Les archives vivantes de Werner Jeker

Graphiste et illustrateur de renommée internationale, Werner Jeker a cédé ses archives à la Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne. Ce vaste fonds, qui rassemble cinq décennies de travail, est exploré par des étudiants et des chercheurs de la Faculté des lettres. 

«Voici ce que j’appelle une mallette James Bond.» Conservatrice de l’Iconopôle (Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne, sur le site de Dorigny), Sophie Donche Gay ouvre une petite valise noire, qui semble sortie d’un film d’espionnage. À l’intérieur se trouve un morceau d’histoire lausannoise des années 80. Il s’agit de Polaroïds, d’invitations à des vernissages et de matériel promotionnel pour la boutique de mode Banzaï, installée au quartier du Rôtillon.

Ces documents (et leur contenant) sont un échantillon des archives données par Werner Jeker, cofondateur des Ateliers du Nord, à Lausanne. Son activité de graphiste nous est bien connue, puisque ce Soleurois de naissance, installé dans la capitale vaudoise depuis 1965, a conçu de nombreuses affiches pour le Musée de l’Élysée (plus de 120 créations) et pour le Théâtre de Vidy, mais pas seulement. «Werner Jeker en a réalisé pour la Cinémathèque suisse, la Collection de l’art brut ou encore le Musée des arts décoratifs de Lausanne, entre autres, complète Olivier Lugon, professeur à la Section d’histoire et d’esthétique du cinéma. Son travail a fortement marqué l’image des institutions culturelles de Lausanne, alors qu’elles étaient en plein essor. Un tel exemple est rare.»

Une boîte à outils

Grâce à ce don, qui a fait l’objet de deux films réalisés par l’UNIL (voir ci-dessous), l’Iconopôle s’enrichit de plus de 800 affiches, 80 boîtes de conservation pleines, soit entre 20 000 et 30 000 documents en tous genres et de quelque 120 livres. Et encore, cet ensemble ne constitue «que» la partie matérielle, puisque le transfert des fichiers numériques – utilisés dès les années 2000 – reste à accomplir. Un tel volume d’objets est «représentatif de la manière de travailler de Werner Jeker, souligne Sophie Donche Gay. Il accumule beaucoup de matériel, comme des photographies, des découpages ou des extraits de journaux, par exemple. Il se fabrique une vaste boîte à outils dans laquelle il puise.» 

Cette richesse nous offre un regard unique dans les coulisses des créations de Werner Jeker. «Ce qui est extraordinaire avec ces archives, c’est qu’elles mettent en lumière le chemin qui se trouve en amont et en aval de la réalisation d’un projet. Or, souvent, c’est seulement ce dernier, qui acquiert parfois le statut d’icône dans le cas d’une affiche, que l’on retient du travail du graphiste», note François Vallotton, professeur à la Section d’histoire. De plus, Werner Jeker n’est pas du tout «fétichiste de l’archive, ajoute le chercheur. Il réutilise parfois le matériel accumulé pour un mandat dans le cadre d’un autre. Il serait intéressant de considérer son activité de manière transversale, en dénichant des thématiques qui se retrouvent dans plusieurs projets.»

Promenade dans les archives

La présentation de quelques pièces tirées du fonds, réalisée pour cet article dans la salle de consultation de la Bibliothèque cantonale et universitaire à Dorigny en octobre dernier, a tout de l’ouverture de coffres au trésor. Remontons le temps.

Sophie Donche Gay tient beaucoup à l’affiche réalisée par Werner Jeker pour La Mémoire des images – Autour de la collection iconographique vaudoise, qui a eu lieu fin 2015 au Musée de l’Élysée de Lausanne (voir ci-contre). Pourquoi? «C’est grâce à cette exposition que l’Iconopôle est né!» En 2016, le musée cantonal pour la photographie a transféré ce fonds patrimonial à la Bibliothèque cantonale et universitaire. En janvier 2018, Léonore Porchet, alors députée au Grand Conseil, a déposé une interpellation afin de s’enquérir de la création d’un département iconographique cantonal, à l’exemple de ce qui existe en Valais ou à Genève. Le Conseil d’État a répondu que l’Iconopôle «fera office d’iconothèque cantonale.» Depuis, cette dernière agrandit ses collections, et a développé une politique d’acquisition autour de la communication graphique (lire l’article). 

Nuage d’amitiés

Werner Jeker est connu pour la centaine d’ouvrages dont il a assuré la mise en page. Il s’agit souvent de beaux livres, comme celui qui est consacré à Mario Botta, ou de catalogues d’exposition (autour de Werner Bischof ou de René Burri, entre autres). Ces publications racontent aussi une carrière riche en rencontres. «Lausanne a l’avantage d’être une assez petite ville. De plus, comme immigrant venu de Soleure, je ne faisais partie d’aucun groupe», raconte-t-il.

Ainsi, Werner Jeker a pu évoluer dans ce qu’il appelle «un nuage» d’amitiés, au moment où la vie culturelle lausannoise se déployait. Il relève l’importance qu’a eue pour lui Rosmarie Lippuner, directrice du Musée des arts décoratifs de Lausanne de 1971 à 2000. «Elle m’a donné ma chance. Alors que j’étais fraîchement indépendant, elle m’a demandé de réaliser des affichettes pour une exposition de la photographe Henriette Grindat. Grâce à Rosmarie, j’ai pu rencontrer beaucoup de monde, comme par exemple Charles-Henri Favrod, premier directeur du Musée de l’Élysée.»

Casquette d’architecte

Werner Jeker s’est aventuré dans la troisième dimension. Souvenez-vous du pavillon «Signaldouleur», installé à Yverdon-les-Bains lors de la volatile Expo.02. «Ce bâtiment en forme de boîte était ouvert aux quatre coins. À l’intérieur, des fils, parfois terminés par un dispositif sonore, tombaient du plafond et formaient un écran, rappelle Olivier Lugon. Il s’agissait d’une réalisation complète de Werner Jeker, de la construction jusqu’à la démolition de l’édifice, en passant par la scénographie et les vidéos.»

Pour la petite histoire, le graphiste a cru participer à un concours au sujet de l’affiche uniquement, et s’est retrouvé, après l’avoir remporté, dans la peau d’un architecte. Les expositions ne laissent que peu de traces. Mais les archives de Werner Jeker contiennent des documents, dont des carnets d’esquisses, qui permettent «de retracer deux ans de travail autour du thème de la douleur, une démarche approfondie pour laquelle le graphiste s’est entouré d’une équipe pluridisciplinaire, indique François Vallotton. Il a toujours le souci de se baser sur une démarche de recherche et d’éviter tout esthétisme.»

Dans toutes les poches

Le professeur ouvre une autre boîte en carton blanc, destinée à la conservation. À l’intérieur, reproduite des dizaines de fois dans un halo de vert et de jaune, se trouve une célèbre photographie de Sophie Taeuber-Arp, munie de son chapeau. Voici les travaux préparatoires pour le billet de 50 francs mis en circulation en 1995. «Ici également, Werner Jeker a mené de minutieuses recherches historiques et iconographiques autour de la figure de cette artiste, relève François Vallotton. Il a pris une image qui n’était pas présélectionnée dans le cadre du concours, celle que Sophie Taeuber-Arp avait choisie pour son passeport.»

Las, même si le Lausannois avait remporté le premier prix du concours d’idées pour la série des billets de banque, en 1989, il n’a pas réalisé le billet de 50 francs. Pour nous consoler, considérons que «l’archive nous permet de suivre le travail du graphiste autour des teintes, de la cohérence entre les textes et les images, le tout dans le cadre des contraintes liées à la sécurité de la monnaie», explique François Vallotton. 

Un graphiste engagé

Sur le portfolio gris, Sophie Donche Gay étale des images aux teintes sombres, où figure le mot VIH. Le H final est barré par un E. «Voici un projet d’affiches de prévention contre le sida, qui remonte au début des années 80, raconte la conservatrice de l’Iconopôle. Il n’est pas courant de trouver des images qui évoquent la mort dans le travail de Werner Jeker.» Ce dernier a également produit des affiches pour Terre des Hommes ou pour l’Observatoire international des prisons. 

Une décennie plus tôt, c’est le versant rock de Werner Jeker qui est mis en lumière, avec le matériel produit pour le club Electric Circus, qui se nichait à la place de la Gare à Lausanne. L’un des groupes fondateurs du heavy metal, Black Sabbath, s’y est produit le 29 avril 1970. Les affiches comportent des illustrations de la main du graphiste. «J’ai alors appris à travailler très vite, et la nuit!», se souvient-il. À l’époque, il a également conçu des visuels pour le groupe Impact, un remuant collectif d’artistes qui tenait une galerie d’avant-garde.

La BCU et l’UNIL, via le Centre des sciences historiques de la culture (SHC), collaborent dans le but de valoriser ce don dans l’enseignement. Ainsi, un séminaire commun est proposé ce printemps par François Vallotton et Olivier Lugon. Intitulé Traditions et recompositions du graphisme suisse: le cas lausannois dans le second XXe siècle, il entend offrir une plongée dans l’histoire des arts graphiques lausannois sur la base des fonds déposés à l’Iconopôle et aux Archives cantonales vaudoises. L’automne dernier, Olivier Lugon a mené le cours-séminaire Typophoto: photographie et communication graphique, toujours à l’intention des étudiants de master en Lettres. «Il s’agit d’analyser la conjonction entre le texte et l’image depuis le Bauhaus jusqu’aux années 70, décrit Olivier Lugon. Je souhaite former les étudiants à prendre le temps de s’arrêter sur ce lien, un exercice que l’on n’a guère l’habitude d’apprendre.» Werner Jeker, qui a débuté sa carrière en tant qu’illustrateur avant de recourir à la photographie, constitue un exemple intéressant. 

Le séminaire de ce printemps permettra aux étudiants d’accéder au fonds. Ces personnes contribueront à préciser certains aspects de l’inventaire. Mais au-delà, «il est très attirant de se plonger dans ces archives dépourvues de littérature secondaire, souligne François Vallotton. L’un des buts consiste à construire les instruments et les approches qui vont donner du sens à ce matériel très largement inédit.» Cette exploration passionnante se trouve au cœur de la démarche de recherche. 

Le grand public n’est pas oublié. Grâce à la salle de consultation de la BCU, les documents seront accessibles aux personnes intéressées. Enfin, un important travail de numérisation est en cours, afin de faire vivre encore plus intensément des archives qui racontent une partie de la vie culturelle romande.

Lire l’article suivant: Comment le don de Werner Jeker a rejoint l’Iconopôle

Werner Jeker, ça tourne!

Dans un but de valorisation, deux films ont été réalisés par Unicom, le service de communication et d’audiovisuel de l’UNIL. Ces productions doivent éclairer la trajectoire et l’œuvre de Werner Jeker en suivant comme fil rouge la constitution de ses archives. «Au début du projet, en janvier 2021, je m’imaginais une heure d’entretien avec Werner Jeker. Cela s’est transformé en plusieurs jours de tournage», se souvient David Monti, réalisateur à Unicom. 

Une version du film Werner Jeker, une vie de graphiste sera projetée à la Cinémathèque suisse le 3 mars à 18 h 30. «Les entretiens avec Werner Jeker, qui composent un long métrage documentaire de six heures, sont découpés en grandes thématiques. Cette production constitue un outil de travail, une ressource pour les recherches à venir», indique Olivier Lugon. Ce document sera mis à disposition de toutes les personnes intéressées dans la base de données Patrinum de l’Iconopôle.

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