Oncologues, psychologues, conducteurs de bus, analystes financiers, assistants personnels ou vendeurs dans les magasins: les machines savent tout faire. Comment ont-elles pu devenir si performantes en une vingtaine d’années, quels métiers sont les plus menacés, et y a-t-il encore des domaines où les êtres humains sont meilleurs ?
Dans l’inconscient collectif, un robot est soit un ordinateur omniscient qui finit par prendre le dessus sur les humains, comme HAL 9000 dans le film 2001 L’odyssée de l’espace, soit un androïde capable de sentiments, tellement proche de nous qu’il devient impossible de le démasquer, comme dans Blade Runner, un autre film culte. Et ce n’est pas demain, croit-on naïvement, qu’on croisera dans notre vraie vie un robot de ce genre. Erreur. Ils sont déjà partout, mais on ne les remarque pas: ils ne ressemblent évidemment pas au portrait que les films ou les livres ont dressé.
L’intelligence artificielle est omniprésente: vous recevez un mail de confirmation après un achat sur Internet, ce n’est évidemment pas un humain qui l’a écrit, mais une machine. Vous allez en voiture quelque part, c’est aussi une machine qui calcule votre itinéraire en fonction des bouchons, des travaux, et qui vous guide. Vous achetez un livre sur un site Internet, c’est encore une intelligence artificielle qui vous suggère une liste d’autres ouvrages qui pourraient aussi vous intéresser.
3 millions d’emplois pour les machines
De nombreux universitaires ou think tanks étudient les conséquences de cette évolution, notamment sur le marché de l’emploi. Roland Berger Strategy Consultants l’a fait pour la France et relève que dans les prochaines dix années, 3 millions d’emplois pourraient être confiés à des machines. Ce bureau de consultants en stratégie a calculé que 42% des métiers sont concernés par ce risque. Deux chercheurs d’Oxford se sont livrés à une analyse similaire sur l’emploi aux USA et arrivent à un nombre relativement proche: 47% des métiers pourraient être automatisés d’ici dix à vingt ans.
Les progrès des robots
Comment expliquer l’essor des robots dans le monde du travail ? Par diverses avancées technologiques. La première est la puissance de calcul – dans un article du magazine Science et Vie de novembre 2014, cette intéressante comparaison était donnée en exemple: en 1997, le supercalculateur ASCI Red, élaboré pour la simulation d’essais nucléaires, occupait la surface d’un court de tennis, réalisait 1800 milliards d’opérations par seconde, et coûtait 55 millions de dollars. Une dizaine d’années plus tard, la PS3 atteignait la même puissance pour une poignée de dollars et quelques centimètres cubes.
Les machines s’adaptent à l’inconnu
Deuxième élément déterminant, le Big Data, ou banques de données qui contiennent des masses d’informations – depuis que tout ou presque est digitalisé et stocké dans le Cloud, un robot connecté pourvu d’algorithmes performants qui fait des miracles quand il s’agit de trouver, trier et analyser des informations, voire les interpréter et prendre des décisions. Enfin, ces dernières années ont vu des améliorations notables dans la faculté des robots à s’adapter à des environnements inconnus. «C’est un point crucial, analyse Micha Hersch, auteur d’une thèse en robotique cognitive et chercheur au groupe de Biologie computationnelle de l’UNIL. Cela permet au robot de sortir de la chaîne de montage et de réagir aux évènements de son entourage, voire d’interagir avec des humains ou avec d’autres machines dans un espace ouvert. Grâce à cette nouvelle compétence, on voit des robots déployés en zone de combat, ou la voiture de Google, qui se conduit elle-même.»
De 42% à 47% des métiers concernés d’ici 10 à 20 ans – voilà qui est inquiétant. Dans Le Temps du 12 décembre 2014, Olivier Feller, conseiller national vaudois (PLR), s’en est d’ailleurs préoccupé, relevant que si cette robotisation imminente va créer des emplois dans les secteurs de la technologie, «ils ne remplaceront de loin pas tous les emplois détruits, ni en nombre ni en termes de compétences requises».
Les métiers que les robots vont nous voler
Tout employé est-il également menace ? Non. Après les ouvriers, qui ont déjà payé un lourd tribut à l’industrialisation puis à l’automatisation, c’est le tertiaire qui va être investi par les machines. Carl Frey et Michael Osborne, les deux chercheurs d’Oxford qui ont analysé le marché de l’emploi américain, ont dans leur étude également dressé la liste des domaines les plus à risque. Dans l’ordre, ils citent les transports et la logistique, via l’interconnexion des bases de données, puis les employés de bureau et services administratifs, la production de biens, qui devrait être encore plus automatisée qu’aujourd’hui, l’aide à la personne, les caissières.
C’est lié comme on l’a vu aux évolutions techniques. Mais comme le relève Micha Hersch, «c’est aussi parce que la manière de pratiquer ces métiers a énormément changé. En établissant des protocoles et des procédures pour toutes les décisions, on se rapproche de la façon de fonctionner d’un ordinateur. Avant, un banquier accordait un prêt pour une maison en fonction de ce qu’il savait de son client après des années de relations bancaires – il y avait les chiffres, les salaires, mais aussi l’intuition. Aujourd’hui, que ce soit pour les prêts, la gestion de portefeuilles, etc., un banquier applique souvent des protocoles décidés par la hiérarchie. Avec de tels critères, c’est facile de créer un logiciel qui dit oui ou non aux demandes online».
Nous ne sommes pas égaux face aux machines
Dans le «combat» entre hommes et machines pour un job, tout le monde n’est pas égal. Il y a bien sûr certaines tâches qu’il est difficile de déléguer à des machines, celles par exemple qui impliquent une grande part de créativité ou sont basées sur le lien social et humain – enseignants, assistants sociaux, éducateurs… Mais ce n’est pas le seul critère; le statut social de ceux dont les emplois sont menacés est un paramètre de poids. Il est facile pour un ordinateur de prendre la place du médecin: on enregistre les symptômes et les analyses d’un patient, le logiciel les compare avec sa banque de données, établit un diagnostic et conseille une thérapie. «Outre une probable demande des patients pour une médecine exercée par les êtres humains, il est très probable que les médecins sauront se défendre et garantir la pérennité de leurs emplois. Les chauffeurs de métro, moins», analyse Micha Hersch.
Une menace pour les humains ?
Si des chercheurs ou politiciens s’inquiètent des conséquences de la robotisation des métiers sur le marché de l’emploi, d’autres ont peur pour l’être humain tout court. C’est le cas du célèbre physicien Stephen Hawking qui, dans une interview à la BBC, a fait part de ses craintes devant l’intelligence artificielle qui pourrait «décoller seule, et se redéfinir de plus en plus vite, sans que les humains, limités par leur évolution biologique, ne puissent rivaliser».
Cette évolution est de l’ordre du fantasme. Laurent Keller, professeur au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine, a utilisé des robots pour des recherches sur sa spécialité. «L’idée était de mieux comprendre la collaboration et l’altruisme chez les fourmis, en étudiant notamment l’importance du lien de parenté, et de retracer comment ils se sont construits à l’origine – maintenant que toutes sont altruistes, il nous est impossible de savoir comment cela a commencé.» Les robots utilisés pour cette recherche ont un réseau de neurones qui peut évoluer au cours des générations de sélection auxquels ils ont été soumis. Ils ont donc surtout permis à Laurent Keller de remonter le temps, en jouant en quelque sorte le rôle de fourmis originelles avec et sans lien de parenté, mais aussi de l’accélérer, en sélectionnant des robots sur des centaines de générations dans l’ordinateur. Il a ainsi découvert que les «fourmis robotiques apprennent à mentir pour ne pas partager la nourriture quand elles sont sélectionnées au cours des générations dans des colonies contenant des individus non apparentés… Au contraire, des comportements coopérateurs et altruistes apparaissent rapidement au cours des générations d’évolution expérimentale quand les fourmis artificielles étaient dans des sociétés composées d’individus apparentés», précise le chercheur. Qui, on le voit, n’est donc pas près d’être remplacé par un robot.
Mais il continue à s’aider de machines dans ses recherches, cette fois-ci un ordinateur, pour analyser les déplacements de centaines de fourmis et dégager des patterns qu’une intelligence humaine prendrait des années à voir.
Watson, robot à tout faire
Le premier emploi de cet ordinateur ferait pâlir d’envie tous les aspirants à la célébrité: star de la TV américaine. Ce produit d’IBM, conçu pour comprendre des questions posées en langage naturel et y répondre pertinemment, a gagné l’équivalent de Questions pour un champion, soit Jeopardy!, aux Etats-Unis. Il a battu les humains champions des champions. Les principales qualités de Watson sont un accès à une foultitude de connaissances – il a avalé toutes les encyclopédies possibles et imaginables dans toutes les spécialités couvertes par le savoir humain – et des algorithmes très efficients qui lui permettent d’extraire de toutes ces infos la meilleure réponse en un temps record. Son exploit dans ce jeu a été particulièrement apprécié: utiliser les indices donnés par le présentateur implique de «comprendre» des jeux de mots, l’ironie, bref le deuxième degré plutôt que le sens littéral, ce qui n’est pas donné au premier ordinateur venu. Aujourd’hui Watson est aussi médecin – il aide au diagnostic et au choix du bon traitement dans différents hôpitaux américains, notamment dans le domaine du cancer – analyste financier, outil de soutien pour manager, et il se lance dans la gastronomie via la création de recettes: il analyse les assemblages de molécules chimiques mieux que personne…
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