Service des urgences du CHUV: un patient attend depuis trois heures qu’un médecin examine sa fille fiévreuse. Il s’emporte et attrape une infirmière par sa blouse, l’insulte. Que faire pour le calmer? Pour apprendre l’art de gérer la violence aux employés de l’Etat, le Service de formation continue de l’Université de Lausanne (UNIL) propose un cours original. Au programme: théâtre et karaté…
Des pères qui apprennent qu’ils sont privés de leur droit de visite, des patients psychiatriques qui décompensent, des gens démunis au bénéfice d’un subside qui s’en voient privés: autant de personnes susceptibles de piquer une violente colère et de s’en prendre à leur assistant social, leur infirmière, bref un employé de l’Etat.
Les fonctionnaires vaudois sont-ils pour autant à la merci d’une horde de citoyens énervés qui envahissent leurs services l’insulte à la bouche ou bardés de fusils? «Non», répond clairement le Dr Bruno Gravier, professeur à l’Université de Lausanne.
Les passages à l’acte ne sont pas la règle, mais ils existent
Le chef du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires a chapeauté, en 2005, un rapport sur le thème de la violence dans les départements et institutions du canton, ainsi que le programme de formation qui est issu des conclusions de l’étude. Il constate que «les situations de violence grave sont rares en dehors des institutions de première ligne comme l’hôpital, la police ou les foyers d’accueil spécialisé. Les autres ne rapportent qu’un ou deux problèmes par année, voire moins, et il s’agit avant tout de violence verbale. Les passages à l’acte ne sont donc pas la règle. Mais ils existent. Et ils marquent durablement et profondément un service qui y est confronté.»
L’enquête a ainsi révélé que la violence était un thème jugé préoccupant par nombre d’employés du canton. Qui, on s’en doute, ne courent pas tous les mêmes risques: la réceptionniste des urgences qui doit annoncer à un patient souffrant qu’il va devoir attendre deux heures avant d’être examiné est nettement plus exposée qu’un employé de l’administration qui ne croise jamais un malade.
Plus de risques aux urgences psychiatriques
Les paramètres qui font d’un poste un emploi à risque sont notamment le niveau de stress qui règne dans un service, le type de population qui le fréquente, et la nature des prestations fournies. Concernées par ces trois aspects, les urgences psychiatriques remportent la palme: elles sont particulièrement désignées pour abriter des situations potentiellement violentes.
Stress, malades instables en crise, soins parfois perçus comme agressifs, tout y est… Les urgences somatiques connaissent aussi leur lot d’incidents et connaissent une recrudescence de situations à risque, mais les assistants sociaux, les fonctionnaires de certains services comme les impôts ou les tribunaux (qui ont souvent affaire à des citoyens quérulents) courent également un risque plus élevé que la plupart des travailleurs.
Cela dit, au sein d’un même service, la fonction que l’employé occupe est déterminante: aux urgences par exemple, les infirmières sont plus exposées que les médecins, que leur prestige protège encore.
Ce sont souvent les mêmes patients qui provoquent de l’agitation
Le professeur Gravier, qui travaille avec une population délicate puisqu’elle est composée de prisonniers et de malades psychiatriques, s’est tout de même retrouvé dans des positions inconfortables au cours de sa carrière: «Dans beaucoup de cas, l’exposition à la violence d’un patient avait été le fait d’une mauvaise anticipation, par exemple d’un rendez-vous pris à des horaires inadaptés, de l’isolement, d’une sous-estimation du niveau de colère. Dans d’autres, la violence surprend, sidère, met à mal nos capacités de penser. Dans ces situations, l’important est que nos réflexes de survie n’empêchent pas de trouver la distance, la tonalité, le débit vocal qui auront valeur d’apaisement plutôt que d’excitation. »
L’impact dans un service d’événements de ce type est très fort. Et il suffit parfois d’un seul individu pour susciter la peur loin à la ronde. «Plusieurs institutions se plaignaient lors des auditions menées pour le rapport du comportement de tel de leurs habitués, violent, difficilement gérable. En y regardant de plus près, nous constatons que ce sont souvent les mêmes patients décompensés qui font le tour de ces différentes structures d’accueil et les bouleversent par leur angoisse ou leur agitation», raconte le psychiatre.
Améliorer les dispositifs de suivi de ces malades psychiatriques qui n’ont pas besoin d’être internés mais peuvent parfois se montrer agressifs est une préoccupation constante pour les professionnels: prendre correctement en charge un patient psychotique de ce type, c’est en effet résoudre d’un coup les problèmes de dizaines d’employés – et des autres usagers.
Mieux évaluer le risque de violence
Parmi les autres besoins révélés par le rapport: disposer d’une équipe ressource à laquelle les équipes confrontées à des situations de violence peuvent se référer pour mieux les gérer. Une telle équipe peut aider à mieux évaluer le risque de violence que peut faire courir un patient qui va mal. Elle peut aussi indiquer les possibilités légales, sociales, thérapeutiques qui existent.
«Tout le monde n’a pas forcément besoin d’un débriefing au moindre incident, explique Bruno Gravier. Mais il faut que les personnes qui vivent des épisodes douloureux puissent prendre de la distance et en parler si elles en éprouvent le besoin. Les situations violentes sont parfois insoupçonnées: le récit d’un crime retranscrit dans un acte judiciaire peut par exemple être très traumatique pour la personne qui va assurer la transcription. En parler peut aider à en reconnaître la dimension traumatique.»
Comment réagir face à un citoyen en colère
Enfin, bien des fonctionnaires ont souligné la nécessité d’être mieux formés pour agir plus adéquatement face à un citoyen en colère ou dangereux. Laurence Peer, psychologue diplômée et cheffe de projet à l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne, a été chargée d’élaborer le contenu d’un programme de formation et d’en assurer l’animation. «Je me suis penchée sur les besoins exprimés, sur les concepts qui existaient autour de ce thème, et j’ai finalement construit un cours autour de trois axes: la violence verbale, la violence psychologique et la violence physique.»
Les participants des classes 2006 et 2007 ont pu ainsi travailler par exemple sur les mécanismes de la violence. «On crée souvent une escalade parce qu’on essaie de parler plus fort que le patient ou l’usager qui a élevé la voix; lui-même se met à hurler encore plus fort… De la même façon, on peut être blessé d’avoir été insulté et on lui manque de respect en retour. Lui-même se sent atteint dans son intégrité, et réplique plus méchamment. » Bref, on n’en sort pas. A moins d’être conscient du cercle vicieux et de savoir le briser.
La bonne attitude
Enseignerait-on aussi dans ce cours des recettes miracles que tout un chacun pourrait utiliser dans sa vie quotidienne, quand il est accusé par exemple d’avoir piqué la place de parc d’un automobiliste pressé? «Malheureusement pas, s’amuse la psychologue. Ça se saurait! C’est plus une question d’attitudes que de techniques. » La bonne attitude, c’est par exemple parler doucement et calmement, ne pas se laisser contaminer par la colère ou l’angoisse de l’autre, attendre de s’être calmé avant de répondre, se demander pourquoi on est en colère, digérer l’affront plutôt que surenchérir. «En un mot, prendre de la distance, explique Laurence Peer. Et penser à faire un geste d’apaisement, offrir un verre d’eau par exemple, dire que l’on est conscient du problème, montrer que l’on compatit.»
Mais la bonne attitude n’est pas une science exacte: c’est souvent l’intuition qui mène la danse. Un exemple avec le regard: faut-il éviter de croiser celui d’une personne qui vous provoque dans la rue? Laurence Peer comme Bruno Gravier hésitent. «Cela dépend vraiment du contexte, il faut sentir l’instant et la personne.»
Laisser une issue à la personne énervée
La psychologue note qu’il vaut mieux, parfois, se faire oublier en regardant ailleurs. Le psychiatre indique, par contre, qu’avec des patients que l’on connaît et qui s’agitent, conserver un contact visuel bienveillant peut aider à apaiser.
«Mais éviter la violence, c’est parfois simplement organiser l’espace et l’architecture intérieure de façon intelligente», relève Laurence Peer, qui cite comme mauvais exemple les boxes nus et froids des urgences, certes très fonctionnels, mais peu amènes, et donc de nature à augmenter l’angoisse éprouvée par les patients. Sensible lui aussi à cet aspect, Bruno Gravier reste attentif à la manière dont s’organise l’espace dans le lieu de consultation: «Une personne énervée ou troublée peut se sentir acculée et agressée si elle ne voit pas de sortie. Il faut absolument lui faire comprendre qu’il y a une issue et qu’elle peut s’en aller si elle le souhaite.»
Quel rôle joue la peur?
En suivant le programme élaboré par Laurence Peer, les fonctionnaires ont l’occasion de travailler très concrètement ces questions d’attitude, grâce à l’intervention notamment de la compagnie théâtrale Le Caméléon. Les acteurs jouent une première fois une interaction entre un employé et un usager, un échange emblématique inspiré de situations réelles qui ont dégénéré.
Dans un deuxième temps, les acteurs rejouent la scène, interrompus cette fois par les participants qui font des suggestions quant à la bonne réplique ou la bonne attitude à employer dans le contexte.
«C’est aussi l’occasion de réfléchir et d’échanger sur les sentiments que suscitent en nous la colère et la violence des autres, de réaliser que la peur est souvent au centre de nos réactions inappropriées », souligne Laurence Peer.
«La peur est l’un des moteurs de la violence, confirme Bruno Gravier. Pour être capable de la gérer, il faut d’abord savoir la reconnaître et l’accepter, même si cette peur semble irrationnelle. Il y a certains patients qui m’inspirent de l’appréhension: je le dis franchement et je me fais accompagner quand je les reçois. C’est d’ailleurs souvent sans aucun rapport avec les crimes qu’ils ont pu commettre ou leur corpulence: la peur est quelque chose de très profond et subjectif – nous n’avons pas du tout entre collègues les mêmes réactions face aux mêmes individus.»
Parfois, prendre des coups, ce n’est pas si grave
Dans le même esprit, les participants sont invités à passer à l’action: taper ou se faire taper, au fond, quel effet ça fait? «Le but n’est évidemment pas de les transformer en combattants aguerris en trois leçons, sourit Laurence Peer, ellemême ceinture noire de karaté et enseignante dans un Dojo. Mais de faire en sorte qu’ils prennent conscience des potentialités de leur corps, qui peut frapper mais aussi encaisser des coups sans que ce ne soit forcément une tragédie. Bref, de les amener à oser, à se sentir plus à l’aise physiquement dans les situations tendues.»
Le passage sur le tatami permet aussi aux élèves de se confronter à leurs limites et d’y réfléchir: «Certains ont vraiment eu de la peine à se mettre à cogner, se souvient la psychologue. Pour les hommes, la difficulté à me frapper parce que je suis une femme a souvent été exprimée. Et me taper dessus a été impossible pour presque tous les hommes.»
La violence? Uniquement après la négociation
Plus concrètement, les participants aux cours ont aussi appris quelques gestes utiles, «des prises et des dégagements notamment, et quelques coups efficaces». Et des conseils: «Il ne faut jamais se tenir à portée de main d’une personne agitée: si elle se met à frapper, son allonge ne doit pas pouvoir vous toucher. Il vaut mieux aussi se tenir de biais, de sorte à lui offrir le moins de surface possible.»
Mais l’art du combat, aussi maîtrisé soit-il, ne vaudra jamais l’art oratoire. «J’ai pu observer le travail du GIGN (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale en France), des policiers spécialisés dans la gestion des situations violentes ou à haut risque, raconte Bruno Gravier. Dans leur pratique, le recours à la force est toujours l’ultime solution, qui vient bien après la négociation.»
Dans cette discipline-là, les ressources sont parfois inattendues. «Trouver des espaces de dialogue qui n’ont rien à voir avec la situation contribue souvent à l’apaisement: parler de football peut être plus productif que d’insister sur la source de la colère d’un détenu. Les prisons sont d’ailleurs toujours beaucoup plus calmes lors de grands événements sportifs.» Entre l’Eurofoot et les JO, l’été s’annonce donc plutôt bien…
Sonia Arnal