Un lynx qui se promène en ville de Zurich, un autre qui franchit un fleuve, une femelle qui traverse les autoroutes suisses pour rentrer chez elle… Ce n’est pas du cinéma, mais des exploits réalisés récemment par des félins suisses plus bougillons qu’on le croyait.
Le lynx serait un voyageur timoré. C’est, du moins, l’impression qu’il a longtemps donnée, vu de Suisse. On pensait que ce gros chat rebroussait chemin dès qu’il devait tremper la patte dans une rivière, et qu’il s’enfuyait en courant quand il rencontrait des obstacles aussi impressionnants qu’une autoroute ou qu’une voie ferroviaire. Cela reste vrai pour une majorité de félins. Mais, depuis quelques années, un petit groupe de lynx suisses se charge obstinément de démontrer le contraire.
Plusieurs fauves portant des colliers émetteurs ont stupéfié les biologistes avec des exploits qui les apparentent davantage à des loups, ces grands voyageurs intrépides, ou à des héros des studios Disney, pour leur capacité à explorer le monde ou à tenter de retrouver leur maison au péril de leur vie.
L’escapade française et la fugue italienne
«Observer les lynx, ce n’est pas suivre des espèces très abondantes comme les souris ou les fourmis, explique Fridolin Zimmermann, un spécialiste du grand félin formé à l’UNIL. Chaque fois que nous étudions un nouvel individu, nous apprenons quelque chose.»
A la fin octobre 2006, par exemple, un biologiste suisse a eu la surprise de retrouver la piste du lynx Zoro durant un voyage privé en France voisine. Le félin, qui était né dans l’Oberland bernois avant d’être relâché dans le massif du Jura, avait disparu des écrans de contrôle. On le croyait mort et voilà qu’il se prélasse dans l’Ain, au sud-ouest de Genève. Avec ce déplacement d’une centaine de kilomètres, inhabituel pour un lynx, Zoro a établi un premier record migratoire à l’échelle suisse.
Cet exploit avait été favorisé, pensaiton, par l’absence d’obstacles sur sa route. Zoro a très vite fait taire ces critiques en confirmant ses capacités à voyager. En janvier 2007, le lynx franchissait le Rhône pour explorer le massif de la Vuache, en Haute-Savoie.
Un autre félin, identifié comme B132 (il recevra un nom quand on lui passera un collier émetteur), a très vite battu le record de Zoro. Le printemps dernier, il est d’abord devenu le premier lynx à revenir dans le Parc national suisse par ses propres moyens, avant de quitter les Grisons pour l’Italie, et d’établir un nouveau record. Entre le lieu de sa naissance et son domicile actuel, B132 a parcouru près de 200 kilomètres, soit deux fois le parcours de Zoro.
Un lynx en ville de Zurich
Exceptionnel, les périples de Zoro et de B132 ne sont pas uniques pour autant. Turo, un lynx mâle de cinq ans, a été capturé en janvier 2003 dans la région de Moutier. Relâché une semaine plus tard en Thurgovie, le fauve suisse a surpris les observateurs en partant subitement vers le Nord. Il a franchi l’A1 à l’est de Winterthour, après avoir enjambé une clôture. Il a ensuite traversé le Rhin à la nage pour rejoindre le canton de Schaffhouse, direction l’Allemagne, du côté de la Forêt Noire.
Recapturé par des biologistes suisses après avoir tué un chevreuil à deux cents mètres de la frontière germanique, Turo est relâché une seconde fois dans la partie zurichoise du site protégé du Tössstock, non loin de deux femelles. L’animal étonne à nouveau ses suiveurs: cette fois, il met le cap au nord-ouest, en direction de la ville de Zurich. Le fauve traverse sans problème plusieurs routes nationales, emprunte des sorties d’autoroute et trottine même dans la Seefeldstrasse, une grande rue zurichoise où passe un tram. Une virée nocturne et urbaine immortalisée par les caméras de la télévision alémanique DRS.
Resté en ville, le fauve se dissimule près d’une villa, où les biologistes du KORA l’ont observé, attentif et tranquille. «Dans ce jardin, il y avait aussi un bouvier bernois, précise Fridolin Zimmermann, et ce dernier n’a jamais remarqué la présence du lynx.»
Le grand chat qui voulait rentrer à la maison
Après ce périple digne d’un film de Walt Disney, le lynx a-t-il eu droit à un happy end? «Turo a été photographié récemment au Tössstock, répond Fridolin Zimmermann. Il a réussi à se trouver un territoire et il a même rencontré une femelle à qui il a fait au moins cinq petits depuis 2005.» Un de ces enfants s’appelle… B132, celui qui s’est également illustré par ses aptitudes au voyage, comme papa.
«Turo est un cas très inhabituel. Il ne faudrait pas imaginer, à partir de son histoire, que les lynx vont venir vivre en ville comme les renards. Ce félin n’est pas entré dans Zurich pour s’y installer. Il n’a fait que passer, analyse Fridolin Zimmermann. Si l’on trace une ligne droite entre l’endroit où il a été relâché, et son habitat originel, on trouve Zurich au milieu de l’itinéraire à suivre pour le regagner. Nous pensons donc que Turo est un bel exemple de homing (un «retour à la maison», n.d.l.r.).»
Ce phénomène était connu chez les chats domestiques, qui réapparaissent tout à coup à leur adresse d’origine après un déménagement, sans que personne ne sache comment ils ont retrouvé leur chemin. Le «homing» a également été observé chez des pumas de Floride. Le voilà constaté chez les lynx.
Aika, la femelle lynx qui prenait l’autoroute
Les mâles ne sont pas les seuls à surprendre les biologistes. Aika, une femelle adulte, capturée dans le Jura bernois et transloquée (c’est ainsi que l’on désigne le déplacement d’un lynx vers un nouveau territoire, n.d.l.r.) en 2003, a, elle aussi, très vite quitté le nouveau territoire que lui proposaient les biologistes. Traversant la Linth et l’autoroute A3 à la hauteur de Bilten, et, plus tard, la Reuss, elle a encore franchi l’autoroute A1 entre Zurich et Aarau en passant audessus du tunnel du Baregg.
«Comme Turo, Aika cherchait à rentrer, et elle y est presque parvenue. Elle ne s’est arrêtée qu’à quelques kilomètres du Jura avant de rebrousser chemin, note Fridolin Zimmermann. Au KORA, nous pensons que des félins comme Aika et Turo, parce qu’ils étaient plus âgés, ont voulu revenir dans le territoire où ils avaient initialement vécu. Nous en avons tiré comme leçon que les chances de réussir une translocation sont meilleures avec de jeunes individus.»
Plus largement, le périple d’Aika (qui est atypique puisque la femelle a été préalablement déplacée) nous permet de rappeler que chez les lynx, les mâles et les femelles migrent de manière assez similaire, contrairement à ce qui se passe chez les loups, où les jeunes mâles s’éloignent des meutes pour chercher un territoire longtemps avant que les femelles ne suivent leurs traces.
En France, les lynx voyagent beaucoup
Avec une majorité de lynx qui se contentent d’établir leur territoire juste à côté de celui de leurs parents, et de plus rares félins grands voyageurs, qui parcourent des centaines de kilomètres pour s’établir, les biologistes ont découvert ces «déplacements à deux vitesses». Ces variations dans les itinéraires n’ont pas manqué d’intéresser nos voisins français, qui suivent la descente des lynx vers la mer Méditerranée.
«Quand l’espace est occupé, on peut croire à l’arrêt de la migration des félins, parce qu’ils régulent eux-mêmes leur population, observe l’expert français Eric Marboutin. Dans le massif jurassien, on peut avoir l’impression qu’ils ne bougent plus beaucoup, avec de nombreux jeunes animaux qui se font écraser le long des routes quand ils cherchent à quitter le territoire où ils sont nés. C’est le procédé normal d’un groupe qui arrête de s’étendre quand il n’a plus d’espace à coloniser. Mais quand les lynx ont de la place devant eux, leur cheminement est souvent plus actif. Des jeunes ont ainsi effectué 100-150 kilomètres pour trouver un territoire.»
Fridolin Zimmermann vient cependant nuancer cette interprétation française: «Nous n’avons pas observé cela en Suisse. Les lynx dans les Alpes, par exemple, ne se sont pas étendus en direction de l’est du pays, alors qu’il y a pourtant de nombreux habitats favorables inoccupés dans cette direction.» C’est pourquoi des lynx de ces régions ont finalement été déplacés par les biologistes en Suisse orientale.
Observateur le jour, chasseur la nuit
Et que fait un lynx quand il s’est enfin installé? «En règle générale, l’animal est peu actif durant la journée, explique Fridolin Zimmermann. Il se met à l’abri en hauteur, dans une pente ou dans une jeune plantation d’épicéas, il observe les alentours et il attend la tombée de la nuit.»
Quand elle arrive, le lynx se déplace ou chasse. «Il descend de son poste d’observation pour s’aventurer en terrain plus découvert. Il ne mange que ce qu’il a tué lui-même. Il avale surtout la viande, le muscle, le foie, le coeur et les poumons. Et il délaisse les intestins, les os et la peau qu’il retrousse. Comme il a une langue très râpeuse, il nettoie bien les os jusqu’à ce qu’ils soient pratiquement blancs. Un lynx tue en moyenne un grand ongulé par semaine.» Le lynx est aussi un prédateur du renard (son troisième plat favori, après le chevreuil et le chamois).
Réintroduit il y a bientôt quarante ans et toujours braconné
Malgré de faibles dégâts causés aux éleveurs (aussitôt indemnisés), mais à cause de ses habitudes alimentaires qui en font un concurrent des chasseurs, le lynx n’est pas encore complètement accepté. Réintroduit dans les années 1970 par des lâchers officiels et officieux (avec des animaux capturés dans les Carpates, en Slovaquie actuelle), «il est encore passablement braconné, regrette Nathalie Rochat, une biologiste de l’UNIL qui suit aussi les lynx depuis des années. J’ai l’impression qu’il est toléré, mais toujours pas accepté. Il est certes mieux admis qu’il y a dix-quinze ans, mais on entend toujours les mêmes critiques et les mêmes histoires à son propos dans les assemblées de chasseurs.»
Fridolin Zimmermann observe de son côté que l’arrivée progressive du loup vient changer la donne en faveur du félin. «Dans les années 1970-1990, le lynx était un bouc émissaire idéal. Sa présence constituait la goutte d’eau qui faisait déborder le vase des problèmes rencontrés par les éleveurs (crise agricole, pressions des gens des villes sur les ruraux et les montagnards…). Depuis quelques années, c’est le loup qui a endossé ce rôle.»
Le retour du loup, en attirant les projecteurs et les carabines, permettra probablement au lynx de se fondre à nouveau discrètement dans le paysage. Lui, en tout cas, ne rêve que de cela, c’est sûr
Jocelyn Rochat
Effectivement, super article, j’ignorais que certains spécialistes du lynx de KORA étaient passés par l’unil:) À quand une sortie lynx organisée par l’école de biologie?
L’autre article sur le lynx était très bien aussi!
Bonjour,
Vous avez tout à fait raison, la photo a été changée, cette fois-ci c’est bien un lynx.
Merci pour votre remarque
très bon article, dommage par contre que la photo montre un caracal et non un lynx…