Etre trop intelligent peut desservir les dirigeants. C’est, du moins, la conclusion d’une étude menée par John Antonakis, professeur en comportement organisationnel à la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL. Il a analysé la relation entre le Q.I. et la perception de l’efficacité d’un leader par ses équipes. Interview et explications.
AS: Comment vous est venue l’idée de cette étude?
John Antonakis: Il y a plus de vingt ans, lorsque j’étais doctorant, je possédais des livres de référence dans lesquels les auteurs affirmaient que l’intelligence n’est pas un facteur très important pour le leadership. C’est dans les années 50 ou 60 que les chercheurs ont commencé à affirmer ce genre de choses. Leurs conclusions étaient basées sur de mauvais tests et de mauvaises méthodologies. Pour ma part, j’étais très sceptique. Par la suite, alors que je faisais mon post-doc à l’Université de Yale, j’ai fait la connaissance du professeur Robert House, de l’Université de Wharton. Il était convaincu que la personnalité et l’intelligence étaient des variables très importantes pour le leadership. Après avoir discuté avec lui, j’étais sûr qu’il fallait essayer de faire des tests très rigoureux pour savoir si la personnalité et l’intelligence jouent un rôle majeur dans le leadership. Je parle ici de la perception que les collaborateurs ont de l’efficacité de leader, un critère très important, et non de l’efficacité objective. Nous avons donc commencé à récolter des données durant plusieurs années.
Comment avez-vous procédé?
Lorsque je faisais des formations dans les entreprises, j’ai toujours négocié avec ces dernières pour qu’elles acceptent de faire passer à leurs leaders des tests d’intelligence et de personnalité mesurant l’extraversion, l’amabilité, le caractère consciencieux, le névrotisme et l’ouverture aux expériences. Parallèlement, les subalternes, les pairs et les patrons notaient ces mêmes managers sur la perception qu’ils avaient de leur leadership. Pour chaque manager, nous obtenions l’évaluation de sept à huit collaborateurs et d’un supérieur.
Et les managers ont accepté ces évaluations de bonne grâce?
D’abord nous avons dit qu’il s’agissait d’un test de raisonnement qui mesure leur capacité à résoudre des problèmes, leur logique et leur vocabulaire, ce qui est vrai. J’évite le terme «intelligence» puisque les gens y sont assez allergiques. Le test s’appelle «Wonderlic Personnel Test» et se déroule en 12 minutes. Au début, ils ont opposé un peu de résistance. Les patrons disaient: «Nos managers ne sont pas des cobayes! On ne veut pas participer.» Mais finalement ils ont vu l’importance scientifique et pratique de ces recherches et ont joué le jeu. Les managers qui ont fait les tests d’intelligence avaient l’esprit de compétition et y voyaient un défi. Ils se sont beaucoup amusés. Les entreprises dans lesquelles je donnais des formations n’avaient pas sélectionné leurs managers en fonction de leur quotient intellectuel (Q.I.). C’est pour cela que l’on peut constater une variabilité assez grande. Les tests d’intelligence présupposent une fourchette suffisamment large pour mesurer les effets du Q.I.
Vous avez fait passer un test d’intelligence aux 379 leaders de votre étude?
Non, ce n’était pas possible, mais 171 leaders, sélectionnés de manière aléatoire, ont passé le test. Ils provenaient de 25 pays différents. Pour le reste, nous avons des outils statistiques, des estimateurs qui nous permettent de prendre en compte les résultats obtenus, les tests de personnalité effectués par les 379 leaders et certains facteurs démographiques. On sait que ces éléments corrèlent avec l’intelligence. On peut donc imputer des données manquantes de manière correcte à des études grâce à des estimateurs qui sont assez puissants. Lorsque je me suis attelé aux résultats, j’ai failli tomber de ma chaise!
Pourquoi?
La relation entre l’intelligence d’un leader et la perception de l’efficacité de ce dernier par ses équipes n’est pas linéaire. Je me rappelais avoir lu une telle théorie publiée dans les années 80 par Dean Keith Simonton qui portait sur l’importance de l’intelligence dans les fonctions de conduite. Concernant la relation entre l’intelligence et l’efficacité perçue du leadership, il plaidait pour une relation non linéaire suivant une courbe curvilinéaire, soit en U inversé. Personne n’avait jamais pris sa théorie au sérieux. Il avait même annoncé à quel moment la courbe commence à baisser en termes de perception d’efficacité du leader par rapport à son intelligence et au niveau de son équipe. Nos données ont confirmé ce qu’il supposait: le leader doit être plus intelligent que la moyenne du groupe qu’il dirige, mais pas trop parce que, passé un certain niveau d’intelligence, il sera perçu comme moins efficace. Lorsque j’ai vu ces données, j’ai pris contact avec Simonton pour lui demander s’il voulait collaborer avec nous. Il a dit oui.
Et les subalternes, ont-ils également passé un test de Q.I.?
Non, nous n’avons pas eu l’occasion de les évaluer. Nous savons, sur la base de ce test, quel est le Q.I. moyen des différents échelons hiérarchiques dans les entreprises.
Est-ce qu’il y a vraiment un Q.I. moyen dans chaque entreprise?
Oui, car il y a une sorte de filtrage qui se fait pour les différents échelons de l’organisation. Les différents types de jobs sont distribués selon l’intelligence. Les gens intelligents ne vont pas occuper des postes tout au bas de la hiérarchie et à l’inverse, les gens qui ont un Q.I. moins élevé ne vont pas devenir PDG. Nous savions donc que le groupe de managers auquel nous avions à faire était assez homogène: il s’agissait de middle managers qui géraient des employés de bureau moyens. On a supposé que le Q.I. des gens de l’équipe était d’environ 106 sur la base de ces estimations.
Selon vos études, quel est l’écart optimal entre le leader et son équipe?
Il est de 18 points. Pour une équipe dont le quotient intellectuel est de 106–ce qui est une bonne moyenne–le Q.I. optimal de leur leader devrait être autour de 124. Il dépend donc de l’intelligence moyenne de son équipe. Un trop grand écart intellectuel entre un dirigeant et ses subordonnés entrave l’efficacité du leadership. Un dirigeant doit signaler son leadership de manière appropriée pour ne pas être vu comme trop intellectuel et pour que les gens puissent s’identifier à lui. Les collaborateurs doivent pouvoir comprendre ce qu’il dit et ne pas penser que c’est quelqu’un de snob qui est enfermé dans sa tour d’ivoire.
Dans les grandes entreprises, les subordonnés du leader ont des subordonnés qui eux-mêmes ont des subordonnés. Quel est donc le Q.I. des collaborateurs tout au bas de l’échelle?
Les gens qui sont tout au bas de la hiérarchie, qui travaillent par exemple dans les entrepôts, qui s’occupent d’emballage ou sont gardiens de sécurité n’ont pas besoin d’être trop intelligents. Si une personne occupe un poste qui ne correspond pas à son niveau d’intelligence, elle ne sera pas assez stimulée et elle s’ennuiera rapidement. Le Q.I. moyen des leaders qui ont pris part à notre étude était de 111. Celui d’un employé de bureau est à 106. Ce n’est pas mal du tout, au vu de la moyenne de la population qui se situe à 102. Cela me semble éthique d’avoir une adéquation entre les exigences d’un poste et les qualités de la personne qui va l’occuper. Imaginez que l’on nomme Forest Gump pour diriger l’armée américaine ou que l’on envoie quelqu’un comme George Patton dans les tranchées, cela n’aurait pas de sens.
Mais parfois l’ambition pousse à grimper les échelons et l’intelligence n’est pas forcément au rendez-vous…
Je ne dis pas que toutes les personnes qui occupent des hautes fonctions sont des personnes intelligentes. On peut le constater dans notre étude: le Q.I. des leaders variait beaucoup. Environ la moitié avait un Q.I. de 108 (proche du Q.I. théorique des employés de bureau) ou moins. Il y avait des gens pas assez intelligents pour leur fonction et par contre d’autres qui l’étaient trop (environ 6% avait un Q.I. supérieur à 129). L’intelligence n’est pas le seul facteur important, la personnalité joue également un grand rôle parce qu’elle détermine également l’attitude et la motivation.
Si un chef est trop intelligent, est-ce qu’il peut essayer de paraître un peu moins… éclairé?
Non. On ne peut pas tricher et faire semblant de n’être pas intelligent. Si une personne est intelligente et qu’elle prétend ne pas l’être, les autres vont le voir et vont penser qu’elle est condescendante. Et de l’autre côté, ses pairs, les autres managers, vont peut-être vouloir usurper son influence en se disant: «Il n’est pas trop malin, on va donc prendre sa place!» Il est donc important qu’une personne qui a des fonctions dirigeantes signale son vrai niveau d’intelligence.
Quelle est la solution alors?
Si je trouve la façon de communiquer correctement, je peux avoir le beurre et l’argent du beurre. Le secret? C’est le charisme, une qualité qui s’apprend et s’exerce, comme nous l’avons démontré dans une étude précédente (référence ci-dessous). Prenons l’exemple de Martin Luther King qui était très intelligent, surdoué même. Pourtant, lorsqu’il faisait des discours, tout le monde comprenait ce qu’il disait, tout le monde s’identifiait à lui. Dans son discours «I have a dream», il comparait les droits donnés par la Constitution américaine, garantissant à tous les citoyens les droits inaliénables à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur comme un chèque. Mais il relevait que l’Amérique avait refilé un chèque en bois, un de ceux qui est renvoyé avec la mention «compte insuffisamment approvisionné» à ses concitoyens Noirs. Martin Luther King était passé maître dans l’art de la métaphore, un puissant moyen pour aider les gens auxquels il s’adressait à comprendre son message et à s’en souvenir. Cela signale forcément aux gens que la personne qui utilise cette analogie est intelligente et cherche à être comprise. Elle est tellement intelligente qu’elle peut dire les choses de façon à ce que tout le monde puisse l’apprécier, sans être condescendante.
Puisqu’on est aux Etats-Unis, que pensez-vous de Donald Trump qui dit avoir un Q.I. plus élevé que George W. Bush, Barack Obama et toute la rédaction du Washington Post réunis. Est-il intelligent?
Je pense qu’il est plus intelligent que la moyenne des gens aux Etats-Unis, mais qu’il n’est pas au niveau de Barack Obama, d’Elisabeth Warren ou de Bill ou Hillary Clinton. à entendre sa façon d’utiliser les mots ou de faire des phrases, ce n’est pas quelqu’un qui me frappe par son intelligence.
C’est souvent le chef qui choisit ses subordonnés. Pour éviter la concurrence, est-ce qu’il n’a pas intérêt à engager des gens moins intelligents que lui?
C’est possible, oui. Les gens qui ne sont pas sûrs d’eux ou qui sont complexés engageront des sycophantes (des délateurs professionnels, ndlr), des lèche-bottes et des gens moins intelligents. C’est plus facile de les contrôler. Mais ils se tirent une balle dans le pied, parce que la relève ne va pas être bien formée.
Aujourd’hui, dans les entreprises, les décisions se prennent en équipe. Faut-il forcément une personne plus intelligente que les autres?
Le leader doit forcément être plus intelligent que la moyenne du groupe; il doit prendre la décision finale. Il est également nécessaire que le leader soit plus intelligent pour asseoir sa crédibilité et pour trouver des solutions aux problèmes. Et plus une personne est intelligente, plus elle a de chance de trouver la bonne solution. Le CEO doit avoir une helicopter view, une vue d’ensemble, mais doit également voir plus loin que les autres. évidemment, le leader délègue aussi des tâches au groupe, donc c’est dans son intérêt que ce dernier soit intelligent. Il est cependant impossible de ne pas avoir de chef pour coordonner toutes les actions, donner des buts et prendre la responsabilité finale. Quelqu’un doit avoir le dernier mot. Dans chaque système d’organisation, des insectes aux mammifères en passant par les oiseaux, il y a toujours des leaders, des individus qui vont se mettre en avant.
Pensez-vous que les services des Ressources Humaines devraient utiliser les tests de Q.I.?
évidemment. Les RH doivent utiliser les meilleures méthodes scientifiques possibles pour sélectionner les collaborateurs, mais elles ne le font pas. Le problème, c’est que par le passé, il y avait peu de psychologues spécialisés en psychométrie et en psychologie organisationnelle. Il faudrait un peu mieux professionnaliser les départements RH en termes de sélection. Entre-temps, on voit des choses complètement ridicules comme le MBTI, soit le Myers Bricks Type Indicator. En fait, c’est un des tests les plus utilisés par les entreprises, mais également celui qui est le moins fiable.
Qu’en est-il des femmes leaders?
Dans notre étude, on arrive à la conclusion que les femmes leaders sont mieux jugées que leurs pairs masculins. On sait que le système de filtrage empêche les femmes de grimper dans la hiérarchie. Donc, celles qui arrivent à franchir ces barrières, forcément plus élevées pour elles, seront plus qualifiées et compétentes que les hommes.
Au fait, un bon chef, c’est quoi?
Un bon chef est quelqu’un qui connaît bien les rouages de l’entreprise. Ça doit être un expert dans le système, il doit connaître son domaine et montrer le chemin. C’est aussi quelqu’un qui arrive à motiver les collaborateurs, leur donner le sentiment qu’ils contribuent à construire quelque chose et qu’ils ne viennent pas travailler uniquement pour être payés à la fin du mois.
Selon votre étude sur le Q.I., votre doyen devrait avoir 18 points de plus que vous. Est-ce le cas?
Je ne sais pas, il est probablement très élevé puisque, dans le milieu académique, il y a vraisemblablement un «effet de plafond», avec une moyenne élevée et une gamme de variabilité restreinte. Je n’ai jamais mesuré son Q.I. mais je peux vous assurer que notre doyen est très intelligent et très charismatique. Nous avons un très bon doyen. Et je ne dis pas ça pour des raisons politiques.
À lire sur le même sujet:
1. Can super smart leaders suffer from too much of a good thing? The curvilinear effect of intelligence on perceived leadership behavior. Antonakis, J., House, R. J., & Simonton, D. K. (2017). Journal of Applied Psychology, 102 (7), 1003-1021.
2. When does charisma matter for top-level leaders? Effect of attributional ambiguity. Jacquart, P., & Antonakis, J. (2015). Academy of Management Journal, 58, 1051-1074.