Même les individus les plus solitaires d’entre nous ne sont jamais seuls. L’intérieur de notre organisme est peuplé d’une faune d’éléments étrangers. Notre intestin, notre poumon et notre peau sont colonisés par des bactéries, des virus et autres micro-organismes, qui forment le microbiote. Une présence fort utile à l’être humain qu’elle aide à digérer et à fabriquer des vitamines et qu’elle protège contre des microbes pathogènes.
On peut y voir un réel paradoxe: les êtres humains, qui appartiennent à l’espèce la plus évoluée au sens darwinien du terme, abritent en leur sein des milliards d’organismes simples – des bactéries, des virus, des champignons, etc. – qui sont leurs plus lointains ancêtres. Les deux extrémités de l’arbre de l’évolution coexistent, pour le plus grand bénéfice des deux parties. C’est une parfaite illustration, à l’échelle individuelle, du «vivre ensemble», thème choisi cette année par les «Mystères de l’UNIL», qui auront lieu les 2 et 3 juin 2018.
L’organisme humain abrite en effet dans l’intestin, le poumon et la peau, quelque 100000 milliards de bactéries – dix fois plus que le nombre de cellules du corps! Ce qui fait dire à Philippe Sansonetti, professeur au Collège de France à Paris et spécialiste des maladies infectieuses, que «l’homme est un hybride primate-microbe». «On pourrait aussi l’appeler un «autobus à bactéries», commente en riant Philippe Moreillon, microbiologiste, professeur honoraire et ex-vice-recteur de l’UNIL.
Une très vieille histoire
L’histoire de cette association remonte «à la nuit des temps», constate Philippe Moreillon. Il y a trois à quatre milliards d’années sont apparus sur la Terre des organismes unicellulaires, notamment les bactéries «qui se sont ensuite associées et placées l’une dans l’autre pour créer des eucaryotes, des cellules dotées d’un noyau renfermant du matériel génétique». Les premiers représentants étaient probablement des amibes dont nous sommes les lointains descendants – et qui sont d’ailleurs les ancêtres de nos globules blancs.
Depuis, poursuit le microbiologiste, «les bactéries ont considérablement évolué et elles ont colonisé pratiquement toutes les niches écologiques du monde». Y compris les hominidés, dans l’organisme desquels elles se sont introduites pour «trouver de la nourriture», avant de s’y installer.
Une relation de mutualisme
Les microbes et leurs hôtes ont ensuite évolué de concert et ils coexistent sans heurt. Les bactéries se montrent inoffensives. Quant à notre système immunitaire, il ne les combat pas car, dès les premiers mois de la vie, «il a appris à les tolérer. Il est d’ailleurs intéressant de constater, ajoute le professeur honoraire, qu’elles éduquent notre immunité à séparer le bon grain de l’ivraie, à savoir les bonnes bactéries des pathogènes, plutôt que de déclencher une réaction de défense.»
Entre l’être humain et ses micro-organismes, il ne s’agit pas pour autant de symbiose, car cela signifierait que les deux partenaires ne peuvent pas se passer l’un de l’autre alors qu’en fait, «nous sommes dépendants de notre microbiote, mais nous pouvons quand même vivre sans lui». Philippe Moreillon préfère donc parler de «mutualisme».
Chacun y trouve son compte. Les bactéries puisent dans nos organes les nutriments et tissus qui leur permettent de proliférer. En contrepartie, elles contribuent au maintien de notre santé. Elles nous protègent en effet contre les infections, «par effet de niche», selon la loi du premier occupant qui, une fois installé dans notre corps, empêche les intrus d’y pénétrer.
Quant aux micro-organismes de la flore intestinale, comme on a longtemps appelé le microbiote – ils font plus encore. Ils dégradent les fibres végétales que l’on ne pourrait pas digérer sans eux. Sans compter qu’ils «fabriquent aussi certaines vitamines et interviennent dans la maturation du système immunitaire», ajoute le microbiologiste.
Compétition et coopération entre bactéries
On aurait tendance à considérer ce microbiote comme un amas, plus ou moins passif, de micro-organismes. Mais il n’en est rien. Qu’elles appartiennent à des espèces différentes ou à la même, les bactéries peuvent «entrer en compétition pour l’accès à la nourriture», souligne Sara Mitri, professeure assistante au Département de microbiologie fondamentale de l’UNIL. Elles peuvent aussi coopérer, «par exemple en dégradant des protéines afin d’aider leurs congénères à les absorber». Des chercheurs américains et britanniques ont ainsi constaté que les Bacteroides, qui forment le groupe le plus important des bacilles Gram négatifs de l’intestin, digèrent les polysaccharides non à leur propre profit, mais à celui de leurs voisines.
En outre, les bactéries «communiquent entre elles en sécrétant certaines molécules que les autres peuvent capter, précise Sara Mitri. Cela leur permet notamment de “sentir” leur environnement. Par exemple, avant de pénétrer dans l’intestin, des salmonelles pathogènes échangent des signaux leur permettant de savoir si elles sont assez nombreuses pour partir à l’attaque sans se faire détruire par les défenses immunitaires.» Certains chercheurs «avancent même l’idée que les bactéries partageraient un langage commun, mais ce n’est qu’une théorie», précise la chercheuse.
Colonisation lors de l’accouchement
C’est au moment où il naît que l’être humain acquiert son microbiote. Au cours de l’accouchement, le nouveau-né qui s’était jusque-là développé in utero dans un milieu stérile, «se colonise au contact de la flore du périnée de sa mère», souligne Philippe Moreillon. Cela pose d’ailleurs la question des enfants nés par césarienne dont le microbiote est moins riche que celui des poupons nés par voie basse, ce qui pourrait les rendre plus tard plus susceptibles d’avoir de l’asthme, des allergies ou des diarrhées.
Quoi qu’il en soit, durant les premières années de sa vie, l’enfant enrichit son microbiote au contact des bactéries présentes dans l’environnement. «?Il a hérité d’une partie du système immunitaire de sa mère, ce qui lui permet, pendant qu’il construit le sien, de sélectionner les micro-organismes utiles?», explique le professeur honoraire.
Les bactéries influencent nos odeurs corporelles
Chaque individu acquiert ainsi son propre microbiote, qui, à l’instar d’une empreinte digitale, est unique. Comme l’odeur corporelle à laquelle participe grandement notre flore cutanée. A ce sujet, Philippe Moreillon rappelle les études faites, il y a une vingtaine d’années, par Claus Wedekind, qui était alors biologiste à l’Université de Berne avant de venir à l’UNIL. «Après avoir fait sentir à des étudiantes des T-shirts portés par des jeunes gens, le chercheur avait constaté que les femmes étaient attirées par les hommes ayant un système immunitaire, donc un bagage génétique, très différent du leur.» En ce sens, commente l’ancien vice-recteur, «on est tenté de dire que nos microbes participent à nos relations sociales, ce qui est assez amusant.»
Comme notre apparence ou notre personnalité, notre microbiote «se modifie toutefois tout au long de notre vie, en fonction de notre alimentation et des environnements dans lesquels nous vivons». Mais aussi durant nos voyages. Il semble en effet que, «dans les communautés bactériennes, il existe comme un rythme qui changerait quand on franchit plusieurs fuseaux horaires», ajoute Sara Mitri. A croire que les microbes seraient, eux aussi, atteints de jetlag.
Déséquilibres du microbiote et maladies
Le microbiote est constitué de «plusieurs centaines d’espèces de micro-organismes», note Philippe Moreillon. La richesse et la diversité de ce bestiaire, ainsi que l’abondance de certaines populations bactériennes, sont les garantes de notre santé. Certes, on est encore incapable de définir ce que serait une flore normale ou idéale. Toutefois, son appauvrissement ou un déséquilibre de sa composition serait impliqué dans différentes maladies.
La rupture de l’harmonie entre les composants du microbiote intestinal, le plus largement étudié, a par exemple été associée à l’obésité. L’analyse des matières fécales de personnes en surpoids a en effet révélé que leur flore intestinale était différente de celle du reste de la population. Des chercheurs américains ont par ailleurs réussi à faire grossir des souris minces simplement en leur transplantant le microbiote de leurs congénères obèses. La composition de la faune microbienne a aussi un impact sur le développement du diabète, ou encore de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin. Chez les individus souffrant de la maladie de Crohn, on a en effet constaté l’absence, ou la sous-représentation, de certaines espèces bactériennes ayant un rôle anti-inflammatoire. D’ailleurs, précise Philippe Moreillon, «on pratique maintenant des transplantations fécales, afin de rétablir l’équilibre du microbiote de patients atteints de colite à Clostridium difficile et cela donne de bons résultats».
Ces microbes influencent notre santé
Pour autant, le microbiologiste reste prudent quant au rôle de la flore dans le développement de ces maux dans lequel «l’hôte joue un rôle important. En outre, il est difficile de savoir si le dérèglement du microbiote est la cause du problème ou sa conséquence.» Par ailleurs, du fait de son abondance, on ne dispose pas encore d’une vision globale du microbiote. Pour étudier sa composition, on a recours au séquençage de l’ensemble des bactéries. Mais alors, constate Sara Mitri, «on mélange tout. C’est comme si on ramassait de grandes surfaces de la jungle dans un seul échantillon en considérant que tous les organismes qui s’y trouvent vivent ensemble. Or l’intestin est très long et il est possible que les diverses espèces occupent des niches différentes.»
Même si, depuis quelques décennies, il fait l’objet d’un immense engouement dans le monde scientifique et médical, le microbiote n’a encore livré que quelques-uns de ses secrets et il est encore trop tôt pour pouvoir prévenir ou traiter des troubles en le modifiant. Par exemple en adaptant son alimentation. Mais une chose est certaine: ces microbes influencent notre santé. Une raison de plus pour veiller à utiliser les antibiotiques, qui dérèglent la flore, avec parcimonie.
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