Quelques éclairages par Philippe Kaenel, professeur de l’histoire de l’art à l’UNIL.
Le passage du commerce Saint-André, 1952-1954
C’est un tableau remarquable et singulier, ne serait-ce que par ses dimensions monumentales (294 / 330 cm). Il demande à être vu de loin et sa construction géométrique implique un spectateur assez éloigné de la représentation, observe Philippe Kaenel, qui enseigne l’histoire de l’art à l’UNIL. Il renvoie à une des premières oeuvres de Balthus exposées à la galerie Pierre Loeb, «La Rue» (1933).
«Extrêmement construit, son arrièreplan fait penser à une toile peinte. Dans cette sorte de décor de théâtre clos, décor urbain, se déplacent des acteurs qu’aucun véritable contact ne rapproche. Que font ces figures dans cet espace? Qui est le personnage assis, recroquevillé et quasiment sans bras? Quant au chien, seul au centre de la représentation, c’est un sujet classique indiquant les sentiments de déréliction, d’abandon et de solitude.»
«La figure masculine portant une baguette, qui s’éloigne, de dos, pourrait être interprétée comme un autoportrait de l’artiste. On trouve en effet dans le catalogue de l’exposition de Venise (2002) une photographie de Balthus dans cette même position qui a été mise en parallèle avec cette toile.»
«Disposés dans l’espace indépendamment les uns des autres, les personnages témoignent d’une sorte d’incommunicabilité humaine, et l’on peut évoquer à son sujet l’expression freudienne «d’inquiétante étrangeté». L’inquiétude en question est aussi provoquée par la perspective elle-même, qui est un peu manipulée, de même que par certains éléments renvoyant à l’idée d’énigme comme la clé, sur la façade en arrière-plan, et la flèche semblant indiquer que le sens est ailleurs. Le tableau évoque également les sources italiennes, la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico ainsi que le mouvement allemand de la Nouvelle objectivité.»
Le Roi des chats, 1935
Ce tableau important date de 1935, époque inaugurale où Balthus se présente au public. Il le fait, et c’est le meilleur moyen, à travers un autoportrait dans lequel il figure en dandy, note Philippe Kaenel, qui enseigne l’histoire de l’art à l’UNIL. Du point de vue des proportions humaines, le portrait est antinaturalist: cette figure allongée est impossible, les jambes sont trop longues.
«Ce qu’il est important de remarquer, c’est la manière dont il intègre le chat, son animal fétiche. Avec, en l’occurrence, des détails intéressants, comme le fouet posé sur le tabouret, qui peut prêter à de multiples interprétations, celle du dompteur d’un animal indomptable, par exemple. Beaucoup d’autres artistes se sont passionnés pour cette figure du chat qui, chez Balthus, prend une place presque emblématique. Avec Manet et son Olympia – dans lequel figure à l’extrême droite un chat, la queue dressée, qui a attiré tous les quolibets – il est associé à l’érotisme. Mais dans l’histoire de l’art, il a des significations multiples.»
«Le chat est aussi associé, sous la Révolution, à la personnification allégorique de la liberté. Et tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, il représente une figure libertaire un peu anarchisante, par exemple avec Steinlen et le Cabaret du chat noir de Rodolphe Salis.»
«Dans le cas de Balthus, sa première oeuvre, alors qu’il avait une dizaine d’années, racontait dans un album illustré l’histoire de Mitsou, un chat abandonné. C’est un récit autobiographique, qui se déroule sur les bords du Léman à l’époque où la mère de Balthus et le poète Rainer Maria Rilke étaient amants. Le plus intéressant, dans cette histoire, c’est que le frère, Pierre, est complètement évacué de la relation familiale. Balthus et sa mère ont toujours eu des rapports très particuliers. Dans ses lettres, elle parle de son petit amoureux et son vocabulaire affectif était très proche de celui qu’on a entre amants. On peut imaginer que cette relation à la mère a dû marquer Balthus.»
Thérèse rêvant, 1938
Les figures de rêveuses, de joueuses et de lectrices abondent dans l’oeuvre de Balthus, explique Philippe Kaenel, qui enseigne l’histoire de l’art à l’UNIL. Il leur arrive fréquemment de se regarder dans un miroir. Elles sont saisies, absorbées par une activité qui les rend apparemment inconscientes du regard porté sur elles par l’artiste et le spectateur de la toile.
«Thérèse Blanchard est une des Lolita préférées de Balthus. Elle pose avec ses petits souliers rouges, sa jupe assortie, relevée, qui dévoile sa culotte blanche entre les cuisses écartées. Une lumière assez forte l’éclaire de la gauche. Le peintre profite du sujet pour glisser une nature morte et un chat emblématique, qui lape avec plaisir du lait moins blanc que le slip de Thérèse, car placé dans l’ombre.»
«Le titre est de pure convention. On voit mal comment la jeune fille pourrait dormir ou rêver dans une pareille posture, le pied en équilibre, les mains croisées sur la tête, sans donner le sentiment d’un relâchement qu’un coussin bleu adossé ne saurait garantir.»
«Balthus a l’art de placer ses figures féminines dans des postures compliquées, presque torturées: à quatre pattes, tordues de côté, tendant les bras, s’avançant de manière désarticulée. De toute évidence, il s’intéresse à la géométrie des anatomies (les bras en losange). Il s’agit donc de modèles modelé : le peintre façonne leurs corps par la pose avant de les brosser au pinceau et de les offrir à la caresse du regard.»
Propos recueillis par Elisabeth Gordon