
Depuis des siècles, les philosophes, érudits et autres scientifiques sont souvent représentés assis, la tête posée sur une main. Le savoir serait-il donc pesant? se demande Jean-François Bert, sociologue des sciences à l’Unil, dans un livre ainsi que dans une exposition proposée au Rolex Learning Center.
«Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose», écrivait Friedrich Nietzsche. Cet habitué des sentiers grisons serait pris à rebrousse-poil dans l’exposition «Les têtes pe(n)santes», à la bibliothèque du Rolex Learning Center. Tableaux, gravures, photographies: une ribambelle de savants de toutes époques s’y alignent dans leur posture classique, c’est-à-dire assis, la tête soutenue par la main.
«Notre idée consiste à partir de cette pose pour mettre en lumière les trajectoires très variées qu’elle a empruntées au fil du temps, en conservant toutefois le lien avec les pratiques du savoir», indique Jean-François Bert, co-commissaire de l’exposition avec Jérôme Lamy, et professeur titulaire à l’Institut d’histoire et anthropologie des religions.
La première itération connue remonte au IVe siècle avant J.-C., avec ce jeune éphèbe pensant en terre cuite «assis et recroquevillé, en rupture par rapport aux canons de la sculpture gréco-romaine», note le chercheur. Le moule n’a pas été cassé depuis. Dès le Moyen-Âge, saint Jérôme est souvent peint «dans cette pose méditative». Le personnage aussi ailé que déprimé de la Melencolia I de Dürer (1514) adopte une attitude similaire, tout comme Le penseur d’Auguste Rodin (1880).
Les commissaires de l’exposition ont choisi des chemins de traverse pour traiter de leur sujet. Par exemple, dès la fin du XIXe siècle, «certains portraits photographiques nous montrent des savants la tête posée sur la main, mais avec un air abattu. Cette lassitude est aussi à mettre en miroir avec la professionnalisation de la science.» En effet, loin de sa retraite au désert (comme saint Jérôme), le penseur vit dans le monde moderne, avec le surmenage que cela implique. La pose se diffuse largement avec la photographie, et le motif se répète. «Elle est ainsi utilisée par des anonymes qui n’ont rien à voir avec le monde savant, mais qui souhaitent donner d’eux-mêmes une certaine image», note Jean-François Bert. Le vaste espace où se tient «Les têtes pe(n)santes» est prétexte à un clin d’œil. L’une des entrées de l’exposition traite en effet des lecteurs. «Dès que l’on se trouve dans un lieu qui est organisé pour penser, comme une bibliothèque, on remarque des gens qui adoptent cette pose.» L’exposition montre aussi que certains cancres ont été photographiés la tête sur la main ce qui, dans leur cas, exprime l’ennui. Il semble que la connaissance, qu’elle soit absorbée ou rejetée, demeure lourde à porter.
Les têtes pe(n)santes. Rolex Learning Center. Tlj 7h-minuit, sauf le 25 décembre. memento.epfl.ch. Vernissage le 14 octobre. Du me 15 octobre au di 25 janvier.
Les têtes pensantes – Ou la pose des savoirs. Par Jean-François Bert et Jérôme Lamy. Anamosa (2025), 256 p. Récemment paru, cet ouvrage prolonge les réflexions menées dans l’exposition.
