Le 12 décembre 2012, «Bilbo le Hobbit» sort sur les écrans. Ce joyeux conte pour enfants est le prélude du sombre «Seigneur des anneaux». Il en dit également beaucoup sur les passions de son auteur, l’Anglais J. R. R. Tolkien. Décryptage.
Après avoir adapté Le Seigneur des anneaux sous la forme d’une trilogie cinématographique au retentissement planétaire, le réalisateur néozélandais Peter Jackson sort sa version de Bilbo le Hobbit (The Hobbit en version originale), peu avant Noël 2012. Son film est conçu en trois volets (il faudra attendre 2014 pour en voir la fin). Derrière ce qui s’annonce comme un grand spectacle familial et pyrotechnique, passé à la moulinette de la 3D et tourné en 48 images par seconde, se niche un texte charmant publié en 1937.
L’auteur, John Ronald Reuel Tolkien, est alors âgé de 45 ans. Poète à ses heures, cet universitaire enseigne l’anglais médiéval au Pembroke College de l’Université d’Oxford. Né un peu par hasard des récits qu’il faisait à ses trois enfants, son conte rencontre aussitôt un succès important en librairie, qui continue d’ailleurs à ce jour (lire le résumé de l’histoire). Révisées plusieurs fois, les aventures de Bilbo, un petit bonhomme aux pieds poilus, deviennent au fil des années un prélude au très sérieux Seigneur des anneaux, qui paraît entre 1954 et 1955. Plusieurs personnages se retrouvent dans les deux histoires, comme par exemple le magicien Gandalf ou le misérable Gollum.
Plus tard dans sa vie, le professeur anglais a jeté un regard critique sur son Hobbit. Mais «c’est un ouvrage très riche, à côté de ses aspects enfantins. Son ton léger en fait tout le charme», estime Amrit Singh, qui vient de terminer son mémoire de master (en Faculté des lettres) sur la manière dont l’univers de fantasy créé par Tolkien se laisse entrevoir dans ses écrits, comme un arrière-plan cohérent. Il convient toutefois d’être prudent avec les interprétations: «L’auteur l’a écrit dans ses lettres: il n’aimait pas que l’on voie dans ses textes ce qu’il n’avait pas prévu lui-même!», ajoute le mémorant. Progressons donc avec le pas délicat de l’Elfe.
Passage à l’âge adulte
«Bilbo le Hobbit possède la structure classique d’un roman d’apprentissage, ou Bildungsroman, note Victoria Baumgartner, mémorante en section d’anglais à l’UNIL. Un personnage pas du tout héroïque se retrouve impliqué malgré lui dans une épopée, traverse une série d’épreuves dangereuses (affronter des trolls ou des araignées géantes) avant d’en venir à la confrontation finale avec le redoutable dragon Smaug. Puis il s’en retourne chez lui, mûri.»
Sur ses petites jambes, et en compagnie de 13 Nains, Bilbo effectue un long voyage qui le mène de la Comté, son foyer paisible, vers des terres sauvages peuplées d’Elfes et de Gobelins. «Les Hobbits habitent un monde edwardien, où l’on jardine et on fume la pipe», décrit Amrit Singh. Autour de cette «île» se trouve un vaste monde médiéval teinté de magie. «Pour notre Hobbit, les dragons appartiennent à la légende, tout comme pour nous autres lecteurs», ajoute le mémorant. Ce qui permet à Tolkien de nous faire entrer dans son histoire grâce à un héros anachronique, auquel on peut s’identifier.
Un deuxième élément renforce cet accompagnement du lecteur dans l’aventure: le roman montre comment un Monsieur Tout-le-Monde, qui n’est ni noble ni guerrier, peut jouer un rôle central, voire même décisif, dans une quête qui concerne des personnages épiques, parmi lesquels un magicien et plusieurs rois. Une idée moderne, souligne Digby Thomas, licencié en anglais de l’UNIL, spécialiste du romantisme et fin connaisseur des oeuvres de Tolkien. «Dans la mythologie, le héros est un demi-dieu. Ses actions se situent toujours à la hauteur de son héritage surhumain. Dès le XIXe siècle, c’est un être ordinaire: son épreuve consiste alors à apprendre à devenir lui-même.»
Ensuite, le narrateur s’adresse souvent, et avec humour, au lecteur. Mais «sur un ton très anglais: on rit quand même avec une tasse de thé à la main», s’amuse Victoria Baumgartner. Enfin, les Hobbits plaisent aux plus jeunes, en premier lieu parce que «ces êtres de petite taille, qui se baladent pieds nus, doivent se débrouiller dans le monde des grands, indique Digby Thomas. Ils vivent dans un état d’anarchie innocente, aiment manger et prendre du bon temps. Cela ne correspond pas du tout aux modèles éducatifs que l’on proposait aux enfants de l’époque!»
Revenir, c’est mourir un peu
Le sous-titre du conte, «There and Back Again», donne un indice essentiel: rien n’est plus pareil après que le destin a frappé à la porte. Quand Bilbo revient à la maison, il découvre que ses meubles et son logis ont été vendus aux enchères, car tout le monde le croyait mort! «Même si sa quête l’a rendu riche d’or, sa réputation auprès de ses compatriotes est ruinée», remarque Amrit Singh. En effet, dans la conservatrice Comté, un citoyen convenable ne court pas les routes. Ses habitants parleront désormais de notre Hobbit en secouant la tête. Ce dernier, qui se met à écrire de la poésie, vit ensuite dans la nostalgie de l’aventure.
Si son voyage a obligé le petit héros à s’approcher de l’âge adulte, l’histoire reste destinée aux enfants: «Bilbo parvient à revenir chez lui. Dans Le Seigneur des anneaux, son neveu Frodon rate son retour: les épreuves l’ont trop changé et il ne se sent plus chez lui dans son pays natal. Il doit s’exiler», compare Digby Thomas.
Des paysages… en Suisse
Dans le récit, «la nature est un personnage en soi», remarque Victoria Baumgartner. L’auteur prend plaisir à décrire de hautes montagnes, des forêts mystérieuses ou des plaines désolées. Cela n’a rien d’étonnant: J.R.R. Tolkien détestait l’industrie, le bruit et les machines. Il attribue le goût pour les rouages et les explosions aux maléfiques gobelins. Alors que les Elfes, un peuple de créatures gracieuses, vénèrent les arbres. L’auteur, qui a grandi dans la campagne des West Midlands, non loin du Pays de Galles, était amoureux des doux paysages de l’Angleterre rurale.
En 1911, l’écrivain passe des vacances en Suisse, en compagnie de son frère cadet Hilary. Du côté du glacier d’Aletsch, leur équipe de randonneurs se trouve prise dans un éboulement effrayant: «[les rochers] arrivaient en sifflant sur notre sentier et allaient rouler dans le ravin», a-t-il raconté en 1968. Une scène que l’on retrouve dans le conte, lorsque le Hobbit et ses compagnons les Nains sont pris dans une situation semblable. Autre inspiration helvétique: l’Anglais achète une carte postale qui reproduit un tableau de Josef Madlener, Der Berggeist (l’esprit de la montagne). Il s’agit du portrait d’un vieil homme à la barbe blanche, dans un paysage montagneux. Un document que Tolkien a conservé dans ses archives, avec la mention «The Origin of Gandalf», soit le magicien qui déclenche l’aventure.
Dans Bilbo, la nature est peuplée d’animaux comme les araignées géantes, les corbeaux, les grives, les aigles, les loups et… le dragon, qui possèdent tous un point commun: ils parlent. Ce qui renvoie à la passion de l’auteur pour les langues.
Le seigneur des mots
«Pour Tolkien, les langues sont fondatrices, note Amrit Singh. Il les a créées avant de faire quoi que ce soit d’autre.» Le professeur, philologue, en connaissant de nombreuses et des plus improbables, comme le vieux norrois (Islande), le gallois, le finnois ou le vieil anglais, parmi une dizaine d’autres. Son grand plaisir consistait à en créer, un exercice qu’il appelait son «vice secret», entamé dès son adolescence. Pour les faire vivre, quoi de mieux que de bâtir une mythologie et des peuples comme les Nains, les Elfes et les Hobbits? (lire également en p. 22).
Les runes (ancien alphabet germanique fin et anguleux) jouent ainsi un rôle central. «Le livre s’ouvre sur la carte au trésor que possède Thorïn, le roi des Nains, explique Amrit Singh. Des runes qu’aucun personnage ne comprend au début y sont inscrites. Leur traduction au cours du récit fournit une clé essentielle, à la fois pour la réussite de la quête et pour le lecteur: elles donnent l’accès à un passage secret qui mène au trésor gardé par le dragon.»
La littérature et la mythologie médiévales germaniques comptent aussi beaucoup. En 1936, Tolkien donne une conférence qui fera date. Beowulf: The Monsters and the Critics traite des aspects littéraires de cette oeuvre anglo-saxonne, probablement composée entre le VIIe et le Xe siècle. Ce poème épique contient un passage dans lequel un esclave vole une coupe en or dans le trésor d’un dragon (voir illustration en page 20). Rendu invisible grâce à un anneau magique, Bilbo va commettre un larcin identique dans le conte. Dans les deux cas, cette roublardise déclenche la colère de la Bête, qui met le feu à tout ce qu’elle rencontre, avant qu’un guerrier n’intervienne pour l’arrêter.
Parmi les autres travaux académiques du professeur figure une traduction en anglais moderne de Sir Orfeo, un poème médiéval qui reprend des éléments du mythe d’Orphée et Eurydice. Avec une différence: «l’épouse de Sir Orfeo a été enlevée par le roi des Elfes», rappelle Victoria Baumgartner. Un rapt que subiront les Nains, compagnons du Hobbit. Autre point commun avec Tolkien: une scène de chasse qui implique un cerf blanc et une meute de chiens aboyants se trouve dans les deux textes.
Décor grandiose
Un élément frappe le lecteur: le sentiment que la quête de Bilbo se situe dans un contexte plus vaste, qui échappe largement au récit en cours. C’est justement le sujet du travail de mémoire d’Amrit Singh. «Dans ses écrits, Tolkien glisse des petites phrases qui font comprendre au lecteur que derrière l’aventure existe un monde plus grand.» Ainsi, le magicien Gandalf abandonne les Nains et le Hobbit à leur quête, car il doit régler le problème d’un dangereux Nécromancien. Rien ou presque n’est expliqué à ce sujet, ce qui ne nuit d’ailleurs en aucune façon à la compréhension de l’histoire. Par contre, on réalise par la suite que ce sorcier maléfique est en fait Sauron, le grand méchant du Seigneur des anneaux.
Autre exemple: la compagnie rencontre un personnage important, Elrond. L’auteur écrit simplement, dans l’une des adresses aux lecteurs qui parsèment Bilbo, qu’il «figure dans bien des contes». C’est tout ce que nous en apprenons à cette occasion. Alors que ce noble érudit est une figure essentielle de la mythologie tolkienienne, du Silmarillion au Seigneur des anneaux. Un procédé que synthétise Digby Thomas: «Chez Tolkien, c’est l’univers qui sécrète le récit, et non l’inverse.»
A la fin du conte, la grande histoire envahit la petite: une bataille entre d’un côté les Gobelins, et de l’autre l’alliance des Hommes, des Nains et des Elfes se déroule. Cette lutte est totalement indépendante de la quête menée par le Hobbit et ses amis. «A cause des films, on peut avoir l’impression que les combats sont omniprésents dans l’oeuvre de Tolkien, regrette Amrit Singh. Or l’auteur ne les décrit qu’en quelques pages». A cette occasion, Bilbo prend un caillou sur la tête, et s’évanouit! «Cette guerre le dépasse. Il y a des limites à ce qu’un Monsieur Tout-le-monde, même porteur d’un anneau magique, peut faire.»
Valeurs humaines et chrétiennes
Loin des coups de hache, le conte traite de quelques sentiments humains. «Les motivations de la quête originale ne sont pas très nobles: des Nains engagent Bilbo en tant que cambrioleur, pour récupérer le trésor de leurs ancêtres, gardé par un dragon», note Victoria Baumgartner. Malgré ce point de départ plus économique qu’héroïque, le Hobbit passe son temps à sauver ses compagnons, devenus des amis malgré leur caractère bougon.En chemin, sous la montagne, il rencontre Gollum, un misérable qui n’a qu’une obsession : son précieux anneau ensorcelé en or, qu’il perd. Le roman connaît un tournant moral important, quand Bilbo, devenu invisible grâce au bijou et porteur d’une redoutable épée elfique, décide de ne pas tuer l’être malfaisant pourtant à sa merci. Dans Le Seigneur des anneaux, Frodon épargnera à son tour cette créature. Son geste généreux, inspiré par la pitié, sauvera le monde à la toute fin de l’histoire.
J.R.R. Tolkien a été engagé dans la Première Guerre mondiale et son expérience de l’horreur des champs de bataille l’a marqué. Le courage est une vertu très présente dans ses textes. Non pas celui, presque banal, des grands guerriers. Mais celui des Hobbits, personnages ordinaires, qui doivent d’abord vaincre leur peur avant de se battre pour ce qu’ils estiment juste.
Et le Mal, dans tout ça? Digby Thomas est intarissable sur la figure de Smaug. «Immense et dangereux, ce dragon est l’antagoniste à vaincre. Mais il a beau être rusé, voire sophistiqué, il incarne deux valeurs fausses aux yeux de Tolkien: l’envie et l’avarice.» Son instinct le pousse en effet à voler et amasser de l’or et des joyaux, mais sans jamais rien en faire. «Ce travers ridicule en fait un antidote merveilleux aux banquiers», sourit Digby Thomas. Le conte va au-delà: Smaug est un animal, et il ne peut donc être tenu pour moralement responsable de ses actes. En revanche, le roi des Nains Thorïn, tout aussi cupide que la Bête, est une créature consciente capable de discerner le Bien et le Mal. Un jeu de miroir entre l’humain et l’animal, qui touche à la foi catholique de l’écrivain. Même s’il faut rester prudent avec ce sujet: ami proche du professeur, C. S. Lewis, auteur du Monde de Narnia, rendait sa foi anglicane très présente dans ses romans. Une attitude que Tolkien n’approuvait pas.
Comme tout bon conte pour enfants, Bilbo possède sa petite morale en coin. Fier, intransigeant et obsédé par le trésor jusqu’à la déraison, Thorïn «se repentit avant de mourir», rappelle Victoria Baumgartner. «Si un plus grand nombre d’entre nous préféraient la nourriture, la gaieté et les chansons aux entassements d’or, le monde serait plus rempli de joie», figure parmi ses dernières paroles.
Où sont les femmes?
Zéro. Nada. Aucun personnage féminin à signaler. «Ce n’est pas si important, sourit Victoria Baumgartner. Si Bilbo avait eu une épouse, ou Frodon une mère en vie, ils ne seraient jamais partis à l’aventure !» Il existe de nombreux textes académiques sur ce sujet, qui vont jusqu’à chercher des traces d’homosexualité cachée chez Tolkien. Amrit Singh dégonfle la polémique. «Plusieurs femmes jouent des rôles très importants dans Le Seigneur des anneaux, comme la reine des Elfes Galadriel, ou Eowyn, fille du roi Théoden.» La vie de l’auteur dément également toute misogynie. Créée par Tolkien, et relatée dans le cryptique Silmarillion, l’histoire d’amour entre l’humain Beren et l’hlfe Lúthien se poursuit au-delà de la mort, puisque ces noms sont gravés sur la tombe du professeur et de son épouse Edith, à Oxford.
Un héritage
S’il n’est pas l’écrivain fondateur de la fantasy, «Tolkien a malgré lui créé un genre», note Amrit Singh. Ses oeuvres ont marqué plusieurs générations, où les amateurs de jeux de rôle et de jeux vidéo figurent en bonne place. Dès les années 60, elles furent tour à tour adulées par les étudiants contestataires américains, les tenants de la contre-culture, les hippies ou les fans de metal, avant que la trilogie cinématographique de Peter Jackson ne globalise les romans. Mais derrière ce phénomène se niche un universitaire anglais que sa gloire rendait perplexe, vêtu de tweed et amoureux des mots.