Le sexisme dont les textes de jeunesse et la correspondance de Ramuz sont imprégnés va pourtant s’atténuer vers la fin de sa vie, quand Alice Rivaz réussit à lui prouver son talent d’écrivain, explique la chercheuse de l’UNIL Laura Saggiorato.
Collaboratrice scientifique du chantier Ramuz, ouvert par le Centre de recherches sur les lettres romandes de l’Université de Lausanne (UNIL), Laura Saggiorato a travaillé à l’édition du «Journal» et sur le volume 5 des Œuvres complètes, dont la sortie est prévue pour l’automne. Ce dernier rassemble l’en-semble des nouvelles, parues ou non, depuis la toute première publication, en revue, de «La langue de l’abbesse» jusqu’à «Nouvelles et morceaux» (1910).
Laura Saggiorato a également écrit pour «Le Temps» un texte intitulé «L’absente», dans le cadre d’une série de chroniques consacrées au chantier. L’occasion d’en finir avec un insupportable suspense et de lui poser la question: oui ou non, Ramuz était-il misogyne?
La femme, cet élément d’hygiène de vie
«Au cours de sa jeunesse, Ramuz explore différents genres littéraires, produisant toutes sortes de textes dont une grande partie est publiée dans le volume 4. Dans de brefs romans, il met en scène la vie idéale du jeune artiste, qui inclut la présence d’une femme. La Fanchette de «Jean-Daniel Crausaz», par exemple, est une représentation, via l’amour, du pays et de la réalisation d’un idéal artistique.
Ailleurs, la femme est un élément d’une sorte d’hygiène de vie – au même titre que la nourriture et l’activité au grand air – et son niveau d’éducation lui permet de jouer de la musique et de faire les courses au marché», explique Laura Saggiorato.
Mais cette image évolue assez vite au fil des ans: la femme disparaît peu à peu de ces «vies d’artiste» et celui-ci se re-trouve seul. Elle réapparaît plus tard, dans les fictions, «parfois ange, parfois femme fatale, parfois ambiguïté faite chaire comme Juliette dont le charme exotique sème la pagaille au village dans «La beauté sur terre», poursuit la chercheuse. Frieda la dévergondée est, elle, cause de perdition dans «Les circonstances de la vie», Christine dans «Jean-Luc persécuté» est, par sa trahison, à l’origine de la perte de son mari. Mais on trouve aussi des personnages féminins positifs et rédempteurs comme Thérèse qui, dans «Derborence», sauve son mari de la folie. Et c’est aussi d’une femme que vient le salut dans «Si le soleil ne revenait pas».
Sexiste, mais pas misogyne
Sexiste, comme il se doit à l’époque, mais non misogyne, Ramuz est «un conservateur qui a une vision patriarcale de la famille. Sa critique de la bourgeoisie n’a rien de politique. Elle vise les hommes puissants mais bornés, insensibles à l’art et à la culture et uniquement intéressés par la richesse. Quant à la question de l’émancipation de la femme, elle est tout simplement absente de ses préoccupations.»
Ce n’est pas faute d’avoir connu des femmes remarquables, émancipées et autonomes. A Paris, il fréquente le cercle de la rue Boissonade qui rassemble une société cosmopolite d’intellectuels – dont font partie les Suisses Maurice Baud, Auberjonois, Adrien Bovy, les poètes Spiess et Paul Fort, les frères Cingria, le danseur Nijinsky – et qui se réunit autour d’Alice Bailly, Cécile Cellier (qui deviendra la femme de Ramuz), Elisabeth Krouglikoff et Blanche Ory-Robin qui, toutes, avaient leur atelier dans cette rue.
Quand Alice Rivaz sut le convaincre
«Mais aucune d’elles n’a servi de modèle pour ses romans, constate Laura Saggiorato. Le sexisme dont les textes de jeunesse sont imprégnés et qui transparaît dans la correspondance de Ramuz avec ses amis ou dans les témoignages de personnes qui l’ont côtoyé semble pourtant s’atténuer vers la fin de sa vie. Au début des années 40, Alice Rivaz soumet à Ramuz son manuscrit «Nuages dans la main».
Reconnaissant la valeur de ce travail d’écrivain, Ramuz propose le texte à la Guilde du livre où il sera publié. Une collaboration commence alors entre eux pour la réalisation d’une «Anthologie de la poésie française» en deux volumes, publiée chez Mermod et chez Corréa, en France. Et si cette anthologie ne porte nulle trace d’Alice Rivaz, ce n’est pas la faute de Ramuz, qui souhaitait que le nom de celle-ci soit associé au sien, mais celle de l’éditeur français, qui a refusé d’entrer en matière.»
Elisabeth Gilles