n’a jamais observé un tel comportement. Elles ne tombent pas non plus des arbres, car les espèces vivant en Suisse ne sont pas arboricoles.
En revanche, elles peuvent nager. Dans la réserve du Moulin-de-Vert, dans le canton de Genève, le spécialiste des reptiles se souvient avoir « vu un aspic filer entre les roseaux », comme l’aurait fait une couleuvre vipérine. Un de ses collègues suédois a aussi observé des péliades parcourir des distances de 500 mètres pour passer d’un îlot à l’autre, « ce qui prouve qu’elles peuvent nager en eau de mer ».
Cela reste toutefois l’exception. «Si l’on voit un serpent qui nage, il y a 99% de chances qu’il s’agisse d’une couleuvre collier qui, elle, se nourrit de grenouilles et de poissons.» Les baigneurs qui aiment plonger dans le Léman n’ont donc « aucun souci à se faire ».
Elles ne font pas de nid ni de nœud
Quant aux fameux nids de vipères, parfois qualifiés de nœuds, ils n’existent pas à proprement parler, dans la mesure où ces animaux ne construisent pas de nid comme le font les oiseaux. Tout au plus s’agit-il d’un amas de cinq à dix individus qui se regroupent pour mieux se réchauffer au soleil.
Ce peut être des mâles, «les premiers à sortir des abris à la fin de l’hiver», ou encore, un peu plus tard dans la saison, « des femelles gestantes qui ont besoin de beaucoup de chaleur pour le développement de leurs embryons ».
L’homme, cette menace pour les vipères
Tous ces mythes ont entretenu la peur des vipères. Leur chasse et leur élimination ont même longtemps été «encouragées», selon Jean-Claude Monney, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi sur la protection de la nature et du paysage – c’était en 1967. Désormais, les deux espèces suisses sont protégées. « Mais le premier réflexe, quand on voit une vipère, reste souvent de lui lancer un caillou, même si aujourd’hui les gens sont mieux informés et plus sensibles aux questions d’environnement et de biodiversité », constate Luca Fumagalli.
Outre leurs prédateurs naturels – des oiseaux et particulièrement des rapaces – c’est l’être humain qui a toujours présenté la principale menace pour les vipères.
Des espèces vulnérables
En drainant les zones humides et en construisant des habitations sur les versants montagneux les mieux exposés, les humains ont expulsé ces animaux de leurs milieux traditionnels. Or les vipères sont « des espèces vulnérables, car elles sont très liées à des habitats particuliers et se déplacent peu », souligne le biologiste de l’UNIL.
Aujourd’hui, nos deux spécialistes s’accordent à dire que les vipères sont menacées de disparition en Suisse, en plaine et dans la chaîne jurassienne. Mais, vu le peu de sympathie qu’elles inspirent, on imagine mal qu’elles puissent faire l’objet d’un repeuplement volontaire.
Elisabeth Gordon