Ils bondissent et rugissent. A leur approche, les humains fuient ou finissent en casse-croûtes. Les dinosaures de Jurassic World, quatrième opus de la série lancée par Steven Spielberg, occupent le terrain cet été. Même s’ils sont spectaculaires, les animaux montrés dans le film ne collent pas aux découvertes les plus récentes de la paléontologie.
Le mélange de la préhistoire et du moteur à explosion fait toujours plaisir à voir. Ainsi, dans une séquence de Jurassic World (sortie le 10 juin), un groupe de raptors galope autour d’une moto. Comme pour s’inscrire dans la continuité du premier Jurassic Park (1993), ces animaux sont dotés d’une peau écailleuse. Cette scène d’action exotique a agacé le zoologue Darren Naish, de l’Université de Southampton. Sur son compte Twitter@TetZoo, il a indiqué que le message basique du film est «que la science aille se faire voir, nous n’avons pas besoin de plumes puantes».
La raison de son ire ? Depuis vingt ans, on sait que bien des espèces du grand groupe (ou clade) des Coelurosauria – dont font partie de nombreux carnivores comme les tyrannosaures – possédaient un plumage archaïque. Les preuves ont été dénichées dans le nord-est de la Chine, où la province du Liaoning est devenue l’un des hauts lieux de la paléontologie. Localement, des cendres volcaniques ont permis une conservation exceptionnelle des fossiles. Parmi eux figure le Sinosauropteryx, décrit en 1996. Le corps de cet animal, qui a vécu il y a environ 130 millions d’années, était couvert de plumes filamentaires simples. En 2004, dans Nature, des scientifiques chinois annonçaient la présence de protoplumes sur Dilong paradoxus, membre des prestigieux Tyrannosauroidea.
En 2007, rappelle Robin Marchant, conservateur au Musée cantonal de géologie et chercheur à l’UNIL, «des nodosités régulières observées sur le radius d’un Velociraptor trouvé en Mongolie ont permis de démontrer qu’il possédait également des plumes primitives.» Au total, les restes de plus d’une quarantaine d’espèces emplumées ont été identifiés à ce jour. Leur point commun: ils sont tous terrestres, contrairement à l’Archaeopteryx, un dinosaure volant connu depuis 1861.
Du pain aux dinos
Voici bien la découverte la plus troublante de ces dernières décennies: apparus il y a environ 150 millions d’années, les oiseaux ont émergé d’une branche des dinosaures, celle des théropodes (où l’on trouve l’essentiel des prédateurs). Ce qui signifie que les ancêtres de nos moineaux ont survécu à l’extinction massive qui sonne la fin du Crétacé, il y a 65 millions d’années. Et que nous donnons du pain à des dinosaures aquatiques, le dimanche au bord du lac.
Cette hypothèse, qui rencontre un large consensus chez les scientifiques, ne date pourtant pas d’hier. Elle a été émise par Thomas Henry Huxley, peu après la publication De l’origine des espèces de Charles Darwin, en 1859. Le nom de ce biologiste anglais a été donné à Anchiornis huxleyi exhumé dans le Liaoning. Cette bête a gambadé à la fin du Jurassique, il y a environ 160 millions d’années. Elle est devenue célèbre en 2010, lorsqu’une équipe de chercheurs de l’Université de Yale a réussi à reconstituer sa couleur, grâce aux vestiges de ses mélanosomes. C’est-à-dire les organites qui fabriquent les couleurs noir et rouge-brun. «Selon ces travaux, l’animal ressemblait un peu à une pie avec ses plumes noires et blanches, et il possédait une crête rouge!», note Robin Marchant.
Ce dernier incite toutefois à la prudence: «Nous connaissons les os et les empreintes des dinosaures: tout le reste, ce sont des suppositions.» Mais, au vu de l’extraordinaire richesse de couleurs de leurs pépillants descendants, il est légitime de supposer qu’ils n’étaient pas seulement gris ou verts, comme ils ont été représentés depuis un siècle et continuent à l’être dans la fiction.
Quel bruit émettaient-ils ? Là aussi, seules des conjectures sont permises. «Avant de sortir de l’œuf, les crocodiles piaillent. Les oiseaux possèdent un répertoire incroyable. Je ne serais donc pas étonné que les dinosaures fussent bien plus mélodieux que les épouvantables barrissements que l’on entend dans Jurassic Park», sourit Robin Marchant.
Passage à l’horizontale
Le maintien de ces créatures préhistoriques a beaucoup évolué. «Par le passé, certains dinosaures étaient représentés à la manière des kangourous, debout sur leurs pattes arrière. D’autres barbotaient en permanence dans des mares, car on les supposait trop lourds pour se déplacer, se souvient Robin Marchant. Mais de nos jours, les illustrations les montrent avec la colonne vertébrale à l’horizontale, leur queue se balançant afin de compenser le mouvement.» Un spectacle nettement plus gracieux.
Ainsi, il est réaliste de penser que les sauropodes (les grands quadrupèdes herbivores dont font partie les diplodocus), «pouvaient se dresser sur leurs pattes arrière, ou même courir. Les éléphants en sont bien capables», note le chercheur.
Dans plusieurs épisodes de Jurassic Park, on voit des théropodes se déplacer à grande vitesse, au point de rattraper une Jeep ou une moto. «Grâce aux empreintes de pas et à la longueur des fémurs des dinosaures, nous possédons quelques indications sur leurs capacités de course, indique Robin Marchant. Mais le problème consiste à déterminer quel animal a laissé quelle trace.» Toutefois, grâce à des simulations, on estime que le frêle Compsognathus pouvait dépasser les 60 km/h. Le tyrannosaure tournait plutôt autour des 30 km/h, ce qui est déjà pas mal pour une bête de 6 tonnes, et de toute façon beaucoup trop pour ses victimes au cinéma.
Dans son récent ouvrage Jurassique Suisse: des dinosaures et des mammouths dans nos jardins!, Robin Marchant met l’accent sur une différence importante entre les reptiles et les dinosaures. Les membres des premiers sont pliés, et se trouvent sur les côtés de leur corps. Les seconds, comme les humains d’ailleurs, se déplacent sur des pattes droites. Cette posture demande moins de force pour transporter un poids important. C’est probablement cette caractéristique qui a permis à certaines espèces d’atteindre des tailles comme 13 mètres de haut et 22 mètres de long, à l’image du brachiosaure.
Esprit de famille
Notre pays recense plusieurs milliers de traces de pas de dinosaures, comme par exemple au Piz dal Diavel (GR) ou sur le site de Béchat Bovais (JU). Ces pistes tendent à montrer que bien des herbivores vivaient en troupeaux. «Les nombreuses empreintes trouvées autour des nids accréditent l’idée que certains étaient de véritables mères poules, et qu’ils s’occupaient de leurs petits, tout comme les oiseaux.»
Le dimorphisme sexuel reste largement un mystère: comment distinguer les femelles des mâles ? En 2005, trois chercheurs américains, parmi lesquels figure «Jack» Horner, qui a collaboré avec Steven Spielberg, ont annoncé une découverte importante (et contestée) dans Science. A l’intérieur d’un os de tyrannosaure, Mary Schweitzer a repéré la présence de tissus particuliers, appelés os médullaires. Ceux-ci n’existent que chez les femelles oiseaux en gestation, et leur servent à stocker le calcium nécessaire à la fabrication des œufs. Ce qui a permis à la fois de déterminer le sexe de la créature et de renforcer le lien entre dinosaures et volatiles.
Loin des fantasmes génétiques de Jurassic Park, c’est la géochimie qui a fourni des informations intéressantes, grâce à l’analyse des dents et des os. Ces derniers fixent, au moment de leur formation, l’oxygène de l’eau que nous absorbons, que cette dernière soit contenue dans la nourriture ou dans l’air – sous forme de vapeur ou de pluie. Cet élément indispensable à la vie possède plusieurs isotopes stables. Dans la nature, 16O (8 protons et 8 neutrons) est le plus abondant (plus de 99% des effectifs). Son cousin 18O (8 protons et 10 neutrons) est nettement plus rare (0,2 %). Le quotient entre le second et le premier, noté delta18O, donne de précieuses indications aux paléoclimatologues. «Ce ratio varie en fonction de la température, de la latitude et de la quantité d’eau condensée dans l’air», explique Torsten Vennemann, professeur à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre. Mais à quoi comparer ce chiffre ? «Depuis près de cinquante ans, les stations météorologiques du monde entier mesurent ces valeurs.» Les saisons jouent également un rôle: en été, on trouve davantage de 18O dans les précipitations, et c’est l’inverse en hiver.
Cette dernière information se croise avec la suivante: les os se remplacent au cours de la vie à un rythme qui varie selon les espèces. Il est possible d’y repérer des anneaux de croissance et donc d’avoir une idée de la vitesse à laquelle l’animal a grandi, selon que les saisons furent chaudes ou froides dans les dernières années de sa vie, voire même dans les premières années si l’on utilise les dents.
Sang chaud ou froid ?
La concentration des différents isotopes dépend également de la température du corps au moment où le tissu osseux se forme. Ce qui nous amène à la question suivante : les dinosaures avaient-ils le sang froid comme les reptiles ou chaud comme les oiseaux ? Les premiers, dits ectothermes, ont la même température que leur milieu. Leur croissance est lente et ils consomment beaucoup moins de nourriture que les endothermes, qui maintiennent leur organisme à température constante et dont la croissance est rapide. Même s’ils vivent côte à côte et partagent l’eau de mares communes, leurs delta18O seront différents, puisque leurs températures internes le sont également.
Imaginons maintenant des restes de dinosaures et d’ectothermes (crocodiles et tortues), datant de la même période préhistorique et trouvés dans le même gisement. Mesurons leurs concentrations respectives en isotopes d’oxygène. Faisons exactement le même travail, mais avec des mammifères et des ectothermes contemporains. Les différences observées entre les deux groupes de fossiles et les deux groupes modernes sont similaires, ce qui permet à une équipe de chercheurs de soutenir que l’endothermie était répandue chez les dinosaures.
Croissance rapide
Avec un étudiant de master, Torsten Vennemann a travaillé sur un os d’un membre de la famille des Tyrannosauroidea, en utilisant une approche déjà publiée par son groupe de recherche sur un autre dinosaure en 2004. Ce tissu a crû de 15 cm de diamètre en 5 ans, ce qui est énorme. «Une telle croissance n’est possible que si l’animal mange beaucoup», ajoute le professeur. Les quantités deviennent carrément astronomiques si l’on visualise le menu d’un diplodocus ou d’un brachiosaure, des herbivores à côté desquels l’éléphant d’Afrique fait figure de petite chose.
Un tel métabolisme est-il vraisemblable ? En 2014, dans Science, des scientifiques proposent une troisième voie : la mésothermie. L’un des animaux souvent étudié par Torsten Vennemann, le requin blanc, la pratique. «En temps normal, cet animal possède la même température que celle de l’eau. Mais il peut la faire monter de 5 degrés afin d’être plus actif que ses proies, par exemple en eaux froides. Cela lui procure un avantage par rapport aux autres espèces.» Les dinosaures auraient donc fonctionné ainsi. «Cela devait être très pratique de pouvoir passer d’un système à l’autre, c’est-à-dire de manger davantage et de croître quand la nourriture était abondante, et de passer à l’ectothermie, bien plus économique, lorsque les conditions deviennent difficiles.»
This is the end
Les oiseaux furent les seuls dinosaures à franchir la limite Crétacé-Tertiaire (C-T), c’est-à-dire une grande extinction qui a eu lieu il y a 65 millions d’années. Adieu, tricératops et ptéranodons! Mais quelle est l’arme du crime ? Météorite ou éruptions ? Le sujet fait l’objet d’une controverse durable. Expert scientifique à l’Institut des sciences de la Terre, Thierry Adatte est l’un des co-auteurs d’un article paru dans Science, fin 2014. Grâce aux zircons, soit des cristaux recueillis dans des couches de roches et cendres volcaniques en Inde (lire également Allez savoir ! N°57), il a été possible de dater les différentes éruptions colossales qui ont eu lieu à l’époque. L’essentiel des coulées a commencé 250 000 ans avant la limite C-T, pour se terminer 300 ou 400 000 ans après. Les quantités folles de gaz et de poussières émises pendant des millénaires ont modifié le climat. Si l’on ajoute un (ou deux) astéroïdes géants à la facture, le compte est réglé.
Les dinosaures terrestres sont-ils perdus à jamais ? Jurassic World, comme les autres films de la série, imagine que de l’ADN de ces créatures, isolé depuis le sang de moustiques figés dans l’ambre, serve à les faire renaître. Hélas, cette idée poétique reste aussi invraisemblable qu’en 1993, car la fragile molécule d’ADN ne peut se préserver, en partie, que pendant quelques centaines de milliers d’années dans des conditions de froid bien particulières. Il n’y a rien à espérer de fossiles minéralisés depuis des éons.
Pour nous consoler, la nature nous a laissé 10 000 espèces d’oiseaux, présents sous tous les climats, du sommet des montagnes au bord des océans. Leurs couleurs et leurs chants nous laissent entrevoir la richesse de la vie lorsque les dinosaures régnaient sur la planète.