Comment la compétitivité influence-t-elle nos vies? Stéphane Garelli répond dans un livre plein d’humour, truffé de questions comme: «faut-il se lever tôt?» «De combien d’amis a-t-on besoin?» ou «faut-il être un tigre pour réussir?»
Plus de 2,5 millions! C’est le nombre d’entrées, en français, que vous obtiendrez selon les jours si vous cherchez «compétitivité» sur Google; en anglais, le moteur de recherche affichera plus de 9,5 millions de résultats. Cette branche particulière de l’économie a bien envahi notre quotidien. Tout le monde en parle: les gouvernements, les entreprises, les médias… Mais de quoi s’agit-il vraiment? Et en quoi nous concerne-t-elle?
Professeur à la Faculté des HEC de l’UNIL et à l’International Institute for Management Development (IMD), Stéphane Garelli a travaillé sur les problèmes de compétitivité des nations et des entreprises pendant plus de trente ans; il est également le fondateur du World Competitiveness Center, le Centre pour la compétitivité mondiale à l’IMD.
Pour l’expliquer au grand public et illustrer son importance dans notre vie de tous les jours, ce spécialiste, considéré comme une autorité mondiale en la matière, vient d’écrire un livre très accessible et plein d’humour: Etes-vous un tigre, un chat ou un dinosaure? 100 questions sur comment la compétitivité influence votre vie, qui montre que la compétitivité n’est pas uniquement l’affaire des dirigeants et des chefs d’entreprise, mais qu’elle nous concerne tous.
AS: Vous constatez qu’on parle beaucoup de compétitivité sans toujours savoir de quoi on parle. Alors de quoi s’agit-il, comment la définir?
Stéphane Garelli: La compétitivité, c’est savoir gérer un ensemble de ressources et de compétences. Prenez Usain Bolt, un coureur absolument extraordinaire: pourquoi est-il aussi compétitif? Certes, il court vite. Mais il a aussi eu accès à un bon entraîneur, un bon stade, de bonnes chaussures, un bon diététicien, peut-être aussi à une personne qui l’aide à gérer son mental… Bref, il a su manager un ensemble de choses qui lui ont permis de faire la différence. Pour une entreprise ou un pays, c’est exactement pareil: si vous maniez bien vos ressources et vos compétences et si vous le faites mieux que les autres, vous créez plus de richesses que les autres. De nombreux pays qui n’avaient rien sont devenus prospères: Singapour, Dubaï, ou même le Botswana qui ne se débrouille pas trop mal. En fait, on remarque même que les pays qui n’ont pas de ressources naturelles, comme le Japon, Hongkong ou la Suisse, ont souvent marché parce qu’ils ont dû créer leur propre valeur ajoutée. Alors que la Russie, l’Arabie saoudite, le Brésil ou le Nigeria, qui devraient être les pays les plus riches du monde grâce à leurs ressources naturelles, se sont un peu endormis. Il y a donc de l’espoir pour tous et aucune fatalité dans ce domaine. A mon avis, n’importe qui peut y arriver!
Et ce qui est vrai des pays l’est aussi des gens?
Oui! Les gens doivent déterminer quelles sont leurs compétences, mais aussi leur facteur unique. Je donne souvent cet exemple à mes étudiants: supposez que vous conduisiez bien une voiture, voulez-vous nécessairement devenir chauffeur de taxi, alors que des milliers d’autres personnes conduisent bien? La grande erreur que les gens font, c’est de choisir le domaine dans lequel ils sont bons. Mais ce n’est pas parce que vous faites très bien quelque chose que vous êtes nécessairement compétitif. Vous devez aussi découvrir en quoi vous êtes différent. C’est une recherche que tout le monde doit faire dans sa vie. Et nous avons toutes et tous quelque chose d’unique, il faut juste le trouver.
On dirait un discours de développement personnel…
Mais ça peut l’être?! Vous savez, les gens qui réussissent en compétitivité ont aussi réussi dans leur tête: ils ont une passion qu’ils ne lâchent pas, un désir d’innover, de partager leurs rêves. Toutes les grandes innovations, tous les grands succès viennent de gens qui ont pensé différemment. Si vous avez une idée logique et rationnelle, quelqu’un l’aura eue avant vous. Prenez McDonald: qui aurait pensé qu’un restaurant où les clients doivent aller chercher leur nourriture sur un petit plateau et manger avec les mains aurait du succès? Même chose pour Ikea. Des meubles en pièces détachées qu’on doit porter jusqu’à sa voiture et monter soi-même en découvrant qu’il manque une vis! Ça a marché! L’impensable a souvent fait des réussites!
Dans votre livre, vous dites que la Suisse est compétitive parce qu’elle est ennuyeuse. Est-ce à dire que les gens compétitifs aussi sont ennuyeux?
Non, pas du tout! Il est vrai que la Suisse a été plutôt bonne dans le sérieux, la prévisibilité, la prudence, même si des succès comme Swatch ou Nespresso montrent qu’elle peut aussi faire les choses différemment. Personnellement, je me méfie des gens sérieux, ce n’est pas normal (rires)! Paul Valéry a dit: «Un homme sérieux a peu d’idées, un homme d’idées n’est jamais sérieux.» Je crois que c’est assez vrai. Il faut prendre au sérieux ce qu’on fait, mais il n’est pas forcément nécessaire de se prendre au sérieux.
Pour être compétitif, faut-il forcément être un tigre?
On en vient au titre du livre… Tigre, chat, dinosaure, chacun a ses compétences propres. Quand on me pose la question, je réponds que je suis un dinosaure: cela détend tout le monde! Il est vrai qu’au début de votre vie professionnelle, vous agissez souvent comme un tigre: vous êtes extrêmement mobile, prêt à tuer tout ce qui bouge, vous travaillez 60 heures par semaines et après le travail, vous faites encore des sorties et des week-ends avec la compagnie; votre vie, c’est vraiment l’entreprise. Puis, vous vous mariez, vous achetez une maison, vous avez des enfants et le tigre devient un chat: vous êtes tout autant loyal, toujours très mobile, mais vous vivez différemment et voulez rentrer chez vous le week-end. Enfin, le chat devient un dinosaure, totalement immobile et surtout intéressé par l’équilibre entre vie professionnelle et privée. Son avantage? Il a souvent la mémoire de la compagnie. Une entreprise a besoin des trois profils, mais elle doit les considérer différemment et savoir quand un employé passe de l’un à l’autre. Parce que si vous dites à un chat: «Bonne nouvelle! Vous êtes muté en Ouzbékistan!», il sera très réticent, tandis que le tigre partira tout de suite. Si une entreprise n’est pas capable de gérer cela, elle risque de perdre beaucoup de gens très compétents.
Le réseautage est à la mode. Combien d’«amis» faut-il pour réussir?
Au minimum 1, si c’est la bonne personne. Et d’ailleurs d’habitude, si c’est le cas, vous vous mariez avec (rires)! Ce que je veux dire, c’est que cela ne sert à rien d’avoir des réseaux si vous ne savez pas les entretenir correctement. Un anthropologue britannique, Robin Dunbar, s’est demandé s’il existait un nombre optimal de contacts que nous pouvons gérer. Il est parti d’une idée simple: combien de cartes de vœux une famille typique envoyait-elle à Noël il y a une vingtaine d’années? Dunbar est arrivé à environ 150, ce qui correspond au nombre d’habitants des villages antiques, mais aussi à la plus petite unité dans de nombreuses armées ou encore au nombre d’employés à partir duquel les entreprises préfèrent intuitivement scinder une unité. Il semble donc qu’au-delà de 150 personnes, notre esprit ne puisse plus gérer les gens.
Un trop grand réseau sur Facebook ou LinkedIn est donc inutile?
Aux Etats-Unis, les étudiants ont en moyenne 450 amis sur Facebook. Mais comment pouvez-vous gérer 450 contacts? Vous ne les gérez pas! Ce qui compte, c’est la qualité des relations plutôt que le nombre. Beaucoup de gens me demandent d’être en contact avec eux sur LinkedIn, mais je ne sais même pas qui ils sont! A un moment, vous devez choisir de gérer ce que vous maîtrisez et ne pas faire de ce type de réseau un instrument de prestige.
Faut-il se lever de bonne heure pour être compétitif?
Certaines personnes aiment se lever à 5 h 30 pour faire un jogging avant d’aller travailler, et d’autres pas! Comme Churchill qui aimait barboter dans son bain jusqu’à 11 heures. On cite volontiers Napoléon ou Margaret Thatcher qui ne dormaient que cinq heures et demie par nuit, mais il y a des gens qui ont besoin de huit heures de sommeil. Ce n’est pas une honte! Et cela n’empêche pas d’être bon. Il faut arrêter de penser que plus vous travaillez, meilleur vous êtes: ce n’est pas vrai! Ce n’est pas le nombre d’heures qui compte, mais la qualité de ce que vous faites. D’ailleurs, je pense qu’on ne devrait jamais calculer le nombre d’heures de travail par semaine, mais au minimum par mois et même peut-être par année, pour pouvoir moduler. Ce n’est pas la peine de rester au travail s’il n’y a rien à faire; par contre, il faut être là quand l’entreprise a besoin de vous. A l’ère des ordinateurs portables et des smartphones qui vous permettent de travailler depuis n’importe où, est-ce que cela fait sens de vous demander d’être au bureau huit heures par jour? Ce qu’on veut, c’est que vous soyez accessible lorsqu’on a besoin de vous. Naturellement, tous les métiers ne se prêtent pas à ce type de gestion, mais les travaux dits intellectuels pourraient très bien être faits en partie dans l’entreprise, en partie ailleurs. Et ce type de flexibilité résout un autre problème: celui des femmes en entreprise qui, si elles sont mamans, ne peuvent souvent pas travailler à temps plein, mais ont besoin de gérer leur temps pour chercher les enfants à l’école ou les garder. C’est aux compagnies d’adapter leur structure.
Aux compagnies de s’adapter?
A mon avis oui, si elles veulent avoir les meilleurs talents. Pourquoi beaucoup d’entreprises sont-elles aujourd’hui très sensibles aux problèmes de l’environnement et de l’écologie? Parce que leurs employés le sont! Les entreprises doivent s’adapter à notre évolution et à notre système de valeurs, pas le contraire. La compétitivité nous concerne tous parce que nous avons tous un impact sur elle, même si nous sommes tout petits. Nous pouvons faire la différence. Un proverbe africain que j’aime bien dit ceci: «Si vous pensez que vous êtes trop petit pour faire la différence, c’est que vous n’avez jamais passé une nuit avec un moustique!».
Vous écrivez que nous sommes tous indispensables. Pour conclure, c’est plutôt une bonne nouvelle…
N’est-ce pas? Unique et indispensable. Il faut surtout que les autres le croient. Mais cela veut aussi dire qu’il faut savoir se réinventer régulièrement; c’est la condition du succès.