Interview de Jean-François Poudret, professeur honoraire de l’UNIL
Au Moyen-Age, ce n’était pas la loi, mais des coutumes qui régissaient la vie des Romands. Elles étaient appliquées par des gens conservateurs qui faisaient davantage appel au bon sens. Le grand spécialiste de ces pratiques, Jean-François Poudret, raconte.
Six volumes totalisant près de 4000 pages, voilà la somme que le professeur honoraire de l’UNIL Jean-François Poudret a consacrée à nos coutumes! Cela représente seize ans d’un travail minutieux accompli avec l’aide du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
En tout, ce sont plus de 30’000 documents, dont une large partie d’inédits, qui ont été dépouillés. L’ouvrage dépasse la simple histoire du droit, que Jean-François Poudret a enseignée pendant trente-six ans, et nous introduit dans l’univers des mentalités médiévales, celle des coutumiers en particulier.
Dans les cantons romands, la coutume fait office de loi au Moyen-Age. Qu’est-ce que ce droit coutumier?
La coutume est un ensemble de règles de comportements dans la société qui tirent leur force d’un long usage et du consentement au moins tacite des justiciables. C’est-à-dire qu’à la différence d’une loi qui est imposée par un pouvoir législatif ou par un prince, la coutume est le résultat de l’acquiescement des justiciables eux-mêmes.
C’est donc un droit oral?
Au départ, la coutume repose sur une tradition orale, oui. Le coutumier, au sens d’assesseur de justice, transmettait et récitait la coutume dans les tribunaux. Mais à la fin du Moyen-Age, il y a des rédactions partielles de la coutume… Attention: ce n’est pas parce qu’une coutume a été consignée par écrit qu’elle perd son caractère coutumier. Elle reste toujours distincte d’une part du droit statutaire, donc un droit édité par un pouvoir sous forme de statuts; et d’autre part du droit écrit, c’est-à-dire du droit romain tel que le comprenaient les romanistes médiévaux. Enfin, elle se différencie du droit canon qui émane de la papauté (les fameuses décrétales, ou décisions rendues par les pontifes qui ont, elles aussi, force de loi).
Quel est le rôle respectif de ces différentes sources du droit dans les pays romands?
Genève est coutumière jusqu’au XVe siècle. Ensuite, elle subit une forte influence du droit écrit pratiqué en Savoie aussi bien que dans la région de la Versoix. Neuchâtel et le Jura sont résolument coutumiers. Le Valais épiscopal également; cette région a un droit très original, mais adopte des règles statutaires dès le XVIe siècle. Le Chablais, de Villeneuve aux portes de Sion, est la seule région de droit écrit. Et Fribourg a un droit statutaire depuis le XIII e siècle, assez différent du plat pays qui l’entoure, et est régi par la coutume.
Et dans le canton de Vaud?
Les Vaudois bénéficient d’un régime juridique particulier au sein des Etats savoyards. Ils pratiquent le droit coutumier qu’ils considèrent comme le symbole de leur autonomie face à la Savoie, pays de droit écrit. Le pouvoir savoyard a été très respectueux du droit des Vaudois, des règles, de la procédure comme de l’organisation judiciaire. Je dirais que la Savoie l’a fait d’autant plus facilement qu’elle n’avait plus tellement les moyens de s’imposer.
Etait-on jugé de la même manière, partout en terres vaudoises?
Pas tout à fait. Le Pays de Vaud ne forme pas une unité, tout comme les pays romands n’en forment pas une. Il est en effet régi principalement par la coutume de Moudon, et par celles de Lausanne, Payerne et Estavayer qui diffèrent par certains points. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il n’y a pas de vrai droit commun. Au Moyen-Age, la Romandie n’existe pas…
Et elle existerait aujourd’hui? On sent encore de grandes différences entre les cantons romands…
Vous ne me le ferez pas dire! L’adoption d’un droit commun à tous les cantons romands n’apparaît qu’avec le Code civil suisse (1907), mais, si vous ouvrez les codes civils cantonaux, vous verrez qu’ils ont conservé bien des différences.
Dans votre livre, vous parlez tout de même de parenté entre les différentes coutumes romandes…
Effectivement. Si les pays romands conservent des usages propres, ceux-ci restent assez proches. Leur parenté ne tient cependant ni à la géographie, ni à une source commune, ni à une coutume qui aurait étouffé les autres. C’est surtout dans la mentalité des coutumiers que l’on constate les plus grandes similitudes. Dans tous les tribunaux, ce sont les coutumiers qui opinent, disent la coutume et dictent la solution à l’officier de justice. Ce dernier ne fait que la proclamer; il ne prend pas sa propre décision. Dans le Pays de Vaud, même le duc de Savoie doit se plier à l’avis des coutumiers s’ils arrivent à se mettre d’accord entre eux.
Les juristes n’ont pas leur mot à dire?!
Les juristes, donc par définition les gens qui ont étudié le droit écrit, on n’en voulait pas! Car ils pouvaient altérer la coutume. Les coutumiers se méfiaient donc de ces gens subtils susceptibles de les «entourlouper», qui usent d’une langue savante et citent des textes qu’on ne peut pas contrôler… C’est un peu la même méfiance qu’un laïc ressentirait aujourd’hui dans un tribunal face à un juriste: il dirait que la partie n’est pas égale. J’ai été frappé par cette parenté de caractère, cette façon de réagir pour ne pas se faire envahir par des institutions étrangères.
Qui sont les coutumiers? Qu’est-ce qui les caractérise?
Les coutumiers sont le plus souvent des notaires, des petits nobles ou des artisans. Très conservateurs, ils sont peu enclins aux changements, ce qui explique l’extrême stabilité de la coutume sur plusieurs siècles et sa lente évolution. Ce sont des gens qui font appel à la bonne foi, au bon sens. En fait, ils sont très proches de ce qu’étaient les Vaudois quand il y en avait encore… Quand j’étais jeune avocat, dans les tribunaux de campagne, à Cossonay par exemple, je trouvais des juges qui avaient tout à fait la même mentalité. Mais c’est en train de disparaître. Il n’y a plus guère de vraie mentalité vaudoise. Bien sûr, il y a encore quelques spécimens, mais c’est en passe de devenir comme les patoisants, hélas! Il y a un tel brassage de population!
A l’heure actuelle, cette forme de droit a-t-elle totalement disparu en Suisse?
Théoriquement, non. L’article 1, alinéa 2 du Code civil suisse, dit ceci: «A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier.» Mais dans la pratique, nous sommes envahis de lois fédérales et cantonales qui ne laissent plus guère place pour la coutume.
Vous le regrettez? C’était mieux avant?
Personnellement, je préfère un régime où on laisse de la place pour le consentement des justiciables. Je suis effrayé par l’abondance des lois fédérales qui veulent absolument tout régler dans les moindres détails. Le Code civil français, lui, laisse beaucoup plus de place à la jurisprudence, avec pour conséquence une plus grande liberté et une plus grande souplesse pour régler les cas.
Propos recueillis par Muriel Ramoni