Dans sa thèse de management soutenue à l’UNIL en 2003, Veronica Velo a cherché à savoir si les cadres romands obtempèrent face à l’autorité dans des cas où ils pourraient refuser de le faire. Et pourquoi? Un voyage initiatique dans l’Helvétie des cols blancs.
Il est une riche contrée – la Suisse – dont les travailleurs, et plus particulièrement les cadres, ont peu de raisons objectives de craindre le chômage. L’obéissance largement pratiquée dans ses ateliers et ses bureaux n’y est donc pas prioritairement dictée par la peur au ventre.
Quelles sont alors «les principales motivations qui mènent le cadre moyen romand type à obéir à un ordre donné par son supérieur direct quand cet ordre le met en situation de conflit moral ou d’intérêts?» Cette question était posée en préambule de la recherche menée par Veronica Velo, pour l’obtention en 2003 d’un doctorat en management à HEC Lausanne.
Son directeur de thèse était Alexander Bergmann, alors doyen de l’Ecole et auteur, entre autres, du «Swiss way of management ou les évidences cachées des entreprises suisses», un livre qui relève qu’en Suisse «ce que l’on valorise, ce sont davantage l’expérience et le bon sens que le savoir théorique et les modèles abstraits».
On peut encore y lire que le pouvoir dans l’entreprise helvétique «résulte de l’aptitude» à s’acquitter de tâches et à remplir des fonctions, «et non de la seule position hiérarchique». Des observations qui se révéleront éclairantes à l’heure de l’interprétation des motivations des cadres romands lorsqu’ils optent pour l’obéissance.
102 cadres sur le grill
Pour répondre à son interrogation de base, Veronica Velo a choisi d’utiliser «la méthodologie des chaînages cognitifs». La chercheuse de l’UNIL a ainsi pu interroger 102 cadres moyens travaillant au sein de succursales romandes d’entreprises suisses de différents secteurs. Le cadre moyen type retenu pour cette étude avait au moins cinq personnes sous sa responsabilité et dépendait d’un supérieur immédiat membre de la direction générale.
Un pré-test, organisé au sein d’une seule entreprise, a permis de constater que l’ordre suscitant un «conflit moral» devait – pour être susceptible d’obtenir des «oui» – rester acceptable dans le cadre du «contrat psychologique» général régissant l’entreprise. Contrat qu’Alexander Bergmann et François Ballande décrivent en détail dans «La culture des entreprises suisses comme reflet de la culture nationale».
«Le contrat psychologique (implicite) de travail est basé sur une vue instrumentale plutôt que politique de l’entreprise. Selon une telle vue, l’entreprise se définit comme une organisation de tâches, toutes nécessaires pour réaliser l’objectif final, c’est-à-dire la production de biens et/ou de services qui peuvent engendrer un bénéfice: les positions sont définies en termes de tâches et de fonctions et non en termes de statut social et d’autorité; le pouvoir découle de la capacité de s’acquitter de ces tâches et de remplir ces fonctions et non de la position hiérarchique; la subordination n’est rien d’autre que l’acceptation de ce qui est fonctionnel et rationnel et non de la soumission à l’arbitraire d’un chef.»
Le harcèlement psychologique ne serait pas toléré
Ce refus de l’arbitraire s’est nettement manifesté lors de cette pré-enquête. Veronica Velo avait confronté les cadres interrogés à un cas de harcèlement psychologique par un autre cadre sur ses subordonnées, que leur supérieur direct leur demanderait d’ignorer au motif que ça ne les regarderait pas…
La plupart des répondants ont affirmé que, dans un tel scénario, ils refuseraient d’obéir, estimant qu’une mauvaise ambiance de travail nuit à la productivité. Car «la motivation la plus profonde que les cadres moyens trouvent à l’obéissance est le respect d’une règle globalement acceptée dont la fonction essentielle revient à protéger les parties signataires du contrat».
Faut-il engager le fils du patron, cet incapable?
D’où le choix, pour la véritable enquête, d’un scénario de conflit moral dans lequel les cadres moyens pourraient envisager d’obéir: prendre la décision d’embaucher dans son équipe le fils du patron, alors que ce dernier n’est pas le meilleur candidat pour le poste.
Ils ont également été sollicités à propos d’un conflit d’intérêts: accepter ou pas de déménager dans un bureau moins agréable à un autre étage.
Pas de passe-droit
Au-delà de ces situations théoriques, chaque personne sondée a dû se remémorer une fois où elle était restée travailler tard le soir et exprimer ses motivations du moment. Elle devait également expliciter les raisons qui l’avaient poussée à obéir dans une situation où la tâche demandée ne paraissait pas utile et/ou moralement acceptable.
A la lecture des réponses et des diverses motivations avancées, on découvre avec un brin d’étonnement que la majorité des cadres romands refuseraient d’embaucher le fils de leur patron s’il n’était pas le meilleur des postulants. Arguant surtout du contrat tacite en vigueur dans les entreprises helvétiques, qui bannit les injustices, ou se référant au tout puissant marché, qui impose d’engager «le plus compétent».
En revanche, le désagrément personnel qui consiste à changer de bureau pour s’installer dans une pièce moins agréable à un étage différent est facilement accepté: près de 74% des cadres interviewés ayant spontanément affirmé «ne pas être là pour apprécier la vue mais pour travailler». Même acceptation facile d’un empiétement momentané sur la vie privée par une longue soirée d’heures supplémentaires: la motivation principale de l’acceptation étant de «finir un travail».
Faire une tâche inutile? Pas de problème
On leur demande une tâche qui leur paraît inutile? 70% de ceux qui l’ont accomplie avancent des raisons relevant du respect de la convention dans une bureaucratie de type webérienne: «Parce qu’on m’a demandé de le faire» ou «parce qu’il faut bien que quelqu’un décide».
Dans leur comportement au travail, les cadres moyens romands – tout comme les autres travailleurs – semblent ainsi agir avec la conviction que «les rapports de pouvoir sont établis pour rendre service au système, dont le but final est de promouvoir le bien-être de tous ses membres». D’où «la justification de la soumission par l’identification avec l’entreprise, mais aussi avec la société». Chacun étant soucieux d’être perçu comme «un bon travailleur, un bon citoyen». Or, «une bonne personne n’est pas fainéante».
Obéir pour le bien du pays et de l’entreprise
Veronica Velo en conclut que «les ca-dres en Suisse romande obéissent parce qu’ils perçoivent cette obéissance comme le meilleur moyen de produire et d’at-teindre leurs buts à long terme. Ils n’ont pas l’impression d’obéir à une personne mais à un rôle, ce qui rend cette obéissance positive et pas du tout aliénante.»
Le pouvoir en Suisse romande est «donc vécu comme un moyen légitime d’intégration sociale et surtout comme un élément nécessaire pour assurer la justice, la productivité et le bien-être à long terme, analyse la chercheuse de l’UNIL. Il est vécu comme la source qui a permis le développement, la démocratie, la paix et la neutralité dans le pays. Toute atteinte contre cet ordre si légitimement établi est perçue comme source de malaise et un danger contre ce qui assure tout ce qu’il y a de bien à tirer d’une entreprise, d’un pays, d’une institution quelconque.»
En fait, «en Suisse romande, on obéit lorsqu’on pourrait ne pas le faire parce qu’on a été socialisés de telle manière qu’on comprend que céder est nécessaire pour garder l’ordre qui permettra d’aller de l’avant avec la production et la productivité qui, en fin de compte, pourront assurer la justice, la prospérité et le bien-être de tous les agents sociaux concernés par l’organisation en général», conclut Veronica Velo.
Face à de tels enjeux, le trublion qui entrerait en conflit ouvert avec son chef a toutes les chances d’apparaître comme un danger pour le système dans son ensemble, et aucune de décrocher une promotion!
La contestation ne paie pas
«Les gens estiment que le responsable a été jugé apte à exercer sa fonction par le système et qu’ils n’ont sans doute pas toutes les informations nécessaires pour contester ses décisions», indique Veronica Velo – «ils ont confiance dans l’honnêteté des cadres».
Quant aux étrangers véhiculant d’autres cultures qui les amèneraient, par exemple, à refuser une tâche jugée inutile, voire à la contester publiquement, «le groupe va petit à petit leur faire comprendre que ça ne se fait pas et les remettre à leur place, le conflit étant perçu comme quelque chose qui pourrait nuire à la production».
Plus stable, mais moins réactif
Seul bémol à la partition jouée en harmonie d’une bureaucratie qui respecte le rôle de chacun: ce système est moins réactif que les valeurs anglo-saxonnes à des changements brutaux d’environnement qui nécessiteraient une réaction rapide de l’entreprise. La confiance et la stabilité de la structure étant en Suisse des valeurs à l’évidence plus importantes que la rapidité ou la prise de risque.
Etre conscients des différences culturelles à l’œuvre dans les comportements au travail est d’ailleurs devenu un impératif pour les managers de haut niveau. Les multinationales étant de plus en plus soucieuses, affirme Veronica Velo, de s’attacher des dirigeants «conscients des valeurs propres à leur culture d’origine mais capables d’adapter rapidement leur comportement aux règles du jeu en vigueur dans d’autres pays».
Françoise Guy