Mobiliser le système immunitaire pour l’aider à lutter contre les cellules tumorales: tel est l’objectif de l’immunothérapie qui fait depuis quelques années l’objet d’avancées fulgurantes. Grâce à son Centre Suisse du cancer actuellement en cours d’installation, Lausanne disposera des compétences et des infrastructures nécessaires pour devenir un pôle d’excellence dans ce domaine.
Déjà qualifiée de «?percée de l’année 2013?» par la revue Science, elle a tenu la vedette au congrès de l’Association américaine d’oncologie clinique qui s’est tenu à Chicago fin mai-début juin de cette année. C’est dire que l’immunothérapie a le vent en poupe. Et pour cause. Cette technique, qui consiste à mobiliser le système immunitaire du patient pour qu’il lutte efficacement contre la tumeur, a déjà remporté quelques succès impressionnants, notamment dans le cas de cancers difficilement traitables, comme des mélanomes métastasiques ou le cancer de l’ovaire. «?L’immunothérapie est actuellement l’un des domaines les plus dynamiques de la cancérologie, en termes de connaissances scientifiques et de développements thérapeutiques?», constate Eric Raymond, chef du service d’oncologie médicale du CHUV. «?C’est le futur?», ajoute avec enthousiasme Lana Kandalaft, directrice du Centre de thérapie expérimentale (CTE) du CHUV. Combinées à d’autres types de traitements, ces nouvelles thérapies devraient bouleverser la lutte anticancéreuse qui deviendra de plus en plus personnalisée.
La police de notre organisme
Véritable armée de notre organisme, le système immunitaire nous défend contre les agents pathogènes étrangers (virus, bactéries, parasites) qui pénètrent dans notre corps. Mais il a aussi une mission de police?: il doit nous débarrasser des agresseurs internes et, en premier lieu, des cellules cancéreuses, qui menacent notre santé. Ce deuxième rôle est toutefois plus complexe que le premier. D’abord parce que les cellules tumorales d’un individu ne sont pas très différentes de ses cellules saines, mais aussi parce que les bien nommées cellules malignes développent diverses stratégies pour repousser les forces de l’ordre. L’immunothérapie vise donc à mobiliser et à réarmer les policiers, afin qu’ils puissent accomplir au mieux leur tâche.
Débloquer les freins du système immunitaire
Les chercheurs ont d’abord tenté de booster le système de défense, en utilisant notamment des interleukines et des interférons (naturellement produits par les cellules immunitaires). Mais cette approche n’a pas donné les résultats escomptés, car ils se sont aperçu que le plus important n’était pas d’appuyer sur l’accélérateur du système immunitaire mais, explique Eric Raymond, «?de débloquer les freins?» qui entravent son fonctionnement et de l’aider «?à reconnaître les cellules tumorales?», afin de mieux les attaquer et de les détruire. Cette stratégie passe par plusieurs approches?: les anticorps monoclonaux, la vaccination, la thérapie cellulaire et les interventions sur les cellules saines qui entourent la tumeur et l’aident à se développer.
Les anticorps monoclonaux empêchent les cellules immunitaires de passer à l’ennemi
«?La tumeur est préparée et elle attend la police, souligne le chef du Service d’oncologie médicale. On trouve en effet de nombreuses cellules immunitaires – notamment des lymphocytes T – dans la tumeur. Mais la plupart du temps, elles sont désactivées et parfois même, elles se transforment et deviennent une aide redoutable pour la tumeur.?» Les cellules immunitaires passent alors à l’ennemi et l’aident à produire des facteurs qu’il ne peut pas fabriquer lui-même. Pour les empêcher de se conduire ainsi, on utilise des anticorps, ces défenseurs naturels qui repèrent les intrus ou les cellules anormales, dont on fabrique des milliers d’exemplaires à partir d’une seule cellule, clonée. D’où leur nom d’anticorps monoclonaux.
«?C’est dans ce domaine que l’on observe actuellement les plus grand progrès, car ces anticorps monoclonaux ont une activité antitumorale remarquable?», précise Eric Raymond. Certains d’entre eux, destinés à lutter contre le mélanome métastasique, ont déjà reçu une autorisation de mise sur le marché. D’autres, visant le cancer du poumon, pourraient être commercialisés prochainement.
Vaccin thérapeutique: une approche encore très expérimentale
La lutte anticancéreuse passe aussi par la mise au point de vaccins thérapeutiques qui sont donc destinés à traiter la maladie. Toutefois, la tâche n’est pas simple. Le système immunitaire a en effet du mal à reconnaître les cellules tumorales qui ne se distinguent des cellules saines que par «?quelques anomalies?», précise l’oncologue du CHUV. Il faut donc «?identifier et isoler leurs parties immunogènes – c’est-à-dire susceptibles d’être reconnues par le système immunitaire – et les utiliser pour produire des vaccins. Cette approche reste encore très expérimentale, même si l’on fait des progrès.?»
Produire plusieurs milliards de cellules T
Une autre piste consiste à exploiter les lymphocytes T extraits de la tumeur. Ces cellules T, comme on les nomme aussi (car elles se forment dans le thymus), «circulent dans notre corps et leur présence dans la tumeur montre qu’elles sont capables de reconnaître les cellules cancéreuses», explique Lana Kandalaft. La méthode consiste à extraire des cellules T de la tumeur du patient puis, en laboratoire, à les stimuler et les multiplier pour en obtenir plusieurs milliards que l’on réinjecte au patient. Mais cela nécessite d’avoir, près du lit du patient, une plateforme de production de cellules comme celle dont disposera bientôt le CHUV (lire l’article).
Combiner la thérapie cellulaire et la vaccination
Combinée à la vaccination, cette thérapie cellulaire a déjà donné quelques résultats prometteurs. Alors qu’ils travaillaient à l’Université de Pennsylvanie aux Etats-Unis, George Coukos, l’actuel chef du Département d’oncologie du CHUV, et Lana Kandalaft ont élaboré une stratégie en deux étapes pour lutter contre le cancer de l’ovaire, l’un des plus mortels.
Ils ont d’abord prélevé les cellules dendritiques des tumeurs de patientes. «?Ces cellules sont des espionnes, explique Lana Kandalaft. Elles patrouillent dans notre corps et, lorsqu’elles repèrent des cellules tumorales, elles vont dans les nodules lymphatiques recruter des cellules T. Elles éduquent alors ces soldats et leur intiment l’ordre d’aller au front et de tuer la tumeur.?» Au laboratoire, ces cellules dendritiques ont été exposées aux antigènes de la tumeur, puis réinjectées dans les nodules lymphatiques des patientes, en combinaison avec un médicament utilisé en chimiothérapie.
Rémission dans le cancer de l’ovaire
Ce vaccin, bien toléré, a provoqué la réaction des cellules T qui se sont mobilisées pour lutter contre la tumeur. «Nous avons obtenu ainsi, explique Lana Kandalaft, un grand nombre de soldats», auxquels les chercheurs ont fourni de nouvelles armes pour les rendre plus performants. Ils ont donc extrait ces cellules T des patientes, puis ils les ont stimulées et multipliées de manière à en réinjecter de grandes quantités – «?jusqu’à 30 milliards?» – à leurs hôtes.
Parmi les 31 femmes qui ont participé à un essai clinique, le vaccin seul a permis d’arrêter, ou du moins de freiner la progression de la maladie chez 65% d’entre elles. Quant aux 11 patientes qui ont bénéficié de la deuxième étape du traitement, 73% ont vu leur tumeur réduite ou stabilisée. Lana Kandalaft cite aussi le cas d’une femme «?qui a été opérée à deux reprises et dont le cancer de l’ovaire a récidivé à chaque fois?». Son cas semblant désespéré, une immunothérapie a été tentée. «Aujourd’hui, cinq ans plus tard, son cancer paraît résorbé.»
Les cellules T transformées en tueuses en série
Une fois les cellules T prélevées des tumeurs, il est aussi possible de les modifier génétiquement pour en faire de véritables «?tueuses en série?», selon la spécialiste de thérapie cellulaire. L’expérience a été tentée aux Etats-Unis sur des adultes et des enfants dont certains – notamment une fillette de 9 ans qui a fait la «une» du New York Times – sont en complète rémission. Toutefois, cette thérapie de choc «entraîne de nombreux effets secondaires et la prudence s’impose. Nous n’allons l’offrir aux patients du CHUV que lorsque nous serons capables de faire les essais cliniques dans les conditions les plus sûres possibles?.»
S’attaquer à l’écosystème de la tumeur
Complémentaire aux approches précédentes, une autre tactique consiste à intervenir sur le «?stroma, c’est-à-dire, explique Eric Raymond, sur l’écosystème dans lequel prolifère la tumeur». Celle-ci est en effet entourée de cellules, tissus et vaisseaux sans lesquels elle ne pourrait pas vivre ni se développer.
Des médicaments dits «?anti-angiogéniques?» ont déjà été élaborés pour détruire les vaisseaux sanguins que la tumeur détourne à son profit pour se nourrir. Ils sont «maintenant entrés dans la routine clinique», commente le médecin.
Actuellement, de nombreuses équipes, et notamment celle d’Eric Raymond, cherchent aussi à brouiller les communications entre la tumeur et son micro-environnement. «Le stroma sécrète des signaux, comme le facteur de croissance TGF-ß, qui augmentent l’agressivité de la tumeur envers le système immunitaire.» En bloquant ces signaux à l’aide de médicaments, on peut espérer nuire aux cellules tumorales.
Des thérapies combinées
Les approches sont donc multiples. Certaines techniques d’immunothérapie donnent déjà de bons résultats lors des premiers tests cliniques, mais l’objectif, souligne Lana Kandalaft, est de «les mettre à disposition d’un grand nombre de patients». Aucune d’entre elles ne constituera, seule, le traitement miracle. Toutefois, combinées les unes avec les autres ou avec des chimiothérapies, elles devraient permettre de traiter chaque patient en fonction de la nature de sa tumeur. De quoi bouleverser la lutte anticancéreuse.
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