Lors du Forum des 100, qui sera organisé par L’Hebdo à l’UNIL le 24 mai 2012, les invités évoqueront les «Points de bascule» qui caractérisent notre société. Ils chercheront notamment à répondre aux craintes des jeunes, confrontés à la volatilité et à l’incertitude croissantes, qui ont parfois le sentiment de grandir moins bien que leurs parents. Au fait, c’est vrai?
Ils sont nés entre 1945 et 1975, dans l’euphorie de l’après-guerre et d’une croissance économique radieuse qui aura duré trente ans. Leur première particularité est d’être une cohorte démographique très bien garnie. Mais les baby-boomers ont aussi grandi dans des conditions très privilégiées: démocratisation des études supérieures, plein emploi, ascenseur social, ils auront même eu droit à une révolution des mœurs. L’avenir de leurs enfants s’annonce cependant moins radieux. Quelqu’un va bien devoir payer les retraites ou les frais médicaux de cette génération dorée, qui en plus bénéficie d’un allongement de la durée de vie sans précédent. Et ceci alors que le marché du travail s’est durci. Faut-il s’attendre à une lutte parricide entre ces deux générations?
Les nombreux baby-boomers ont fait peu d’enfants
L’AVS a été créée en 1948 (cette année-là, on comptait en Suisse 100 travailleurs pour 13 retraités). Les baby-boomers sont très nombreux, et en plus ils n’ont pas fait beaucoup d’enfants: aujourd’hui, le même nombre d’employés doit soutenir deux fois plus de pensionnés.
On en est donc déjà à un ratio de 100 pour 26, et à en croire les projections démographiques, on ne va pas vers le mieux, puisque, troisième élément dans cette équation, les baby-boomers gagnent trois mois d’espérance de vie chaque année. Vers 2050, on en sera sans doute à un taux de 100 travailleurs pour 50 retraités. Leurs enfants devront financer ces retraites – clairement, ils sont bien moins lotis que les générations précédentes de ce point de vue.
Le premier point de friction entre ces deux cohortes est financier, et il découle de l’évolution de la population. Outre l’AVS, d’autres terrains de bataille répondent à ces mêmes caractéristiques. Le deuxième pilier, bien sûr – le 7 mars 2010, les Suisses ont refusé de baisser le taux de conversion, ce qui garantit aux travailleurs bientôt à la retraite une meilleure pension, mais risque de poser problème à leurs enfants, exactement comme avec l’AVS.
Le cliché du «pauvre retraité» a vécu…
Autre exemple encore, l’assurance-maladie. L’Office fédéral de la santé publique comme les commissions de la santé des deux chambres planchent actuellement sur diverses propositions qui visent à alléger les primes des 19-25, voire des 35-45 ans, pour faire passer à la caisse la génération précédente. C’est que pour l’heure, les enfants des baby-boomers rapportent beaucoup plus qu’ils ne coûtent: près de 200 francs par mois par jeune de 19-25 ans, alors que la collectivité paie 269 francs pour chaque personne de 70-75 ans.
Toucher au principe de solidarité
Ces réflexions, évidemment, touchent au principe de la solidarité. Mais comment résister à la tentation quand on sait que les retraités sont statistiquement plus à l’aise que les familles? Une étude menée à Zurich montre par exemple que les couples de pensionnés représentent 21% des contribuables, mais détiennent 52% de la fortune déclarée dans le canton. Le cliché du «pauvre retraité» a vécu… «Aujourd’hui, même si on peine socialement à l’admettre et que l’on a peu adapté les mesures de solidarité, le pauvre, c’est la mère de 35 ans qui élève seule ses enfants de 7 et 4 ans», décrit Jean-Pierre Fragnière, docteur en sociologie de l’Université de Lausanne et spécialiste notamment des rapports entre les générations.
Un point de vue que nuance Alain Clémence, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’UNIL: «C’est vrai que les familles avec de jeunes enfants courent davantage le risque de sombrer dans la pauvreté, mais les statistiques ne disent pas tout: il y a encore des personnes âgées dans les difficultés financières. Plutôt que de se demander quel groupe d’âge profite de l’autre ou le subventionne, il faudrait réfléchir à une façon d’aider ceux qui en ont besoin, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent, et de faire payer davantage ceux qui peuvent se le permettre.»
C’est un peu comme la reine Elisabeth et son fils…
Plus délicates encore à aborder, il y a les questions d’héritages. On l’a vu, une partie importante des retraités suisses vit plutôt confortablement. Les baby-boomers ont hérité de leurs parents quand ils étaient jeunes, et ils ont globalement bien gagné leur vie. Mais ils sont un peu comme la reine Elisabeth avec son fils le prince Charles, qui a dû faire une croix sur le trône: il a bientôt 64 ans. Le pauvre homme est arrivé à l’âge de la retraite avant même d’avoir pu accomplir un seul jour du travail auquel il était destiné…
Les baby-boomers affichent une longévité unique et nouvelle dans l’histoire de l’humanité, et leurs enfants toucheront leur héritage à passé 60 ans, une période de la vie où on en a moins l’usage qu’à 30 ans. Encore un désavantage? «Il est vrai que les enfants de baby-boomers ne toucheront pas un héritage « traditionnel », et que, de ce point de vue, on peut peut-être considérer qu’ils sont moins « chanceux » que leurs parents», analyse Jean-Pierre Fragnière.
Mais diverses études montrent que des transferts d’argent importants ont lieu entre les générations: «Les grands-parents soutiennent beaucoup leurs enfants, en offrant du temps via la garde de leurs petits-enfants par exemple, et aussi de l’argent. Par ailleurs, ils ont à cœur d’aider ces derniers à démarrer dans la vie, et ce sont souvent eux qui reçoivent une aide financière».
Démarrer dans la vie a toujours été un problème
Démarrer dans la vie, c’est aussi plus difficile aujourd’hui que dans les années 1970, surtout pour ce qui concerne l’emploi (à ce sujet, lire aussi l’interview de la vice-rectrice Franciska Krings). «Je n’ai jamais connu le chômage, et ça a été ainsi pour presque tous mes camarades d’études», explique le sociologue. Les jeunes diplômés, eux, connaissent. «Ils savent aussi qu’ils ne feront pas mieux que leur père: l’ascenseur social s’arrête là. Mais il faut relativiser la portée de ce changement – ce n’est pas un drame. La fortune des individus a doublé tous les vingt-cinq ans en Suisse dans les cent dernières années. Avoir les moyens tout à coup de s’offrir un croissant au petit-déjeuner, c’était bien, un progrès, mais on ne va pas non plus en manger quatre, puis huit tous les matins…»
Jean-Pierre Fragnière ne voit d’ailleurs pas les deux générations se faire la guerre: «Ce serait très excessif, mais c’est vrai qu’il y a des tensions. Quand des changements sociaux interviennent, et ici nous en vivons un, il faut trouver un nouvel équilibre. Pour l’instant, on peut avoir le sentiment que la balance penche en faveur des baby-boomers, mais je suis sûr que de nouvelles formes de solidarité vont émerger pour décharger un peu leurs enfants.»
Vivre dans un monde où plus rien n’est stable
Alain Clémence ne croit pas non plus à un combat entre les baby-boomers et leurs enfants: «Ce qui caractérise le quotidien et l’avenir des jeunes, ce n’est pas vraiment le sentiment injuste qu’ils vivront moins bien que leurs parents – certains s’en tirent d’ailleurs très bien. C’est plutôt l’instabilité: le monde change très vite, une information chasse l’autre, leurs parents ont souvent divorcé, ils ont déménagé, ils savent qu’ils devront changer d’activité professionnelle plusieurs fois dans leur vie. Rien n’est stable autour d’eux, ni le monde, ni la famille, ni les amis, ni le travail. Alors que leurs parents, eux, ont joui d’une certaine stabilité. Je pense que c’est là que vont se jouer les rapports entre générations.»
D’ailleurs, l’avenir des baby-boomers n’est pas non plus tout rose, comme le rappelle le sociologue: «Cette génération doit s’occuper à la fois de la précédente (les parents, âgés, en EMS, souvent atteints de maladies dégénératives comme Alzheimer) et de la suivante (leurs enfants sont plus souvent qu’autrefois dans des situations difficiles à cause d’un divorce ou du chômage). Et, en plus, ils soutiennent leurs petits-enfants, qui peinent à entrer dans la vie active. Une situation unique dans l’histoire».