Peur, colère, joie intense, les sportifs sont en proie à de nombreuses émotions, souvent amplifiées par l’enjeu et la brièveté de ces moments-clés lorsque tout se joue. Mal gérées, elles peuvent générer une contre-performance. Les athlètes d’élite sont donc de plus en plus nombreux à entraîner cet aspect-là de la compétition. Texte Sonia Arnal
Parlez à un descendeur à ski et il l’admettra sans détour: se lancer sur une piste de coupe du monde super raide et super glacée, ça fait peur. «Paradoxalement, c’est là une émotion utile, qui permet de mobiliser au maximum ses ressources et sa vigilance à l’instant idoine, explique Denis Hauw, professeur associé à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL. Elle peut sauver la vie – elle rend aussi plus performant.» Mais la peur, si elle submerge tout, peut tétaniser le sportif et l’empêcher de réussir sa course aussi bien qu’espéré. Longtemps négligées, la gestion des émotions et la préparation mentale sont de plus en plus intégrées à l’entraînement des sportifs – même si, souligne le spécialiste, la Suisse est très en retard comparé aux pays anglo-saxons. Dommage, car comme le relève Roberta Antonini Philippe, maître d’enseignement et de recherche dans le même institut, «dans chaque discipline, les dix meilleurs au niveau mondial ont un entraînement physique, technique et stratégique identique ou très proche. À ce niveau d’excellence, c’est vraiment le mental qui peut faire la différence.»
Les 6-7 ans sont déjà gênés par certaines émotions
Comment devenir meilleur sur ce plan? D’abord, il faut renoncer à la politique de l’autruche: ce n’est pas en niant sa peur ou son angoisse qu’elles vont disparaître, ni en essayant de les tromper par de la musique écoutée à fond avant le départ, par exemple. «Idéalement, on devrait essayer d’enseigner aux tout-petits déjà à comprendre et verbaliser ce qu’ils ressentent, explique Roberta Antonini Philippe. Certains athlètes sont perturbés sans réussir à mettre un nom sur ce qui les déconcentre. Or on sait que les 6-7 ans sont déjà gênés par certaines émotions – la plus répandue à cet âge est la honte. Il faut que les entraîneurs en parlent avec les enfants pour les décomplexer et les habituer à cette introspection.»
La peur ou la honte ne sont pas seules à pouvoir poser problème: la joie ressentie après un point gagnant peut aussi coûter cher. L’euphorie empêche la concentration, et ce sont les trois points suivants qui s’envolent. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises émotions – ce qui compte, c’est l’impact sur le sportif et sa performance, d’où la nécessité d’apprendre aux athlètes très jeunes déjà à identifier ce qu’ils ressentent.
Comprendre d’abord qu’on a par exemple peur, se demander de quoi (de se ridiculiser, de se faire mal, de perdre, de ne pas être à la hauteur des camarades de l’équipe, de ne pas atteindre son objectif), et aussi pourquoi: on peut comme on l’a vu avoir des raisons très objectives d’être inquiet pour son intégrité physique, comme au rugby ou dans les sports de combat, mais on peut aussi paniquer parce qu’on se sent mal préparé, pas en forme – bref il existe d’innombrables raisons de s’en faire.
Même les curleurs peuvent ressentir la peur
Denis Hauw relève non sans humour que les joueurs de curling, relativement épargnés a priori par les dangers physiques dans leur sport, ressentent tout de même de la crainte: «Les raisons sont différentes, mais l’émotion reste la même, et il faut bien en faire quelque chose, réussir à la contrôler.»
S’il y a quelques points communs à tous les compétiteurs, quelle que soit leur discipline, l’anxiété et la pression face aux résultats par exemple, les manifestations physiques des émotions par contre ont souvent des particularités propres à une activité donnée: «Je travaille aussi avec des musiciens, qui expérimentent des émotions comparables – un concert, c’est aussi une performance à réussir, explique Roberta Antonini Philippe. C’est très intéressant de noter qu’un violoniste très stressé aura les mains qui tremblent, alors que chez un trompettiste, c’est au niveau des lèvres que ça va se cristalliser.» Une façon très humaine de refuser l’obstacle…
À chacun sa béquille
Une fois l’émotion identifiée, encore faut-il la gérer. Il n’y a pas de solution universelle et chaque sportif peut tenter une réponse sur mesure. Dans les grands classiques,
Roberta Antonini Philippe cite «la relaxation, la méditation, la visualisation – on se voit en train de parfaitement enchaîner ses piquets, ou alors on se projette dans une situation similaire dont on s’est très bien sorti». Si ces béquilles sont assez connues, chacun doit trouver celle qui lui convient et qui correspond le mieux à son problème. «Certains sportifs tireront par exemple profit des encouragements d’un entraîneur qui crie “Vas-y?! Tu vas l’écraser! Enfonce-le!”, alors que ça n’aidera pas du tout d’autres, au contraire.»
Si les sportifs d’élite doivent apprendre à gérer leurs émotions et intégrer ce processus à leur entraînement de base, c’est certes parce que la compétition les soumet à nombre de pressions, mais aussi parce qu’ils peuvent être … plus anxieux que les autres! «On s’attendrait à un résultat contraire, explique Denis Hauw, mais nos études le montrent. Le contexte joue un rôle, certes, mais la personnalité aussi, avec une plus ou moins grande stabilité émotionnelle. En sport, pour progresser, il faut infliger une contrainte à l’organisme – c’est à ça que sert l’entraînement. Pour les émotions, c’est pareil: il faut vivre la frustration, apprendre à la tolérer, puis apprendre à en faire quelque chose de positif qui permet de rebondir.»
Le prix du danger
Ce travail d’éducation à la gestion des émotions se fait de plus en plus, mais il reste du chemin. On se souvient des frasques de footballeurs aux prises avec l’alcool – une prise de substance qui s’apparente à de l’automédication: «La dépression dans le foot touche 30 à 40% des joueurs, précise le chercheur. Ces jeunes sont ballotés, vivent des pressions monstrueuses, changent souvent de club – c’est extrêmement difficile à assumer pour des personnalités qui ne se caractérisent souvent pas avec les ressources pour y faire face. Dans les écoles de foot où ils entrent très jeunes, cet aspect-là est laissé de côté. On les voit alors exploser en vol, ou se lâcher complètement sur les réseaux sociaux – la pression finit par sortir, les limites n’ont pas été bien fixées.»
Reste que si le sport génère chez les pros beaucoup de pressions et d’émotions difficiles à vivre, il est aussi en soi un excellent moyen de… gérer ses émotions, notamment pour les amateurs. Pour Denis Hauw, dans une société où on nous en demande toujours plus, «des activités assez extrêmes comme le cross-fit ou le trail, qui sont de plus en plus populaires, permettent de se défoncer, de se retrouver soi-même, et de lâcher prise en donnant tout physiquement.» Et de conclure: «Les gens, clairement, ça les libère.»
McEnroe et Federer, ou comment faire face à la colère
Qui pense à la colère en sport pense forcément à John McEnroe. Vainqueur notamment de sept tournois du Grand Chelem, l’Américain est resté dans les mémoires pour sa contestation systématique et très véhémente des décisions prises par les juges (photo prise à Düsseldorf en 1984). «Answer my question, jerk – réponds à ma question, abruti», a-t-il entre autres balancé à l’un d’eux à une époque où le tennis était un sport feutré qui se jouait en tenue blanche. Une conduite qui lui a coûté au cours de sa carrière plusieurs mois de suspension au total. Ses raquettes, certes longtemps en bois, ont été très nombreuses à faire les frais de ses crises de nerfs. Atout ou handicap pour sa carrière? «La colère, c’est l’expression d’une impossibilité à résoudre un problème, explique Denis Hauw. Quand on se sent coincé, on fuit ou on agresse – la colère est une agression. McEnroe a su aussi l’instrumentaliser: il la gérait et l’utilisait, pour rebondir et pour énerver les autres. Mais ce n’est évidemment pas la seule stratégie possible: il n’y a pas de modèle universel.»
Roger Federer, qui, lui, a remporté vingt tournois du Grand Chelem, a connu des débuts comparables, toutes proportions gardées, marqués par des mouvements d’humeur et des raquettes lancées voire brisées, comme en 2009 à Miami. Cité en 2009 précisément sur ce point par le New York Times, il expliquait: «J’ai eu de la peine à mettre les choses en place sur le court, vous savez, à me comporter correctement. Ça a été une grosse affaire pour moi.» Il a manifestement choisi une option différente de celle de son illustre prédécesseur, travailler sur cette émotion pour gérer autrement les frustrations et les échecs. «S’énerver, se mettre dans cet état, ça demande beaucoup d’énergie, comme de revenir au calme pour le coup suivant, estime Roberta Antonini Philippe. L’option de Federer, qui a réussi à changer son comportement, me semble meilleure à long terme. Certes, McEnroe a fait une très belle carrière, mais quelle aurait-elle été s’il n’avait pas explosé de rage aussi souvent?»
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