A l’occasion de La Nuit de la chouette, qui se déroulera le 23 mars cette année, Allez savoir! s’est intéressé aux mœurs, parfois débridées, des hulottes et des effraies. Ces magnifiques rapaces nocturnes adaptent leurs stratégies de survie aux changements climatiques. Mais pas seulement. Plongée au cœur du nid. Pour le meilleur, et pour le pire. Texte Virginie Jobé
Chez les chouettes effraies, les mâles, souvent volages, préfèrent les noiraudes. Leurs femelles en revanche accordent plus aisément leurs faveurs aux prétendants moins basanés. Les plus expérimentées se transforment volontiers en «cougars» – autrement dit en femelles d’âge mûr qui copulent avec des jeunes voisins à peine sortis du nid – sous le bec du père de leur progéniture.
Les chouettes hulottes, elles, mâles comme femelles, ont un penchant pour le roux et restent fidèles à un seul partenaire tout au long de leur existence. Par attachement, certes, mais est-ce vraiment à leur couple? Et dans quelle mesure la couleur du plumage et l’infidélité des parents peuvent-elles avoir une influence sur la survie de l’espèce? Décryptage avec Alexandre Roulin, professeur associé au Département d’Ecologie et Evolution (DEE), qui étudie les chouettes depuis vingt-cinq ans.
La hulotte est une tigresse et l’effraie une cougar
Dans la famille chouette, il y a d’abord la femelle, une reine, et ensuite le mâle, son serviteur. Tout du moins aux prémices de leur relation. En effet, c’est Madame qui demande à s’accoupler, en criant de son nichoir. Madame hulotte hulule, tandis que Madame effraie chuinte. Et Monsieur, hulotte ou effraie, émoustillé par ces appels, s’approche de la chanteuse avec une offrande, en général une souris.
«Il ne s’agit pas pour lui de poser des bougies sur une table et de préparer un superbe dîner, rigole Alexandre Roulin. La femelle a besoin d’accumuler des ressources pour pouvoir produire des œufs très rapidement. Plus elle grossit, plus elle a de la peine à chasser. Donc le mâle, petit, agile, la nourrit afin de pouvoir se reproduire.»
Plus ce dimorphisme sexuel est important (femelle imposante, mâle léger), plus la répartition des tâches le sera. Madame assume alors le rôle de tigresse. «Chez la hulotte, lorsqu’on monte au nichoir, la femelle n’hésite pas à attaquer l’homme pour défendre le nid, note le biologiste. Il faut mettre un casque!» Pendant que Madame pond, puis couve, puis s’occupe de la nichée, qui peut aller jusqu’à onze petits chez l’effraie, Monsieur chasse pour elle. Le couple idéal? Pas forcément. Car au sein des couples d’effraies se cachent des femelles cougars: Alexandre Roulin a en effet constaté que dans la moitié des familles, Madame disparaissait avant que sa progéniture ne puisse se débrouiller seule pour aller roucouler avec un jeune mâle sans expérience des environs.
«Les chouettes effraies, qui ont jusqu’à deux nichées par an – un cas relativement unique chez les rapaces – passent leur vie entière à penser à se reproduire, souligne le biologiste. Pour tenter d’accélérer le processus, elles cherchent d’autres partenaires tout en élevant leurs petits. Si elles trouvent un nouveau mâle, souvent un petit jeune qui n’a pas eu la chance de se reproduire et qui est prêt à le faire, elles abandonnent leur première portée à mi-course. Et le premier mâle n’a aucun choix. Il continue à élever seul les petits. On peut dire que la femelle effraie a le pouvoir de décider de sa vie sexuelle.» Ce qui n’empêche pas les pères effraies de batifoler dans d’autres nids.
Ni le mâle ni la femelle ne sont donc fidèles. Pourtant, lorsque l’on fait des analyses génétiques de paternité dans un nid d’effraies, il reste rare de découvrir un petit qui n’est pas nourri par son père. Selon le biologiste, ce serait parce que les couples de chouettes effraies s’accouplent très souvent, jusqu’à septante fois par jour. «Le premier mâle copule sans arrêt tout en s’occupant de la première nichée, sûrement parce qu’il ne sait pas si la femelle va le quitter ou pas. Ainsi, si elle l’abandonne, le premier mâle aura peut-être une chance d’avoir un fils ou une fille dans la deuxième nichée de la femelle partie avec un jeune mâle.»
A l’inverse, les chouettes hulottes sont très fidèles. Parce qu’elles s’aiment pour toujours dès le premier hululement? La réponse semble plus terre-à-terre. D’après Alexandre Roulin, c’est la philopatrie – une tendance à demeurer proche de l’endroit où l’on est né – qui les oblige à rester ensemble. «Les chouettes hulottes nichent dans des cavités d’arbres, peu éloignées du lieu où elles ont grandi, et surtout très rares. Elles doivent ainsi protéger leur territoire toute l’année. Ce qui sous-entend que le mâle et la femelle ne sont pas fidèles au couple, mais à leur cavité.»
Néanmoins, le biologiste a aussi découvert dans ses analyses que les chouettes fidèles se reproduisaient davantage. «Peut-être arrivent-elles mieux à s’accorder pour l’élevage des jeunes, comme les oiseaux en général. Il a été démontré que les couples qui restaient ensemble étaient plus coordonnés, même physiologiquement. Le profil hormonal est en adéquation entre le mâle et la femelle. Leur progéniture en bénéficie, parce que les soins parentaux sont de meilleure qualité.»
Des petits qui ont aussi leur travail à effectuer dans le nid: discutailler toute la nuit pour savoir qui sera nourri. Ils ne communiquent pas avec leurs parents, seulement entre eux. «Il s’agit de la négociation dans les fratries, explique le biologiste. Les parents reviennent toutes les demi-heures à une heure avec une souris, indivisible. Un seul jeune peut être nourri par visite parentale. Si les petits ne se mettent pas d’accord, ils vont se taper dessus toute la nuit. Donc ils vocalisent entre eux pour savoir qui prendra la prochaine proie qui arrivera.»
De l’importance d’être noiraude, ou rousse
Monsieur chouette ne répond pas aux avances, hululements ou chuintements, de n’importe quelle femelle. Et Madame ne s’incline pas devant le premier venu non plus. D’après les recherches du biologiste Alexandre Roulin, il semblerait que l’un et l’autre s’attardent sur la couleur du plumage ventral du prétendant pour élire le père ou la mère de sa progéniture…
Chouettes hulottes et chouettes effraies qui, comme 3 à 5% des oiseaux sur terre bénéficient d’un polymorphisme de coloration, n’ont que l’embarras du choix.
«La couleur des chouettes hulottes, au niveau ventral, varie de roux à non roux, c’est-à-dire gris, en passant par le blanc, signale Alexandre Roulin. En fait, le morphe gris révèle une absence de pigments roux nommés phéomélanines, les mêmes qui colorent nos cheveux roux. Ces différences de couleur sont dues à des gènes. Les individus gris ont des gènes qui ne leur permettent pas de produire des pigments roux.»
Chez les chouettes effraies, on retrouve des variations identiques, avec en plus des pigments noirs (eumélanines) sous forme de taches. D’un nid à l’autre, le professeur s’émerveille à chaque fois de trouver des couples aux couleurs totalement différentes. Une rousse et une blanche, une grise et une noiraude. Toutefois, il s’est rendu compte que les individus les plus foncés, donc au plumage le plus eumélanique, se révélaient être meilleurs d’un point de vue physiologique. «La coloration est corrélée à beaucoup d’autres phénotypes?: le système immunitaire, la résistance au stress oxydatif et aux parasites, les processus énergétiques, l’activité sexuelle, l’appétit, et même le sommeil. Chez les chouettes effraies, j’ai constaté que les femelles foncées étaient les plus performantes.» Elles mangent et dorment peu, ont un appétit faible, résistent mieux à toutes les agressions. Du coup, les mâles effraies se les arrachent.
Le hic: le biologiste a découvert qu’il existe un conflit entre les sexes. A savoir une sélection positive chez les femelles pour être très foncées et négative chez les mâles pour avoir des petites taches sombres. «En Suisse, il est plus important pour la femelle d’avoir de grosses taches foncées qu’il n’est important pour le mâle de posséder de petites taches foncées, génétiquement et physiologiquement. Comme les mâles préfèrent les femelles sombres, celles-ci donnent naissance à des fils qui ont des grosses taches sombres, et sont faibles. Ils seraient donc voués à disparaître, à très long terme. Les femelles évolueraient vers un plumage fortement tacheté et les mâles très peu tacheté, autrement dit à un dimorphisme sexuel très prononcé.»
Les Messieurs effraies les plus clairs demeurent les plus forts, soit les plus virils, et ont les faveurs de Mesdames les noiraudes. Tandis que les Messieurs foncés doivent trouver une parade. «Les mâles qui ressemblent à des femelles, car il existe des mâles efféminés, vont produire plus de filles dans leur nichée, des filles noires, donc fortes. Et les femelles non noires de pondre plus de fils clairs afin de tirer leur épingle du jeu. Chacun a ses stratégies pour compenser son handicap.» Le professeur ajoute que cette analyse sur les chouettes pourrait être valable pour un certain nombre de vertébrés, sans considérer l’homme?: les individus les plus foncés restent les plus performants, du moins sur certains aspects.
La coloration rousse a aussi des conséquences sur les stratégies reproductives. La hulotte très rousse, la plus agressive et la plus forte, qu’elle soit mâle ou femelle, adopte toujours le même comportement?: produire peu de jeunes de très bonne qualité. Tandis que la grise ajuste ses stratégies en fonction des conditions environnementales.
«Les grises résistent aussi mieux au manque de nourriture, mais cette méthode est coûteuse, car cela reste difficile de s’adapter aux changements.» Idem au niveau de l’appétit. Les chouettes rousses, effraies ou hulottes, prennent plus de poids s’il y a beaucoup de nourriture et leurs petits grandissent beaucoup mieux. Ce qui n’est pas le cas des grises, qui perdent moins de masse si on leur enlève de la nourriture. Quant à l’effraie, sa rousseur paraît liée à des adaptations locales, en Suisse comme en Israël, selon le biologiste.
«La rousse chasse principalement dans les milieux ouverts, alors que la blanche reste plus proche des forêts. Toutes deux exploitent donc des espaces écologiques relativement différents. Et le roux est utile pour se camoufler. On repère moins aisément une chouette rousse qui vole sur un terrain vague qu’une blanche… Ces changements de coloration sont aussi liés à des régimes alimentaires distincts. Une rousse mange plus de campagnols, qui vivent en milieu ouvert. Une blanche ingère plus de mulots, rongeurs essentiellement forestiers.»
Une étude menée en Finlande sur ces cinquante dernières années montre que les chouettes rousses évincent peu à peu les chouettes grises. Alexandre Roulin a pu constater le même phénomène au Musée d’histoire naturelle de Genève où les chouettes empaillées grises, les plus nombreuses dans les années 20, disparaissent peu à peu pour faire place aux rousses. «Visiblement, quelque chose de global se passe, remarque le biologiste. Les hivers sont moins rigoureux à cause du réchauffement climatique. Et les rousses préfèrent la chaleur, alors que les grises résistent aux grands froids. Mais est-ce vraiment dû aux changements de température? Je ne sais pas. Cela peut aussi être lié à la disponibilité en ressources alimentaires. Il faudrait l’étudier.»
La dizaine d’espèces de chouettes qui sont installées en Suisse, et la quinzaine qui volent en Europe, restent protégées. Si chez certaines – toutes les chouettes ne sont pas polymorphes – les variations de coloration jouent un rôle prépondérant en matière de stratégies de survie, leur plus grand ennemi demeure la route. Surtout pour les chouettes effraies dont le nombre diminue peu à peu en Europe. «Pour chasser, elles volent au raz du sol en milieu ouvert, non loin des autoroutes placées à côté des champs. L’augmentation du trafic routier est devenu un réel problème.»
La nuit de la chouette en Romandie
Le 23 mars 2013 verra la septième édition en Suisse romande de La Nuit de la chouette, un événement né en France dans les années 90 destiné à faire connaître les rapaces nocturnes et surtout à faire comprendre l’importance de les protéger. Le temps d’une soirée, des spécialistes présentent chouettes et hiboux, de l’amour qu’ils ont, ou pas, pour leur lieu de vie aux rongeurs qui les régalent, en passant par leurs petites habitudes. Au programme: conférences, ainsi qu’observation et écoute sur le terrain. Dans le canton de Vaud, les amoureux des hululements et autres chuintements pourront se rendre à Corsier-sur-Vevey, Morges et Orbe. Tout public.
Renseignements: www.nosoiseaux.ch
Article complémentaire: Les chouettes de la réconciliation