Dans plusieurs faits divers récents, émotionnels donc ultramédiatisés, le rôle et la responsabilité des autorités ont été évoqués. L’Etat aurait-il pu faire l’objet d’un procès? Analyse d’un phénomène émergent avec des experts de l’UNIL.
La révolution est passée inaperçue, et c’est dommage. Depuis le 1er août dernier, la loi admet en effet de manière explicite – c’est une première au niveau helvétique – que l’on puisse attaquer l’Etat si ses experts se trompent. Désormais, l’article 64 alinéa 1 bis du Code pénal prévoit que, si un collège d’experts libère une personne préalablement internée à vie pour des délits gravissimes et que ce criminel, remis en liberté après examen, récidive, l’Etat répondra de l’erreur en justice.
Cette innovation était voulue par la très polémique initiative populaire réclamant «l’internement à vie des criminels sexuels et particulièrement dangereux». Elle est entrée en vigueur. Et cette innovation fait tousser l’avocat et doyen de la Faculté de droit de l’UNIL, Me Laurent Moreillon: «J’étais contre. C’est assez fou, tout de même. L’Etat ne peut pas tout prévoir ni tout garantir.»
L’affaire Francesca
Et pourtant. Cet aménagement de la loi suisse témoigne de la progression d’une tendance nette au sein de la population. Une envie d’en découdre avec les autorités. Le glissement est encore illustré par l’affaire Francesca. A la fin 2007, dans un abribus de Zurich, un tireur fou de 21 ans abattait une jeune coiffeuse de 16 ans. Pour commettre ce crime sans motif apparent, le sniper avait utilisé son fusil militaire et de la munition volée durant son école de recrues.
A l’époque, le conseiller national Josef Zisyadis avait conseillé à la famille de la victime de porter plainte contre le Département fédéral de la défense. «Si le poli- ticien avait été suivi, le procès aurait pu déboucher sur une condamnation civile de l’Etat», constate Laurent Moreillon.
Des paysans contre l’Etat
«Attaquer l’Etat, ce n’est pas une totale nouveauté, observe Ariane Morin, professeure de droit à l’UNIL. A la fin du XXe siècle, les autorités avaient déjà fait l’objet de procès dans les affaires de listériose, parce que les fabricants de fromages à pâte molle estimaient que les communiqués officiels avaient alarmé la population. Après Tchernobyl, les maraîchers avaient émis des plaintes similaires. Et des paysans ont encore attaqué l’Etat à la suite des affaires de farines animales. »
La nouveauté, au XXIe siècle, c’est que l’Etat n’est plus seulement mis en cause pour sa communication de crise. Il est désormais perçu comme un acteur négligent, un complice, un instigateur et parfois même comme le principal responsable de faits divers, souvent émotionnels, donc ultramédiatisés.
Attaquer l’Etat, une arme politique?
Pourquoi attaquer l’Etat? «Parce qu’il peut payer. Avec une administration, on a plus de chances d’obtenir une réparation financière qu’avec l’auteur d’un crime qui peut être insolvable», répond, pragmatique, Ariane Morin.
Ce n’est pas la seule explication. A l’époque du «plus jamais ça», les familles des victimes pensent encore à exploiter ces faits divers dramatiques pour démontrer un dysfonctionnement de l’Etat, et pousser les autorités à prendre des mesures préventives. Intenter un procès aux autorités devient un moyen d’augmenter la pression politique.
«Je comprends cette recherche d’un écho médiatique, analyse Suzette Sandoz, professeure honoraire de droit à l’UNIL. Mais aller en justice n’est pas le meilleur moyen d’obtenir cet effet, ni de faire avancer le dossier. D’abord, parce qu’un procès coûte cher. Ensuite, parce qu’il serait plus efficace de passer par un bon politicien qui, lui, saura éventuellement effectuer ce travail.»
Plus largement, l’ex-conseillère nationale pense qu’il n’est jamais judicieux de créer des lois à partir de faits divers exceptionnels. «Quand on légifère sur des cas d’espèces, pas toujours topiques, et qu’on en tire des règles générales, l’Etat risque de mettre en place un arsenal juridique sans être vraiment sûr qu’il pourra l’appliquer de manière sérieuse. Il crée ainsi un cercle vicieux, qui fait que les gens savent bien qu’ils ne devront pas respecter complètement la loi; donc, cela contribue à diminuer l’autorité de l’Etat, etc., etc…»
L’Etat providence est de retour
Malheureusement, la voix raisonnable de Suzette Sandoz risque de rester insuffisamment forte pour enrayer l’émotion provoquée par des faits divers comme l’affaire Francesca. «On constate aujourd’hui, au sein de la population, une envie prononcée de se tourner vers un Etat providence. Une tendance à croire que la Confédération, le canton ou la commune, orchestrent tout avec leurs grandes machines administratives. Et une tendance à penser que, s’il y a le moindre problème, c’est de leur faute», déplore Laurent Moreillon.
Déjà responsable des criminels récidivistes qu’il risque de relâcher et des soldats à qui il distribue des armes de guerre, l’Etat devra-t-il encore être irréprochable dans le contrôle des molosses qu’il laisse circuler dans les rues? Devrat- il être plus pointilleux dans la surveillance des diplômes de ses notaires, dans le choix des zones où il autorise la construction de maisons ou dans l’analyse des manifestations qu’il autorise? Ces questions se poseront probablement dans les années à venir.
Quels sont les risques tolérés?
Mais, au fait, de quoi les autorités sont-elles responsables? Actuellement, «la règle jurisprudentielle, en général ou du point de vue de la RC (responsabilité civile), c’est que celui qui crée le risque doit prendre les mesures commandées par les circonstances pour éviter le danger», répond Laurent Moreillon. Reste à savoir quel danger l’Etat doit éviter. S’agit-il de tous les périls? Des plus évidents? Ou seulement de ceux qui sont mortels ou qui pourraient causer des blessures?
«Les autorités doivent se poser la question du risque toléré. Si c’est le risque zéro, elles interdiront l’activité. C’est ce qui se passe déjà dans certains domaines (alimentation, médicaments…). Mais si l’Etat applique trop souvent ce principe de prévention, nous ne pourrons plus rien faire. Organiser un match de football dans ces conditions devient quasi impossible.»
Donc, la plupart du temps, l’Etat préfère le principe de précaution à celui de prévention. Les autorités regardent si le risque est tolérable, et elles prennent les mesures qui semblent raisonnables pour éviter les problèmes. «Cela suffit de moins en moins, regrette Me Moreillon. Depuis quelques années, l’opinion publique a de plus en plus tendance à réclamer des mesures accrues de prévention. Et à ne plus accepter le moindre risque.»
«On n’accepte plus l’idée de supporter un danger tout seul»
L’opinion publique se tourne vers l’Etat qu’elle veut voir comme le dernier garant de la sécurité. Et elle s’émeut quand les autorités ne jouent pas ce rôle de bouclier. «Personnellement, je ne crois pas que l’Etat ait une responsabilité, analyse Suzette Sandoz. C’est la mentalité des gens qui fait que, à une époque, on veut qu’il en ait une. J’observe ce phénomène comme une illustration de la mentalité actuelle du refus du risque. On n’accepte plus l’idée de supporter un danger tout seul. C’est en partie lié à la mode du développement durable, qui veut que l’on réfléchisse à toutes les conséquences imaginables d’un geste avant de prendre une initiative. Mais c’est illusoire. On ne pourra jamais envisager tous les risques.»
Davantage de libertés, moins de responsabilités?
«C’est quand même un comble, réagit Ariane Morin. Les gens veulent faire de plus en plus d’activités risquées. Et pourtant, avec l’hyperindividualisme qui caractérise cette époque, ils refusent d’assumer les responsabilités qui vont avec. En théorie, ce devrait être du donnant-donnant: l’Etat laisse les citoyens bénéficier de plus de libertés, et ils assument les risques et les responsabilités supplémentaires qui vont avec.»
Cette observation en amène une seconde. Et si l’inverse était également vrai? Car on doit bien imaginer que, dans l’opinion publique, ceux qui veulent jouir sans entraves, collectionner les armes ou se promener en ville avec un pitbull, coexistent avec de nombreuses personnes qui désapprouvent.
Pour cette deuxième catégorie de citoyens, attaquer l’Etat en justice revient à lui faire assumer ses choix politiques. Cela permet de signifier aux autorités que, si elles veulent accorder des libertés contestées par une bonne partie du pays, elles devront en assumer les conséquences, notamment financières.
L’affaire Francesca, liée au débat sur l’opportunité de laisser les soldats rentrer chez eux avec une arme de guerre, et le nouvel article 64 alinéa 1 bis du Code pénal, qui traduit la peur de voir récidiver les criminels les plus dangereux, traduisent très clairement ce nouveau rapport de force, où le citoyen place ses autorités devant leurs responsabilités. Une variante politique, en quelque sorte, du principe «pollueur-payeur».
Jocelyn Rochat