Les sentiments influencent les flux de capitaux

Un choc de sentiments entraîne une hausse des flux financiers. @ Jehan Khodl

Sentiments ou nouvelles? Dans le cadre de sa thèse en économie, soutenue en 2017 à l’UNIL, Rachel Arulraj-Cordonier a analysé lequel de ces deux facteurs a le plus d’impact sur l’économie, plus précisément sur les flux de capitaux. Aujourd’hui collaboratrice de la Banque Nationale Suisse, la docteure explique ce qu’est un sentiment en économie et comment il peut influencer les investissements. 

Rachel Arulraj-Cordonier s’est déjà prêtée au jeu de la vulgarisation et de la concision pour le concours «Ma thèse en 180 secondes», qui exige des jeunes chercheurs la gageure de présenter en trois minutes l’enjeu de leur thèse et les conclusions auxquelles ils sont parvenus. Médaillée d’argent du round lausannois en 2017, elle a réussi l’exploit de rendre compréhensible une recherche qui pour le profane est plutôt technique, notamment parce qu’elle manipule des concepts propres à l’économie moins connus que les simples «offre et demande».

Pour rendre plus concrète sa recherche, elle y donne un exemple: vous prévoyez aujourd’hui que vous risquez de perdre votre emploi dans les prochains mois, donc de disposer de moins de revenus. Raisonnablement, vous attendez un peu avant d’acheter le téléphone que vous pensiez vous offrir tout de suite. Démonstration limpide: vos prévisions pour le futur faites aujourd’hui ont un impact maintenant déjà sur la marche de l’économie, puisque votre report fait baisser la demande, ce qui, si nombre d’autres font comme vous, peut entraîner une baisse de la production dans le secteur de la téléphonie, voire des licenciements… Mais au fond, qu’est-ce qui vous a laissé penser que vous pourriez perdre votre emploi, des nouvelles ou vos sentiments? Est-ce que les deux ont le même impact? Explications.

On parle vraiment sentiments en économie?

Oui, mais pas forcément au sens où on l’entend dans le langage courant. Un choc de nouvelles est assez facile à définir. C’est un choc d’anticipation économique qui se réalisera effectivement dans le futur. Pour reprendre l’exemple précédent, si vous anticipez que vous allez perdre votre emploi, vous avez en fait des anticipations économiques négatives. Et si cette prévision se réalise bel et bien et que la productivité du pays baisse (et peut-être que vous perdez votre emploi), c’était donc un choc de nouvelles négatif. D’une manière ou d’une autre, vous avez correctement prévu le développement économique du pays. Nous n’étudions pas ce qui explique que l’anticipation était correcte, mais nous pouvons imaginer qu’elle se basait sur des informations comme par exemple une avancée technologique, qui serait un choc de nouvelles positif.

Rachel Arulraj-Cordonier. Docteure de l’UNIL. Collaboratrice de la Banque Nationale Suisse. © Dominic Büttner pour Allez savoir !

Ça, c’est donc le choc de nouvelles, mais le choc de sentiments?

C’est plus compliqué à saisir – et pour nous à étudier. Le choc de sentiments, c’est une vague d’optimisme ou de pessimisme observée, sans qu’on ne puisse rattacher cette vague à un changement tangible dans le futur. Comme pour le choc de nouvelles, on observe des anticipations économiques, mais ces dernières ne se réalisent pas. 

Concrètement, comment faites-vous pour les identifier, ces chocs de sentiments, les analyser, et savoir quel rôle ils jouent?

Comme ce sont des chocs d’anticipations, on ne peut jamais les identifier, donc a fortiori les analyser, quand ils surviennent – on ne peut le faire qu’a posteriori. Pour ce faire, nous avons besoin d’une variable qui mesure les anticipations des gens. Nous utilisons donc des sondages: beaucoup de pays demandent à leurs habitants assez régulièrement comment ils voient l’avenir économique dans les douze prochains mois. Ces réponses nous donnent des informations précieuses sur les anticipations des gens à un moment donné. Nous pouvons ensuite regarder si ces anticipations se réalisent et sont donc des chocs de nouvelles, ou non. Si ces anticipations ne se concrétisent pas, ce sont des chocs de sentiments. Les gens sont optimistes ou pessimistes sans raison fondamentale. Nous nous assurons tout de même que rien d’autre de tangible n’ait pu influencer les effets de ces chocs de sentiments, en regardant par exemple l’impact de variables telles que la volatilité des marchés financiers ou le prix du pétrole. 

Et vous vous êtes donc attachée particulièrement à l’impact des deux types de chocs sur les flux de
capitaux – pourquoi?

Parce que se posait la question de savoir comment s’expliquent les flux de capitaux entre pays. Qu’est-ce qui fait qu’un investisseur va acheter des actifs à l’étranger plutôt que chez lui? Forcément, on a envie d’investir dans un pays qui a une forte croissance, c’est logique. Mais à quel point les estimations des investisseurs sur la croissance à venir d’un pays sont-elles importantes dans leurs décisions? Est-ce que ce sont vraiment des news qui sont à l’origine de ces mouvements, ou est-ce parfois un choc de sentiments?

Choc de nouvelles ou choc de sentiments, qu’est-ce qui a le plus d’impact sur les flux de capitaux? 

Les deux ont un impact important: ils expliquent environ 80 % des mouvements pour les États-Unis. Mais les chocs de sentiments l’emportent, ils sont à l’origine de 45-50 % des flux, contre 30 à 35 % pour les nouvelles. Des différences a priori contre-intuitives les distinguent aussi. Les chocs de nouvelles font par exemple baisser les flux de capitaux, alors que les chocs de sentiments les augmentent.

Pourquoi?

En raison de ce qu’on appelle l’asymétrie de l’information, que la codirectrice de ma thèse étudie beaucoup (lire l’article). Un investisseur local a davantage ou de meilleures informations qu’un investisseur étranger. Il peut donc mieux anticiper le développement futur de l’économie de son pays et peut mieux faire la différence entre des chocs de nouvelles, qui vont générer de la croissance, ou des chocs de sentiments, qui ne vont pas affecter l’économie. Lorsqu’il y a un choc de nouvelles, il ne va donc pas vendre ses actifs. Il ne va pas non plus à ce moment aller investir à l’étranger, puisqu’il y a du profit à faire à la maison. Moins de capitaux vont sortir. Les investisseurs installés à l’étranger auront plus de peine à évaluer l’exactitude d’une nouvelle: peut-être ne s’agit-il que d’une vague d’optimisme? Comme ils sont moins sûrs d’eux que les investisseurs locaux, ils vont accepter de leur vendre les actifs qu’ils possèdent. À l’inverse, s’il y a un choc de sentiments, les locaux vont savoir qu’il ne s’agit que d’une vague d’optimisme sans fondements. Ils vont vendre leurs actifs locaux aux étrangers et investir ailleurs, ce qui génère plus de flux de capitaux.  Voilà comment on peut expliquer qu’un choc de nouvelles positives entraîne une baisse des flux financiers alors qu’un choc de sentiments entraîne une hausse. Je précise que les actions sont nettement moins touchées, parce que dans ce domaine l’information est globalisée, tout le monde dispose sensiblement des mêmes news au même moment.

C’est une certitude, ces explications?

Le constat – les flux diminuent lors de chocs de nouvelles et augmentent lors de chocs de sentiments – est certain. Je voulais savoir ce que ces deux chocs avaient comme effet sur les flux financiers quand j’ai commencé ma thèse, et nous avons trouvé ces deux réponses, ce qui est très satisfaisant. Mais nous trouvions un peu frustrant de ne pas comprendre pourquoi c’est ainsi que ça se passe. Nous avons donc cherché une explication basée sur la théorie et d’autres recherches. Elle est donc étayée, mais ça reste une explication, pas une preuve irréfutable.

Article suivant: Comment l’asymétrie de l’information fait circuler les capitaux

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