Plus loin de toi, mon Dieu!

© Delphine Blanchard

La prière individuelle chrétienne décline dans notre pays. Chaque génération la pratique moins que la précédente. Ce phénomène, que l’on observe un peu partout ainsi que des pistes d’explication sont présentées dans une étude menée par des chercheurs de l’UNIL.

Entre les Suisses et Dieu, les communications se raréfient. En 1988, en général, 43% des Helvètes pratiquaient la prière individuelle chrétienne. En 2018, ils ne sont que 14%. Ces données proviennent d’une étude menée par Jörg Stolz et Jeremy Senn, respectivement professeur et doctorant à L’Institut de sciences sociales des religions (Faculté de théologie et de sciences des religions). Elles figurent dans une publication au registre plus large, Des générations à la foi décroissante: religion et sécularisation en Suisse 1930-2020 1)

La question générationnelle trône bien au cœur du constat. Coauteur de l’article, Jeremy Senn utilise la métaphore du «mille-feuilles» pour décrire le phénomène mis en évidence par la recherche. Sur le graphique de droite en p. 55, on constate par exemple, pour les données recueillies lors d’une enquête menée en 2018, que 38% des personnes nées entre 1931 et 1940 s’adressent à Dieu tous les jours. Cette proportion tombe à 6,7% chez les Suisses nés en 1981 et après. On observe également que «la pratique de la prière ne décline pas de manière très forte au sein de chaque tranche d’âge, ajoute le doctorant, mais plutôt d’une génération à l’autre, chacune pratiquant moins que la précédente.» Les chercheurs emploient l’expression «sécularisation des cohortes» pour qualifier cette réalité.

Il convient de signaler que l’étude de Jörg Stolz et Jeremy Senn traite de la religiosité de manière plus générale, et que la prière en constitue un marqueur parmi d’autres. Mais le constat demeure identique: le graphique au sujet de la fréquentation des églises a furieusement la même allure que celui concernant la prière. 

Dans ce domaine, il n’existe pas de Sonderfall helvétique. Dans «un article de référence sorti en 2009, le sociologue David Voas a montré l’existence du phénomène de “sécularisation des cohortes” dans de nombreux pays européens.» Ce chercheur a également mis en évidence que même si cette «laïcisation» progressive n’a pas commencé partout en même temps, elle avance plus ou moins au même rythme d’une contrée à l’autre, au fil des années. D’autres travaux scientifiques livrent des résultats semblables aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande, par exemple.

Ce schéma s’avère valable pour les différents courants du christianisme. L’effet de cohorte a été constaté aussi bien chez les catholiques que du côté des protestants. Les mouvements évangéliques résistent davantage, mais la tendance les concerne aussi.

Pour entrer dans les détails, une différence apparaît au niveau des genres. Selon des données fournies par l’Office fédéral de la statistique (OFS) en 2016, toutes religions confondues, «les femmes prient plus que les hommes; 35% d’entre elles ont déclaré le faire au moins tous les jours ou presque contre 20% des hommes».

Cela ne surprend pas Jeremy Senn. De manière plus large, «la recherche a montré que les femmes, en Occident, ont tendance à être davantage religieuses que les hommes». Un point relevé dans l’étude récente La transformation des groupes religieux locaux suisses, vue à travers six tendances (2008-2022), à laquelle le doctorant a pris part. Les données de cette recherche indiquent que les femmes composent environ 60% des effectifs participant régulièrement aux cérémonies ou activités religieuses, toutes traditions religieuses confondues (lire également dans l’uniscope de décembre 2024).

© Stéphanie Wauters. Source ISSP

Facteurs de sécularisation

Dans la conclusion de leur article Des générations à la foi décroissante, Jörg Stolz et Jeremy Senn mentionnent quelques facteurs de sécularisation possibles, dont la modernisation et la concurrence laïque. Cela remonte parfois loin dans le temps.

À grands traits, la «modernisation» peut se découper de manière théorique en trois facettes. «Elle est économique, si l’on prend les exemples de la révolution industrielle ou de la croissance du PIB. Elle est également institutionnelle, avec ce que l’on appelle la différentiation fonctionnelle. C’est-à-dire que certains champs de nos vies, qui relevaient auparavant du religieux, ont été transférés à des institutions séculières, à l’instar de l’enseignement ou des soins.» La troisième partie est qualifiée de culturelle, avec «la valorisation de l’individualisme et la critique de la religion au moyen de méthodes scientifiques, par exemple». Le constat empirique que la modernisation et la sécularisation marchent main dans la main vaut pour de nombreux États occidentaux, avec quelques exceptions, notamment avec un retour à la foi, temporaire, dans certains pays de l’Est après la chute du Mur de Berlin.

«Il est possible de prendre en compte l’Indice de développement humain – un indice composite qui mêle économie, santé et société – pour avoir une idée du degré de modernisation d’un pays, note Jeremy Senn. Si vous placez cette valeur en regard de la religiosité, qui se mesure aussi au niveau macro, vous constatez une corrélation entre les deux.»

Le religieux subit également une concurrence laïque silencieuse. Pour reprendre les exemples que Jörg Stolz a mentionnés dans l’émission Hautes fréquences de la RTS, «la science fournit des réponses efficaces» aux questions sur l’interprétation du monde que se posent les humains. Auparavant, on priait pour guérir d’une maladie. Aujourd’hui, il reste possible de le faire, mais c’est devenu moins important car nous comptons sur la médecine moderne. Le commerce et les loisirs constituent d’autres concurrents. «De nombreux États américains possédaient des blue laws, qui interdisaient certaines activités le dimanche, comme la vente d’alcool ou l’ouverture de certains magasins, relève Jeremy Senn. Ces lois ont été abrogées petit à petit aux XXe et XXIe siècles, ce qui a permis de montrer de manière empirique que leur abrogation était corrélée avec une baisse de la fréquentation des cultes.» Entre le comptoir et le banc d’église, certains ont choisi.

Une autre explication possible de la sécularisation des cohortes réside dans la question de la transmission. «Certaines études emploient des données qui fonctionnent par “dyades”. Elles mesurent ainsi le niveau de religiosité des parents et de leurs enfants, sous la forme d’un indicateur. Ce dernier prend typiquement en compte leur fréquentation des services religieux ou leur pratique de la prière, indique Jeremy Senn. De manière générale, on constate une déperdition. Les personnes plus âgées ont en moyenne un niveau de religiosité plus élevé, qu’elles ne transmettent pas entièrement à leurs descendants.»

Jeremy Senn. Doctorant à l’Institut de sciences sociales des religions (Faculté de théologie et de sciences des religions). Nicole Chuard © UNIL

Les «sans religion» dans la place

Contrairement à une idée reçue, la «sécularisation ne signifie pas que la population devienne athée», dit Jeremy Senn. Les tenants du ciel vide ne se font pas franchement plus nombreux en Suisse au fil du temps: ils étaient 12% en 2016, contre 15% en 2022. C’est plutôt le groupe des personnes à la «religion floue», ou fuzzy religion comme la décrit David Voas, qui croit. Ce sociologue la résume ainsi: elles se rendent aux mariages et aux enterrements, ou aux cérémonies de Noël. Elles croient qu’il y a «quelque chose là-haut» et soutiennent les valeurs chrétiennes, sans forcément les pratiquer.

En chiffres, dans notre pays, les «sans religion» – non affiliés à une religion – constituaient 1% de la population en 1960, contre 34% en 2022, soit davantage que les catholiques (32%). Chez les 25-34 ans, ce taux atteint 42%. 

Est-ce que, comme on l’entend souvent, les religions traditionnelles ont été remplacées par des modèles alternatifs? Cette idée reçue est démantibulée dans l’étude de Jörg Stolz et Jeremy Senn. Les chercheurs ont pris en compte plusieurs formes de «spiritualités holistiques», comme la médecine alternative, la divination, l’astrologie ou l’intérêt pour les porte-bonheur. Loin d’une révolution new age, on observe également une baisse de ces croyances-là au cours de la période 1998-2018 en Suisse. Seule la pratique du yoga augmente, surtout au sein de la cohorte née en 1981 et après, ce que chacun aura constaté en se promenant au bord du Léman en été.

Mais alors, que se passe-t-il? «Le modèle qui semble fonctionner pour différentes religions, dans bien des pays, peut être résumé par l’acronyme PIB, note Jeremy Senn. D’abord, la Participation aux cérémonies baisse. Puis l’Importance de la religion pour les gens diminue. Et enfin, ce qui faiblit en dernier, c’est l’appartenance, avec le B pour belonging.» Cela semble logique: on peut se dire catholique ou protestant, sans toutefois aller au culte, ni prier. Dans une publication, l’OFS indique d’ailleurs que «près d’un tiers des personnes sans appartenance religieuse estime être plutôt voire tout à fait spirituelles.» Mais cela ne pourrait représenter qu’une étape d’une évolution. Une hypothèse émise par la sociologue Grace Davie, au début des années 90, résidait dans la formule believing without belonging, c’est-à-dire «la croyance sans appartenance». Or, dans leur étude, Jörg Stolz et Jeremy Senn n’en voient pas de confirmation en Suisse. Ils mentionnent que le modèle «ni, ni», soit neither believing nor belonging prend de l’ampleur.

Pour les églises, il ne reste donc qu’à prier? Sur les ondes de la RTS, Jörg Stolz, qui travaille beaucoup sur le terrain, a estimé que «les acteurs religieux ne font pas un mauvais travail, au contraire». Ils ne réagissent pas de manière erronée à une tendance lourde, que l’on observe partout. D’ailleurs, les idées pour remonter la pente ne manquent pas, comme le montre la rencontre avec Nina Jaillet, pasteure suffragante et diplômée de l’UNIL (lire également en p. 57).

Dans les crises, on prie

Après le beau temps, vient la pluie, voire l’ouragan. Dans une publication récente, l’OFS indique que «[…] la religion ou la spiritualité joue, dans certaines situations, un rôle plutôt ou très important également pour les personnes sans appartenance religieuse, par exemple dans les moments difficiles de la vie (28%) ou en cas de maladie (22%)».

Ce phénomène, mesuré en Suisse, a été observé à l’occasion de plusieurs recherches menées ailleurs. Il est baptisé Religious Comfort Hypothesis ou Religious coping. La religion permettrait de supporter les problèmes, de vivre avec, voire de les surmonter. Des scientifiques (psychologues, sociologues) s’y sont beaucoup intéressés: Jeremy Senn en donne ici quelques exemples.

Après les attentats du 11 septembre 2001, les chercheurs Kelly Trevino et Kenneth Pargament ont montré, sur la base d’un échantillon de personnes interrogées aux États-Unis, que les trois-quarts d’entre elles ont indiqué s’être fiés de manière modérée ou forte à la prière pour surmonter leur stress.

Le 22 février 2011, un séisme a fait 185 morts et provoqué d’immenses dégâts dans la région de Christchurch (Nouvelle-Zélande). Dans une étude parue l’année suivante, les psychologues Chris G. Sibley et Joseph Bulbulia ont établi que la foi religieuse avait augmenté parmi les personnes touchées, alors qu’elle diminuait ailleurs dans le pays. 

Plus près de nous, Francesco Molteni et d’autres chercheurs de l’Université de Milan ont mené une étude intéressante en Italie, lors de la pandémie de Covid-19. Un pays particulièrement touché. Les personnes dont des proches avaient été rendus malades par le virus exprimaient une religiosité plus forte que celles dont les familles n’avaient pas été atteintes. Cela se traduisait par une fréquentation en hausse des services religieux (en ligne ou via les médias, à cause du confinement), ou par une pratique plus fréquente de la prière.

Ressources religieuses

Les chercheurs italiens ajoutent ce commentaire à leur étude peuplée de graphiques: «Les résultats suggèrent que le comportement religieux […] est une stratégie d’adaptation convaincante pour les personnes confrontées à des événements qui minent leur sécurité existentielle». Mais ils apportent cette nuance:  «[…] tout le monde ne peut pas se tourner vers un comportement religieux dans les moments difficiles, car les gens doivent déjà disposer de certaines ressources religieuses qui peuvent être mobilisées et utilisées en cas de besoin».

De manière plus large, en mars 2020, soit le mois lors duquel l’OMS a déclaré la pandémie, les recherches autour de la «prière» tapées via Google pour toutes les religions – sauf le bouddhisme –, et à travers tous les continents, ont battu des records, comme l’a montré Jeanet Sinding Bentzen de l’Université de Copenhague. Elle affirme, avec des pincettes tout de même, que début avril 2020, la moitié de la population du monde avait prié pour que la pandémie cesse.

Il est encore difficile d’affirmer si ces retours à la foi en temps de crise constituent des phénomènes durables, ou transitoires. La recherche montre qu’ils sont le fait de personnes qui possèdent déjà une foi religieuse, et il est permis de douter que ces sursauts freinent la tendance générale à la sécularisation.

Des générations à la foi décroissante : religion et sécularisation en Suisse 1930-2020. Par Jörg Stolz et Jeremy Senn. Social Change in Switzerland, no 27 (2021). doi:10.22019/SC-2021-00005

Sources

Religious coping with terrorism and natural disaster. Par K. Trevino et K. Pargament. Southern Medical Journal 100: 946 (2007). doi:10.1097/SMJ.0b013e3181454660

The Rise and Fall of Fuzzy Fidelity in Europe. Par David Boas. European Sociological Review vol. 25 No 2 (2008). doi:10.1093/esr/jcn044.

Faith after an Earthquake: A Longitudinal Study of Religion and Perceived Health before and after the 2011 Christchurch New Zealand Earthquake. Par C. G. Sibley et J. Bulbulia. PLoS ONE 7(12) (2012). doi:10.1371/journal.pone.0049648

Searching for comfort in religion : insecurity and religious behaviour during the COVID-19 pandemic in Italy. Par Francesco Molteni (et al.) European Societies, 23:sup1 (2021), doi:10.1080/14616696.2020.1836383

In crisis, we pray: Religiosity and the COVID-19 pandemic. Par Jeanet Sinding Bentzen. Journal of Economic Behavior and Organization 192 (2021). doi:10.1016/j.jebo.2021.10.014

Sécularisation et inclusion. L’évolution des groupes religieux locaux en Suisse, 2008 – 2022. Par Jörg Stolz, Jens Köhrsen, Jeremy Senn, Christophe Monnot, Ann-Lea Buzzi, Adam Hearn. Social Change in Switzerland (2024).

1) Le DOI est un code d’identification unique, attribué aux ressources en ligne. Il permet de retrouver directement les articles scientifiques en le recherchant via un moteur.

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