Le plateau d’Envy serait-il un haut lieu du Néolithique? De récentes découvertes sur les rochers de métagabbro pourraient changer la lecture de l’histoire. Texte Patricia Brambilla
Quand on randonne dans les environs de Romainmôtier (VD), le regard revient toujours sur l’abbatiale. Aimanté par le charme intense du site, les pierres rougies du monastère et les siècles de prières clunisiennes. Mais ce jour-là, les pas de Stefan Ansermet se dirigent dans une autre direction. A grandes enjambées, il monte vers le plateau d’Envy, qui surplombe la combe et la rive droite du Nozon. «On a découvert plusieurs éléments préhistoriques étonnants dans la région, qui pourraient remettre en question les théories valides jusqu’à aujourd’hui», lance mystérieusement le chercheur associé au Musée cantonal de géologie, toujours escorté de son marteau – «Je ne m’en sépare que pour aller au cinéma!» et de sa loupe minéralogique. Le ciel devient soudain immense, entre labours et forêt. Une forêt de hêtres et de petits chênes aux pieds moussus, qui s’accrochent à un plateau de lapiés. Ici, l’eau de pluie ne s’arrête pas, mais ruisselle, s’infiltre, ronge les souterrains de calcaire en profondeur. Et c’est là, sur ce sol aride, que se trouve le premier objectif du jour: l’énigmatique Pierre des Gottettes. Un bloc erratique, fréquenté par les ongulés, mais qu’un promeneur pressé n’apercevrait même pas. Six mètres cubes de roche anguleuse, posée sur un tapis d’anémones pulsatilles violettes et de jonquilles au printemps, que l’histoire a classée dans le mauvais compartiment. Désigné comme amphibolite par un géologue distrait en 1978, puis dégradé au rang de vulgaire gneiss, le modeste caillou a ensuite été presque oublié.
Certes, la Pierre des Gottettes est connue et reconnue pour sa gravure préhistorique complexe: une scène de chasse avec un homme debout portant une sorte de masse et un animal plus difficile à identifier. Certains chercheurs parlent d’un cerf, d’autres d’un chien ou encore d’un mammouth. L’hypothèse la plus vraisemblable pencherait pour un sanglier, avec le profond sillon creusé à l’endroit de la défense.
Une roche très rare
Mais Stefan Ansermet, insatiable arpenteur de lieux mystérieux, s’est arrêté sur un autre détail:«Ce qui a attiré mon attention, ce sont les inclusions de smaragdite, un minéral très vert, qu’on ne trouve jamais dans une amphibolite. On a prélevé un minuscule échantillon pour l’analyse et le résultat a confirmé qu’en réalité, il s’agit non pas d’une amphibolite, mais d’un métagabbro de l’Allalin!» Autrement dit, une roche rarissime, voire exceptionnelle, que l’on ne trouve que dans la région du glacier de l’Allalin, près de Saas en Valais.
C’est bien sûr grâce à la dernière glaciation que ces blocs sont arrivés jusqu’ici, mais l’histoire géologique de cette roche de composition basaltique, le métagabbro, est particulière et fascinante. Lors de la subduction de la croûte océanique, pendant la formation des Alpes il y a 40 millions d’années, elle a plongé à 60 kilomètres de profondeur avant de remonter pour se retrouver maintenant à 3000 mètres d’altitude. C’est ce parcours sous très haute pression qui lui a conféré ses principales propriétés: une grande dureté alliée à une remarquable résistance mécanique, bref le matériau parfait pour la fabrication de haches et d’outils.
Mais, étrangement pour un bloc erratique, alors que la Pierre des Gottettes devrait afficher un faciès arrondi, léché, poli par les kilomètres parcourus, comme toutes les pierres de moraine, elle présente des angles rentrants et des arêtes tranchantes. «Cette différence anormale peut difficilement s’expliquer par des causes naturelles. L’hypothèse privilégiée à ce stade de nos recherches est que ce bloc aurait été exploité comme source de matière première par les peuples du Néolithique, qui en faisaient des outils et des armes.» Pour illustrer le propos, Stefan Ansermet sort alors de son sac une petite pierre lourde et très dure, trouvée à Saint-Blaise (NE): une hache polie en métagabbro de l’Allalin, comme l’attestent les grains de smaragdite qui y sont visibles. Sur cet objet vieux de près de 5000 ans, on distingue encore la trace de colle noire en sève de bouleau qui servait à maintenir la pierre dans son logement en bois de cerf.
«De ce côté-ci des Alpes et sur le Plateau suisse, les haches néolithiques étaient le plus souvent fabriquées en métagabbro, en éclogite et en jadéite, autant de roches métamorphiques très dures et très résistantes. On pensait jusqu’à aujourd’hui que ces matériaux, notamment la jadéite et l’éclogite, provenaient tous du Mont Viso dans les Alpes italiennes, mais cette récente relecture de la Pierre des Gottettes pourrait remettre en question la théorie admise depuis trente ans. Et modifier les postulats historiques de cette époque, ainsi que nos connaissances minéralogiques et pétrographiques.»
Une gravure de maison?
D’ailleurs, à environ 500 mètres de là, en direction de Juriens, se trouve un autre site intrigant: la Pierre du Bochet. Dans un petit bois en lisière de route, ce monolithe couché a aussi été victime d’une interprétation peut-être un peu hâtive de ses vestiges. Encadrée par un tapis de mousses fluorescentes, une gravure se devine pourtant: un carré, surmonté d’un triangle avec ses deux traits qui se croisent, pourrait bien représenter une maison néolithique. Lors de sa découverte initiale, ce dessin énigmatique avait été classé superficiellement comme une mystification, mais les recherches actuelles tendraient à démontrer son authenticité.
«Quand on connaît la dureté de cette roche, on se demande qui s’amuserait à l’inciser? Pour couper en deux un petit galet de métagabbro avec une scie diamantée, il faut parfois trente minutes! Je ne pense pas que ce soit un canular, mais une authentique gravure néolithique, assène Stefan Ansermet en pointant encore un petit creux sur le dessus de la roche. L’œil averti y décèle alors une cupule, une de ces cavités taillées par la main de l’homme préhistorique. «On trouve souvent plusieurs cupules sur la même pierre. Elles sont parfois reliées par des lignes géométriques. Mais on n’a aucune idée de leur fonction.»
Rituels de fécondité
Ce qui laisse le champ libre à l’interprétation. Ainsi, une idée romantique du XIXe siècle voulait que ces cupules aient servi à recueillir le sang des sacrifices… Une hypothèse qui fait sourire les scientifiques d’aujourd’hui. Qui préfèrent y voir une représentation des constellations, comme un ciel étoilé qui serait inscrit dans la roche. Ou encore un hommage aux divinités de la Terre, la cupule symbolisant la femme, la pierre étant un symbole masculin. «Toutes ces pistes sont passionnantes, même si elles sont invérifiables. Une autre tradition veut que certaines pierres à cupules, appelées aussi pierres-à-glissades, aient été utilisées dans des rituels de fécondité. Les femmes venaient s’y frotter pour augmenter leurs chances de tomber enceintes. C’est le cas de la fameuse Fille-de-mai, une imposante colonne qui se dresse toujours à Bourrignon dans le Jura. Cette croyance dans le pouvoir fécondant des pierres remonte à la nuit des temps.»
Pour revenir à la Pierre du Bochet, sa forme anguleuse interpelle à nouveau le spécialiste du terrain. Qui pointe à certains endroits des nodules cristallisés noirs, le magnesiochloritoïde, une espèce minérale caractéristique du glacier de l’Allalin. On retrouve ici la même configuration que pour la Pierre des Gottettes: du métagabbro gravé et taillé par une main préhistorique.
«Et d’autres faits troublants s’ajoutent à ces premières constatations, car dans cette même région du pied du Jura, l’énorme masse de la Pierre Pouilleuse, l’amas cyclopéen de la Pierre de Bon Château et la majorité des blocs qui composent le cromlech de La Praz sont tous composés de métagabbro de l’Allalin, ce qui commence à faire beaucoup pour une simple coïncidence. D’autant que les plus grandes concentrations d’outils lithiques seraient apparemment liées aux pierres à cupules.»
Ainsi, le plateau d’Envy au pied du Jura se révèle soudain sous un autre jour. Avec ses deux (et peut-être d’autres?) blocs importants, de même composition, présentant des gravures et des entailles de même nature, il pourrait bien avoir été une haute terre du Néolithique. Dont le métagabbro, rare et précieux, servait au quotidien des hommes de la préhistoire. S’ils en trouvaient la plupart du temps sous forme de petits galets dans les cours d’eau, nul doute que ces deux monuments ont dû leur sembler extraordinaires, peut-être même sacrés. Comme l’attestent ces gravures hors norme, qui continuent de chuchoter, au-delà des âges, à l’oreille des chercheurs, des druides et des chamois.
Une ansermetite en hommage
Homme de terrain autant que fin connaisseur de la nomenclature des pierres, Stefan Ansermet est chercheur associé et photographe au Musée de géologie de Lausanne, minéralogiste, prospecteur et écrivain. Quand il n’arpente pas les quatre coins du globe, il analyse et décrit les espèces inédites. Car s’il existe cinq mille espèces de pierres répertoriées, on en découvre seulement une centaine de nouvelles par année, ce qui est insignifiant en comparaison avec les espèces vivantes. «C’est par la composition chimique et la structure cristalline que l’on définit l’espèce minérale. On sait presque tout de suite s’il s’agit d’une pierre déjà connue ou non. Mais la description d’un nouveau spécimen est un vrai travail d’équipe, dont le résultat est toujours soumis à une commission internationale (l’IMA), qui valide ou non la découverte, ainsi que le nom proposé.» La nomenclature est d’ailleurs soumise à des règles: le nom d’une nouvelle pierre doit être en rapport direct avec le lieu de son origine ou avoir un sens sur le plan minéralogique. Ainsi, on ne peut pas donner le nom de son chien à une pierre ni se l’attribuer…
Stefan Ansermet, qui a découvert une dizaine d’espèces nouvelles, a eu l’honneur de pouvoir en nommer quelques-unes: la xocolatlite, pour une pierre dénichée au Mexique et qui ressemble à de la poudre de cacao. Ou encore l’argandite, trouvée dans la vallée de Tourtemagne, en souvenir du grand géologue suisse Emile Argand… Et d’en avoir une à son nom: l’ansermetite! «Ce sont mes collègues qui l’ont appelée ainsi. J’ai eu la chance d’être distingué pour mon travail.» Un vanadate de manganèse hydraté, comprendre une petite pierre rouge bordeaux, très brillante, débusquée dans les Grisons, et qui a des propriétés de stockage d’électricité… Il ne pouvait rêver mieux.
Au chevet du néolithique
Suite à ces intrigantes découvertes et à la publication du livre Guide des lieux mystérieux II par Stefan Ansermet, une équipe de chercheurs s’est agrégée autour de cette énigme: mais d’où viennent vraiment les outils du Néolithique en Suisse? Proviennent-ils tous des gabbros métamorphisés du Mont Viso, en Italie, comme l’affirment les dernières théories? Ainsi Jean-Claude Vannay (géologue), Nicolas Meisser (conservateur de minéralogie et pétrographie au Musée cantonal de géologie), Michel Gratier (pédologue retraité), Jérôme Bullinger (conservateur au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire), Stefan et son frère Christofer Ansermet (fouilleur pour le Service archéologique du canton de Vaud) ont rassemblé leur savoir-faire et leurs compétences dans le but d’éclaircir, entre autres problématiques, l’origine exacte des roches utilisées.
Toute la difficulté consiste à trouver un moyen d’identifier la provenance des matériaux, notamment la jadéite – dont il n’existe qu’une vingtaine de gisements dans le monde entier – en s’appuyant sur une méthode scientifique. «La spectroradiométrie, utilisée par les archéologues, n’est pas une méthode adaptée. Le spectre lumineux d’une pierre ne suffit pas à certifier sa provenance», avance Stefan Ansermet. C’est pourquoi le groupe de chercheurs a fait appel au Laboratoire d’analyses de l’Université de Lausanne, et plus précisément aux instruments de pointe de Martin Robyr, expert scientifique à la Faculté des géosciences et de l’environnement: microscope électronique à balayage (MEB), microsonde électronique et fluorescence X. «Ces outils vont nous permettre de chercher des éléments traces de la roche, des «impuretés». C’est leur proportion et leur nature qui déterminent une signature et donc la provenance précise de la pierre. Mais il faut qu’ils soient détectables sans prélèvement pour ne pas abîmer l’échantillon», conclut Stefan Ansermet.