Le 24 janvier, les Vaudois se souviennent du jour où ils ont renvoyé les Bernois avec l’appui de la France révolutionnaire. Mais la commémoration élude souvent une «libération» cher payée à ces féroces soldats, venus jusque dans nos campagnes pour taxer, piller et même violer. Texte Michel Beuret
Le 24 janvier, la tradition veut que l’on déguste un Papet aux porreaux, ce «plat national» qui semble immémorial… même si rien ne l’atteste (lire l’article). Ce jour-là, les Vaudois célèbrent en effet leur liberté conquise après 262 ans d’autorité bernoise. Cette histoire, peu enseignée dans les écoles et souvent mythifiée par-delà les non-dits, laisse supposer que, comme toute liberté à l’époque, celle-ci fut cher payée. Ce n’est pas faux, mais la commémoration omet souvent de rappeler à qui et surtout comment.
Que se passe-t-il ce fameux mercredi 24 janvier 1798? Ce jour-là, dès l’aube, un comité de révolutionnaires lausannois fait flotter, face à l’Hôtel de Ville, le drapeau vert avec inscrit «République lémanique, Liberté, Egalité». Un peu plus tard, la scène se reproduit à Vevey. L’opération a été encouragée en sous-main depuis Paris par une poignée de Vaudois partis plaider la cause d’un peuple présenté comme opprimé. Ces «patriotes» ont obtenu l’oreille, compatissante mais pas désintéressée, d’une France révolutionnaire en phase hégémonique. Le 24 janvier, les 10000 hommes de l’armée d’Italie se massent aux frontières du Pays de Vaud. Dans une proclamation, le général Ménard assure les Vaudois du soutien de la France si Berne tentait quoi que ce soit contre eux.
A Vevey, on pleure le départ du bailli
Bien conscients du rapport de force, les Bernois se retirent sur la pointe des pieds. Ni combat, ni règlement de comptes. «Les baillis bernois sont priés de rentrer à Berne, certains sont poliment reconduits à leur calèche, sans qu’aucun ne soit blessé, ni même menacé», constate Danièle Tosato-Rigo, historienne, professeure associée à l’UNIL et auteur de nombreuses recherches sur la période. (1) «A Vevey, on produit même un certificat de bonne conduite pour le bailli, pour dire combien on l’a apprécié et certains témoignages assurent que des gens pleurent le départ de leur bailli.» Etrange attitude de la part d’un peuple opprimé. La province est donc libérée sans un coup de feu et les anciens maîtres ne menacent guère de revenir. Trois jours plus tard, le Pays de Vaud est néanmoins envahi par l’armée française. Pourquoi ces bruits de bottes? C’est ici que débute un épisode moins glorieux de la Révolution vaudoise. La France, ruinée par ses guerres en Europe, a besoin d’argent, nervi belli pecunia, et convoite le Trésor bernois. La placide Révolution vaudoise n’offrant guère de prétexte pour attaquer Berne, il fallait en trouver un. Ce casus belli, sera retenu sous le nom de «l’incident de Thierrens».
Vaudois et Français ont un ennemi commun
Dans la nuit du 25 au 26 janvier, l’armée française envoie une petite délégation à la rencontre du chef des troupes bernoises, munie d’un ultimatum du Gouvernement français qui lui intime l’ordre de ne pas armer contre les Vaudois. La délégation conduite par l’adjudant Authier, accompagné de deux membres de l’Assemblée provisoire vaudoise, de deux hussards français et de deux dragons vaudois, arrive à hauteur de Thierrens entre chien et loup. Dans la pénombre, les gardes du village croyant à une attaque française ouvrent le feu. Les hussards sont tués. «Mais dès le lendemain, le général Ménard fait imprimer un texte qui impute leur décès non aux Vaudois, mais aux Bernois…», sourit Danièle Tosato-Rigo. Par ce renversement machiavélique, le général Ménard transforme le quiproquo de l’incident en motif d’intervention légitime: «Vaudois et Français ont désormais un ennemi commun».
La suite est connue. Les forces françaises débarquent le 27 janvier, déclarent la guerre à Berne qui capitule le 4 mars et s’emparent de son Trésor. Cinq millions de livres bernoises financeront donc la campagne d’Egypte du général Bonaparte. «A cette période, les campagnes de libération sont souvent aussi des opérations de pillages», relève l’historienne. La nouvelle République lémanique, pourtant alliée, n’y échappera pas.
Les Français sont une force d’occupation
«Les troupes françaises agissent d’emblée comme une force d’occupation. Il existe alors une sorte de droit pour les armées de libération à vivre sur le dos de l’habitant, soudain forcé de contribuer à l’effort de guerre», note l’historienne qui cite cette lettre du pasteur Bugnion de Lausanne, datée du 29 janvier 1798?(2): «Les troupes françaises de l’armée d’Italie sont entrées chez nous. Dimanche 28, 2500 hommes débarquèrent à Ouchy venant de Savoie (…). Le même jour, 3000 hommes venant de Versoix logèrent ici et sont partis ce matin (…) On attend 3000 hommes, demain, l’artillerie puis la cavalerie. Pour fournir à leurs besoins, le général Ménard a demandé en vingt-quatre heures 700 mille livres, le pain, la viande, le vin et l’eau-de-vie nécessaires.»
Mais à Lausanne, nouvelle capitale, rien n’est prêt pour héberger une telle quantité d’hommes. «L’armée est donc disloquée sur le reste du territoire vaudois, nourrie, logée et souvent soldée aux frais de la population», souligne Danièle Tosato-Rigo.
Le commandement français exigera aussi, à la mi-février, 4000 volontaires vaudois pour rejoindre l’armée «sous cinq jours». Enfin, en plein hiver, l’armée a besoin de bois de chauffage et de fourrage pour ses chevaux. Toutes les communes, rurales surtout, sont mises à contribution.
Certaines comme Payerne sont plus exposées que d’autres. Les 2000 habitants du bourg broyard voient débarquer 2400 soldats français. Rolle vit une situation analogue. En juin, les Lausannois doivent nourrir trois bataillons. Bex doit héberger jusqu’à 12000 hommes et 1000 chevaux pendant trois mois. «A Vevey, on collecte aussi de vieilles chaussures pour les soldats, l’indice d’un équipement misérable», relève Danièle Tosato-Rigo.
Les réquisitions sont d’autant plus nombreuses que les passages de troupes se multiplient. Récapitulons: mi-janvier, environ 10000 hommes de l’armée d’Italie s’installent un mois en Pays de Vaud avant d’attaquer Berne. Mi-mars, une division en route vers l’Egypte revient victorieuse de Berne et repasse pour aller embarquer à Toulon. Plus tard, le reste de l’armée d’Italie revient également. S’ajoutent les troupes en transit: 14000 hommes débarquent d’Allemagne en mai, puis 20000 autres en juin et encore en septembre, avec chaque fois 1500 chevaux. Chacun de ces passages, les Vaudois le payeront très cher.
«Ne jamais laisser de femmes seules en présence de Français»
Si certaines élites vaudoises ont d’abord été favorablement impressionnées par les officiers français et leurs manières, très vite les abus et le comportement belliqueux de leurs soudards inquiètent. «Il faut s’imaginer des milliers d’hommes, mal payés, mal équipés et souvent indisciplinés, rappelle Danièle Tosato-Rigo. C’est l’arrière de la troupe qui présente le plus grand risque pour les civils. L’arrière passe parfois trois jours après la tête de colonne. C’est souvent à ces moments-là que se produisent les déprédations et les viols.
Il fait peu de doute aujourd’hui que l’armée de «libération» s’est rendue coupable de viols, même si cette réalité reste peu documentée. L’information doit se lire en creux dans les messages des autorités locales qui recommandent de ne jamais laisser de femmes seules en présence de Français. «Cet appel peut-il être autre chose qu’une prévention contre le viol? s’interroge l’historienne, voire l’indice que des viols ont déjà été commis? Ce crime étant rarement dénoncé par les victimes, nous avons peu de sources, mais la violence sexuelle envers les femmes est inhérente à la soldatesque.» Et puis, d’autres indices renforcent les soupçons. Le général français Schauenburg, commandant en chef de l’armée d’Helvétie, multiplie les directives pour imposer la discipline et limiter la boisson.
Et voilà la résistance passive!
Les abus se multiplient à mesure que la troupe française devient de facto le bras armé du nouveau Gouvernement vaudois, débordé par les actes de résistance au nouveau régime dans Les Ormonts, le Pays-d’Enhaut et le Jura vaudois. «Cet arrière-pays, épargné fiscalement sous l’autorité bernoise, avait joui aussi d’une plus grande autonomie, observe Danièle Tosato-Rigo. Il n’a pas le même intérêt à exiger plus de liberté et d’égalité, et encore moins à subir le centralisme d’une nouvelle constitution importée de France (3).» L’arrière-pays y voit le projet d’une élite bourgeoise, urbaine et la domination des villes. «L’effort de guerre exigé d’emblée par l’occupant français, et répercuté par les nouvelles Autorités vaudoises, alimente la sédition. Mais dès la capitulation de Berne en mars, toute résistance armée cesse», précise la chercheuse de l’UNIL.
La résistance prend alors une forme plus passive. «La lenteur avec laquelle certaines communes répondent à l’emprunt Ménard et le fait que bien peu réunissent les sommes exigées sont un signe», estime Danièle Tosato-Rigo. Autre indice: les désertions nombreuses de conscrits vaudois.
La Suisse divisée en trois
L’hostilité s’exprime aussi un temps dans les médias. «De janvier à novembre 1798, on observe une forme de liberté de presse, mais que le nouveau régime ne tarde pas à censurer, car elle fait surtout le jeu des opposants.» Dès novembre, la presse marche au pas et célèbre la Grande Nation. «Elle tente aussi de convaincre que la situation pourrait être pire», note l’historienne de l’UNIL. La Suisse a échappé, il est vrai, au projet de partition du général Brune présenté le 16 mars 1798. Cette tripartition imagine la création d’une Rhodanie, englobant toutes les provinces latines et tuant dans l’œuf la République lémanique… «Pour les Vaudois, qui craignaient d’être annexés comme Genève, le Jura et bientôt le Valais, le projet Brune a semé un vent de panique. Très vite, toute la Suisse s’y oppose et Paris doit y renoncer», note Danièle Tosato-Rigo.
La République helvétique, unitaire, tiendra cinq ans. Dès 1803, la Suisse revient au modèle fédéral. Le 14 avril marque ainsi l’entrée du canton de Vaud dans la Confédération. Une date elle aussi commémorée, comme la deuxième fête officielle. «Les raisons de se remémorer l’une ou l’autre date, et pour chacune le sens qu’on veut lui donner, varient selon les sensibilités, estime Danièle Tosato-Rigo. Pour la gauche, la Révolution vaudoise, c’est avant tout l’accès aux droits de l’homme. D’autres insisteront sur l’indépendance. Mais j’aime assez l’idée de célébrer plusieurs fêtes. Ce sont les régimes totalitaires qui commémorent les grandes dates de manière univoque.»
(1)Danièle Tosato-Rigo, «La continuité par la révolution? L’exemple du canton du Léman». In: Schläppi D. (éd.) Umbruch und Beständigkeit. Kontinuitäten in der helvetischen Revolution von 1798, Ières Journées suisses d’histoire. Schwabe, Bâle, pp. 25-47, 2009.
(2)Danièle Tosato-Rigo, «La présence militaire française dans une province «libérée»: discours, pratiques, mémoire». In: Würgler A. (éd.) Grenzen des Zumutbaren. Erfahrungen mit der französischen Okkupation und der Helvetischen Republik (1798-1803). Schwabe, Bâle, pp. 83-104, 2011.
(3)Danièle Tosato-Rigo, «Constitution parisienne et Suisse républicaine: attraction, rejet à l’ère des révolutions». In: Marie-Jeanne Heger-Etienvre, Guillaume Poisson (éd.) Entre attraction et rejet: deux siècles de contacts franco-suisses (XVIIIe-XIXe s.). Michel Houdiard, Paris, pp. 14-40, 2011.
Article complémentaire: les origines mystérieuses du papet vaudois