Sommes-nous le stade ultime de l’évolution?

Sommes-nous le stade ultime de l’évolution?

La série TV «Heroes» débarque à la mi-juin sur la TSR. Ce succès programmé nous montre des êtres humains qui mutent et se voient soudain dotés de pouvoirs extraordinaires. A l’image de ces héros, sortirons-nous un jour du stade homo sapiens pour changer d’espèce? L’hypothèse n’est pas surréaliste, ni lointaine.

Diriger un ordinateur par la pensée, ressentir les émotions d’une autre personne par télépathie, transporter ses impulsions cérébrales par Internet: ces trois opérations ne sont pas tirées d’un roman de science-fiction. Mieux: elles n’appartiennent déjà plus au domaine des hypothèses ou des projets scientifiques.

La communication télépathique avec l’homme et la machine fait aujourd’hui partie de l’histoire des sciences. Des scientifiques en chair et en os l’ont bel et bien réalisée, observée, puis consignée dans des publications très sérieuses.

De nouveaux «Heroes» sur la TSR

Programmée cet été sur les TV suisse et française, la série américaine «Heroes» postule que certains homo sapiens vont bientôt évoluer. Dans ce feuilleton, présenté par les critiques comme le nouveau «Lost», et qui sera programmé à la mi-juin sur la TSR, on verra plusieurs individus ordinaires acquérir des capacités hors du commun sous l’influence d’une mutation génétique soudaine.

Certaines de ces transformations prolongent avant tout la tradition narrative des superhéros et des médiums: connaître l’avenir, voler comme Superman, voyager dans le temps, déplacer des objets par la pensée.

D’autres évolutions mises en scène par la série font encore écho à un futur possible de l’humanité. La résistance à la douleur, l’extension de la mémoire, la régénération cellulaire – et donc, la transmission de la pensée par télépathie – paraissent en effet envisageables dans un avenir proche.

Je suis un cyborg

«Nous sommes déjà en train de travailler à notre disparition»: docteur en anthropologie de l’UNIL, Daniela Cerqui pose ce diagnostic sans hésiter. Spécialiste des effets de la technologie sur la société humaine, voilà plusieurs années que la chercheuse lausannoise se tient aux avant-postes de l’évolution humaine. Ou du moins, de l’une des voies qu’elle s’apprête à suivre: celle d’une fusion de l’organisme humain et de l’électronique.

La figure du cyborg, chez qui biologie et machine se mêlent étroitement, fait l’objet de recherches très poussées. Daniela Cerqui a notamment suivi les travaux d’un cybernéticien d’avant-garde, Kevin Warwick, chercheur à l’Université de Reading en Grande-Bretagne.

En 1998, le savant britannique installe une puce électronique sous sa propre peau. Limité à une fonction de carte d’accès, l’implant ne permet encore que d’actionner des portes électroniques. Mais en 2002, le chercheur réussit une expérience spectaculaire. Grâce à une électrode implantée dans son bras, il identifie l’impulsion neuronale qui ouvre ou ferme l’une de ses mains. Transmis à une machine, ce même signal cérébral parvient ensuite à actionner une main robotique.

En d’autres termes, lorsque Kevin Warwick pense «ouvrir la main», la machine obéit à cet ordre. Et pour donner la pleine mesure de ce résultat révolutionnaire, le savant effectue la même opération, mais en mettant une grande distance entre la main mécanique et lui: alors qu’il se trouve aux Etats-Unis, sa pensée transmise par Internet parvient à contrôler la main artificielle restée en Grande-Bretagne.

«Avec cette expérience, dit Daniela Cerqui, c’est la première fois que l’homme a réellement fusionné avec Internet.»

Améliorer l’être humain

Soucieuse «du projet de société» qui se trouve derrière ce type de travaux, Daniela Cerqui analyse l’idéologie qui habite le professeur anglais: «Implanter du matériel artificiel dans le corps humain n’est pas une réalisation récente. Les pacemakers, par exemple, existent depuis plusieurs dizaines d’années, et les médecins pourront bientôt aussi les réguler par Internet. La différence avec Kevin Warwick, c’est que ses travaux ne visent pas des objectifs thérapeutiques. Il cherche explicitement à améliorer l’homme pour le transporter dans un autre âge. Il ne cache pas son ambition de nous sortir de l’espèce humaine pour nous emmener vers les cyborgs.»

Réalisée à coup d’expériences radicales, cette ambition poursuit un véritable «projet d’espèce». L’homme du futur selon Warwick sera perpétuellement connecté aux machines ou à ses semblables par la pensée.

En 2004, le Britannique a implanté une électrode dans le bras de sa femme, qu’il a ensuite reliée au sien. Les deux époux parviennent alors à ressentir la pensée de l’autre au moment de sa vibration cérébrale. Peut-être un jour n’auront-ils plus besoin de leur bouche et de leurs yeux pour communiquer.

Peut-être qu’un jour, l’homme pourra commander sa voiture, son frigo, sa TV, son téléphone et son ordinateur sans avoir besoin ni du toucher, ni du parler, ni de la vue… «Le projet de Warwick survalorise l’immatériel et l’esprit au détriment du corps, relève Daniela Cerqui. C’est d’ailleurs un point de vue dominant parmi les hommes de science qui travaillent dans la même direction. Pour eux, le siège de l’humain se trouve clairement dans le cerveau.»

Une mutation de l’homme

Le cybernéticien britannique n’est en effet pas le seul à travailler activement à une mutation de l’homme sous la houlette de la machine. En collaboration avec l’industrie et l’armée, la National Science Foundation américaine réfléchit à la manière de faire converger diverses technologies pour améliorer l’humain.

Parmi les idées à l’étude: pousser la vue des pilotes de chasse à une capacité de 120%. En 2003, un colloque soutenu par l’Union européenne et intitulé «Human augmentation» a réuni plus de 30 labos de recherche. Certains travaillent dans un esprit thérapeutique, mais d’autres cherchent d’abord à modifier l’espèce humaine.

L’idéal du cyborg n’est donc pas le fait de savant isolés. C’est une idée officiellement soutenue par les grandes puissances politiques: «Au niveau de la réalisation concrète, la transformation de l’homme par la machine appartient encore à la science-fiction, dit Daniela Cerqui, mais au niveau des labos, c’est bien une réalité.»

Les voies de la génétique

Professeur au Centre intégratif de génomique de l’UNIL, Henrik Kaessmann ne travaille pas dans le même esprit que Warwick et consorts: «Réfléchir à l’amélioration de l’homme par la génétique reviendrait à pratiquer de l’eugénisme», dit d’emblée ce docteur en génétique.

Ses travaux récents permettent cependant de comprendre comment une mutation génétique peut soudainement changer la nature d’un mammifère au point de le faire changer d’espèce. En véritable archéologue du génome humain, Henrik Kaessmann a observé les mutations qui ont permis de transformer les singes en une catégorie de primates si différents qu’ils méritaient désormais le nom d’humain.

L’homme et le singe possèdent 99% de gènes en commun. Etudier le 1% restant permet donc de cerner ce qui différencie l’un de l’autre. Henrik Kaessmann et son équipe ont notamment isolé un nouveau gène, récemment apparu sur la lignée des primates, qui a contribué à nettoyer les conduits cérébraux d’une façon plus efficace.

Spécifique à l’homme et aux grands singes comme l’orang-outan et le chimpanzé, sa présence nous a probablement permis de penser plus rapidement: «Ce gène est apparu au début de la croissance du cerveau de l’homme et l’a probablement soutenue», dit le chercheur.

La mutation génétique prend deux voies pour provoquer des changements. «Un nouveau gène peut apparaître par duplication d’un gène ancien, dit Henrik Kaessmann. La nouvelle copie permet alors d’augmenter la quantité d’enzymes produits par le gène dupliqué. Ou alors, le duplicata évolue vers une nouvelle fonction. Mais un gène ancien peut aussi changer de productivité ou de fonction sans duplication.»

La différence entre l’homme et les grands singes tient essentiellement à des gènes identiques dont la productivité est plus importante chez l’homme. «Nous avons pu voir, par exemple, qu’un certain gène nommé ASPM joue un rôle dans la taille du cerveau chez les mammifères. S’il est déficient chez un être humain, son cerveau s’arrête à la même taille que celui du chimpanzé.»

Le hasard et la nécessité

Une mutation génétique subite et fondamentale chez l’être humain ne paraît cependant pas à l’ordre du jour. Notre patrimoine de gènes change à chaque génération, et les ADN de deux êtres humains contemporains sont loin d’être identiques. Mais l’évolution génétique est bien moins rapide que les expériences de Kevin Warwick.

Quand on lui demande dans quelles circonstances apparaît un duplicata de gène déterminant pour une espèce, Henrik Kaessmann s’en remet au vieux principe de Darwin: «Les mutations ne sont pas dirigées. Elles surviennent par hasard et la plupart sont neutres. Une mutation ne se fixe dans notre génome que si elle présente un réel avantage», dit le chercheur. «Mais nous savons que la lignée humaine a commencé il y a 5 millions d’années, et que l’homme moderne est apparu il y a environ 100 000 ans.»

Et les recherches génétiques à visées thérapeutiques? Ne peuvent-elles pas un jour, même involontairement, provoquer un changement génétique déterminant? Henrik Kaessmann désamorce rapidement cette perspective: «Nous sommes capables aujourd’hui de synthétiser un ADN artificiel qui peut ensuite se reproduire au sein d’une cellule en laboratoire. Nous pouvons aussi changer la séquence codée d’un gène dans un tube, pour voir si son taux d’activité va changer. Mais introduire ces éléments dans un organisme est une opération très difficile. De toute manière, notre but est avant tout de trouver comment réparer des gènes cassés. Nous espérons comprendre les maladies génétiques afin de les éviter.»

Des améliorations appauvrissantes?

Ceux qui espèrent voir notre espèce changer à court terme, comme le suggèrent les protagonistes de la série «Heroes», devront s’en remettre aux travaux fous de Kevin Warwick et de ses amis. Le futur proche de l’homme sera donc essentiellement cybernétique.

Daniela Cerqui ne s’en réjouit pas: «La fusion de l’homme et de la machine paraît inéluctable, dit l’anthropologue, mais je ne suis pas très optimiste. Je ne vois pas ce que les améliorations annoncées vont nous amener de si positif. J’ai plutôt peur qu’elles conduisent à un appauvrissement de l’humanité. Et je me demande pourquoi nous n’arrivons pas à construire des manières de vivre ensemble sans technologie.»

Il est vrai que diriger une voiture par la seule pensée doit être assez grisant, mais aussi un peu stressant… S’il ne faut penser qu’à sa conduite, peut-on encore écouter tranquillement de la musique?

Pierre-Louis Chantre

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