Le mythe de Narcisse, tombé amoureux de son reflet, nous est familier. Toutefois, le lien entre ce héros et la cité antique d’Érétrie est nettement moins connu. Les éclaircissements de Denis Knoepfler, professeur honoraire au Collège de France et à l’Université de Neuchâtel.
Située au nord d’Athènes, sur la grande île d’Eubée, Érétrie est une petite ville de bord de mer, prisée des touristes grecs. Sa partie moderne avoisine une cité antique, mise au jour par l’École suisse d’archéologie en Grèce (ESAG), dont le siège est installé à l’UNIL. En 2018, les activités de recherche se sont concentrées sur le sanctuaire d’Artémis, déesse de la chasse et de la nature sauvage. Ce vaste ensemble, identifié en 2017, se trouve non loin du bourg moderne d’Amarynthos, à 11 km d’Érétrie. Pour en savoir davantage sur cette récente campagne de fouilles, lire l’article A la poursuite d’Artémis, paru dans Allez savoir ! 70, octobre 2018.
Le bâtiment le plus imposant du site archéologique est la stoa de l’époque hellénistique, aujourd’hui en ruines. Ce fut un édifice couvert, fermé d’un côté par un mur et s’ouvrant de l’autre par une colonnade, daté de la fin du IVe siècle avant J.-C. Lieu de culte, le sanctuaire d’Artémis abritait des documents officiels importants pour la cité. Ils étaient même probablement exposés devant la stoa, tout comme des statues de divinités, de héros et de bienfaiteurs.
Rencontré sur le site, Denis Knoepfler est professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel et au Collège de France. Il assure la direction scientifique des fouilles à Amarynthos et éclaire pour nous les liens entre la vie privée, le domaine public et les divinités dans la Grèce antique, avant de nous mener sur les traces de Narcisse.
Un autel pour une reine d’Egypte
Le domaine privé nous est nettement moins connu dans le monde grec que dans le monde romain. A ce sujet, Denis Knoepfler mentionne une plaque découverte à Érétrie. Datant du IIIe siècle av. J.-C., elle porte le nom d’Arsinoé II Philadelphe, épouse alors défunte du roi d’Egypte Ptolémée II (309/308 – 246). « Cet objet appartenait à un petit autel domestique, à l’époque où ce souverain dominait la mer Égée. Il faisait des donations et favorisait la venue de blé dans des cités où ce dernier manquait. » Un culte était alors rendu à cette personnalité importante. Le professeur ne saurait affirmer si cette dévotion tenait de l’ordre ou de la recommandation, mais « elle a assimilé un roi encore vivant à un dieu. Ce phénomène se retrouvera plus tard à l’époque romaine, avec la divinisation des empereurs. »
Même si la démarche nous semble aujourd’hui artificielle, il arrivait qu’à l’époque hellénistique, « un roi soit célébré de son vivant par un jour de fête. Cela pouvait aller jusqu’au changement – le plus souvent temporaire – du nom d’un mois. » D’autres personnages illustres pouvaient recevoir de tels honneurs. A Amarynthos, un fragment d’inscription du IIe siècle av. J.-C., trouvé sur le rivage et probablement issu du sanctuaire d’Artémis, associe un consul romain à la déesse de la nature sauvage. « Le politique et le religieux se mêlent sans cesse dans la Grèce antique. Dans ce cas, la communauté exprime sans doute sa reconnaissance à ce général, qui pourrait avoir favorisé les Érétriens lors de la conquête romaine de 146. »
Héros locaux
« Chaque cité fabrique sa mythologie locale, que l’on connait souvent très mal », relève Denis Knoepfler. Ainsi, à Sparte, Hyakinthos était un héros central. L’historien Pausanias (115 – 180 ap. J.-C.) nous rapporte que le trône d’Apollon, dans son sanctuaire, était constitué par le tombeau de ce personnage. « Il faisait tellement partie de l’identité des Spartiates que ces derniers l’ont emmené avec eux dans leurs établissements coloniaux d’outre mer », complète le chercheur.
Érétrie n’était toutefois pas en reste, avec un héros « à la fois très connu et méconnu, Narcisse. » Nous connaissons le poème d’Ovide, qui narre l’histoire de ce jeune homme d’une grande beauté, transformé en fleur après être tombé amoureux de son reflet. « Il s’agit d’une fable élaborée assez tardivement, dont on ne connaît pas d’autre témoin avant les Métamorphoses. Ce récit avait-il malgré cela un ancrage plus ancien ? », s’est demandé Denis Knoepfler.
Il semblerait bien que oui. En face d’Érétrie, de l’autre côté du détroit de l’Euripe, se trouve Oropos. Si cette ville de Boétie est surtout connue aujourd’hui comme terminus des ferries qui voguent vers l’île d’Eubée, ce fut un comptoir commercial très disputé dans l’Antiquité. L’historien Strabon (vers 60 av. J.-C. – 20 ap. J.-C.) rapporte que non loin du sanctuaire princpal de cette cité, consacré au héros médecin Amphiaraos, s’élevait « le monument funéraire de Narcisse dit l’Érétrien. L’auteur ajoute qu’il fallait faire silence devant ce tombeau, sans donner davantage d’explications, note Denis Knoepfler. Figure héroïque, ce personnage conserve donc, après sa mort, une force que l’on doit respecter. »
La tribu de Narcisse
L’ancrage géographique de Narcisse est encore renforcé par deux inscriptions trouvées à Érétrie dans les années 70. Dès la fin du VIe siècle av. J.-C. au moins, la population de cette cité était répartie en six tribus (phylai), un terme à ne pas prendre dans son sens ethnographique. Or, l’une des phylai portait le nom de Narcisse sous une forme dialectale caractéristique de l’Eubée (Narkittis). « Cela démontre que ce héros était l’une des figures les plus vénérées, puisque l’on a donné son nom à l’une des composantes de la cité démocratique. Cela n’était pas propre à Érétrie puisque l’on a des exemples très semblables à Athènes », relève Denis Knoepfler.
Dans le texte d’Ovide, Narcisse est présenté comme un chasseur. Le lien avec Artémis, déesse de la chasse, nous traverse l’esprit comme une flèche. Dans un commentaire aux Bucoliques de Virgile (70 av. J.-C. – 19 ap. J.-C.), il est dit que le nom de la fleur, le narcisse donc, provient « de Narcissus fils d’Amarynthus, qui fut un Érétrien originaire de l’île d’Eubée ». Cet personnage, qui porte le même nom que la bourgade abritant le sanctuaire d’Artémis, aurait également été, selon un autre témoignage, un chasseur au service de la déesse.
« Je crois volontiers qu’il existait, dans le sanctuaire d’Artémis, un lieu de culte pour ce Narcisse érétrien, un héros sauvage sur lequel s’est ensuite greffé, en Béotie, un mythe devenu universel », conclut Denis Knoepfler. Une figure importante à placer sur le même plan que Hyakinthos (jacinthe), le Spartiate avec lequel il partage un nom de fleur des lieux humides.
Le cheminement qui a permis à Denis Knoepler de retrouver les origines de Narcisse peuvent être découvertes en détail dans son ouvrage La patrie de Narcisse. Un héros mythique enraciné dans le sol et dans l’histoire d’une cité grecque. Odile Jacob (2010), 238 p.