
Les plantes bougent, et de plus en plus. Invasives ou miraculeuses, elles inspirent autant la haine que l’enchantement. Un géographe de l’UNIL a découvert que leurs voyages pourraient même mettre au jour des migrations humaines encore inconnues.
Les périples des végétaux sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. Certaines plantes ont migré seules, quand d’autres ont suivi les êtres humains il y a des milliers d’années. «Lorsqu’on évoque l’Homo sapiens, on pense au feu. Cependant, beaucoup d’autres éléments font que nous appartenons à cette espèce, remarque Christian Kull, professeur à l’Institut de géographie et durabilité de l’UNIL. Prendre une semence, la transporter à quelques mètres pour la remettre en terre, puis à des kilomètres, etc, est le propre de l’être humain depuis des dizaines de milliers d’années. Cela peut être par inadvertance. Mais quand les gens se déplacent, ils transportent leurs plantes.» Et ces arbres, fleurs et autres fruits retrouvés aujourd’hui parlent parfois de migrations humaines insoupçonnées. Le chercheur nous présente les hypothèses étonnantes auxquelles ses travaux transdisciplinaires ont conduit, pas à pas.
Un baobab peut en cacher un autre
Prenez un baobab, l’arbre emblématique du continent africain, et étudiez ses différentes espèces. Il en existerait huit ou neuf: six à Madagascar, son pays d’origine, une ou deux autres en Afrique – l’existence d’une nouvelle espèce africaine est encore contestée – et la dernière… en Australie. «L’espèce australienne Adansonia gregorii a attiré mon attention et celle de mes collaborateurs et collaboratrices, car nous nous sommes demandé pourquoi et comment cet arbre était arrivé jusque-là. Et aussi si les êtres humains avaient eu un rôle dans son déplacement», signale Christian Kull.
Après avoir appris que de nombreuses preuves existaient en faveur de l’apparition du bel arbre de la famille des bombacées avant l’Homme en Australie – probablement grâce à un fruit qui a flotté sur la mer – le professeur, avec sa collaboratrice, la professeure Haripriya Rangan, a organisé une étude sur sa distribution avec des botanistes moléculaires. «Notre recherche a montré qu’il y avait un grand flux génétique entre les différentes populations australiennes de baobabs, précise le professeur. Ce qui est étonnant puisqu’il y a des barrières biogéographiques entre les territoires.»
Dans la région de Kimberley, au nord-ouest de l’Australie, des fleuves et des reliefs séparent les populations de nombreuses espèces. Pourquoi donc n’est-ce pas le cas chez le baobab? «On peut imaginer que des animaux ont transporté des graines, tels les wallabies ou les émeus, indique le géographe. Mais étant donné la valeur de l’arbre, notamment ses fruits riches en vitamine C, nous avons estimé que les êtres humains pouvaient être responsables du déplacement des baobabs.» Les chercheuses et les chercheurs ont alors eu l’idée de partir à la rencontre de linguistes qui étudient les langues aborigènes.
Linguistique, archéologie et génétique
«Leur méthodologie consiste à tracer les similitudes et différences des dialectes modernes pour définir les mots nouveaux, non-présents dans la langue de base, qui sont venus d’ailleurs, explique Christian Kull. Quand un mot a voyagé entre deux régions qui ne parlaient pas le même dialecte, les spécialistes peuvent établir sa provenance et le placer d’un côté ou de l’autre d’une chaîne de montagnes. Cela a permis de trouver que le flux des mots empruntés entre les groupes linguistiques a des similarités avec le flux génétique des baobabs. Des mots comme “Jumulu”, “Wajar” ou encore “Larrkarti”, qui signifient “baobab”, ont voyagé dans des directions qui correspondent à peu près aux mouvements présumés de l’espèce Adansonia gregorii.»
Une hypothèse qui va dans le sens de découvertes archéologiques au pays des koalas. Des fouilles effectuées dans les rockshelters – des abris sous roches utilisés par les êtres humains – dans la région de Kimberley ont mis au jour des fruits de baobab datant d’il y a 40000 ans. «À cela s’ajoutent des analyses génétiques qui ont montré que l’arbre a pu se retrouver coincé entre une côte nord inondée, à la fin du dernier âge de glace, et un climat inhospitalier au sud. Nous pensons que les êtres humains, à la fin du Pléistocène, sont partis des zones inondées en prenant des fruits du baobab pour aller au sud et à l’est.»
Une découverte d’importance qui révèle qu’une espèce emblématique d’un lieu pourrait avoir une histoire humaine inconnue. «Nous n’avons pas pu trancher avec certitude. Néanmoins, nous avons ouvert le champ des hypothèses, précise le chercheur. Les voyages ne sont pas nés avec Christophe Colomb. Il y a eu des milliers d’années, voire des dizaines de milliers d’années de déplacements humains, lents ou rapides, qui ont été réalisés et dont on ne sait encore que peu de choses.»

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De l’existence de baobabs en Inde
Adansonia digitata, une autre espèce de baobab, s’est épanouie dans toute l’Afrique comme autour de l’océan Indien, au Sri Lanka, au Yémen, au Pakistan ou encore en Malaisie, mais surtout en Inde. «Notre but était d’identifier les mouvements migratoires qui ont aidé à son installation en Inde, relate le professeur de l’UNIL. Nous voulions tenter de casser les discours qui expliquent l’apparition du baobab en Asie en se référant aux dirigeants musulmans médiévaux et aux commerçants arabes, en raison de la traite orientale entre le Xe et le XIVe siècle.»
Une fois encore, la recherche s’est voulue pluridisciplinaire. Des échantillons génétiques prélevés en Inde, en Afrique et ailleurs, ainsi qu’un épluchage d’archives pour comparer les histoires populaires et les traditions liées à l’arbre majestueux, souvent sacralisé, ont montré que les introductions de baobabs ont été multiples. «Nous avons prouvé qu’elles ont eu lieu avant, pendant et après la traite arabe, déclare Christian Kull. Ce ne sont pas forcément ceux qui écrivent l’Histoire qui en sont les moteurs, donc il ne faut pas ignorer le rôle des migrants et commerçants africains préhistoriques. Il y a eu beaucoup de va-et-vient dans l’océan Indien, et cela avant l’arrivée des Arabes, des Ibères et des Britanniques qui complique passablement l’analyse du signal génétique.»
400 ans d’échanges explosifs
Comme l’indique le géographe, les Britanniques ont été très assidus dans leur commerce de plantes depuis le XVIe siècle. «La botanique avait non seulement un intérêt économique, mais elle était aussi à la mode dans la classe supérieure anglaise, qui voulait avoir des nouveautés dans son jardin. L’arrivée des Britanniques coïncide avec la dispersion des plantes partout dans le monde. Le robinier par exemple, que l’on trouve en Suisse, date en Europe de la colonisation de la côte Est des États-Unis, il y a 400 ans. C’était le début d’une explosion, qui n’a cessé de croître depuis avec les bateaux, les avions, etc., malgré les efforts de quarantaines réalisés aux douanes.»
Toutefois, Christian Kull tempère la dangerosité des plantes «invasives», un terme qu’il n’aime pas du tout. «Cela sous-entend qu’elles sont responsables d’une invasion, alors que la faute incombe en général aux êtres humains. Et il n’existe pas de définition claire de “plante invasive”. Des scientifiques mettent en avant leur impact, d’autres leur origine ou leur comportement. Ces trois éléments se mélangent différemment dans les définitions. Personne ne mentionne la responsabilité humaine, tandis que nos infrastructures créent des environnements propices aux invasions. La plupart des plantes envahissantes qui s’installent sont des colonisatrices des espaces perturbés.»
Ainsi les robiniers, ou faux-acacias originaires d’Amérique du Nord, prospèrent aux abords des autoroutes et des voies de chemin de fer françaises. En Suisse, c’est l’ambroisie, également venue d’Amérique du Nord et dont le pollen est responsable d’allergies, qui a trouvé sa place sur des terrains agricoles, des gravières et des compostières genevois et vaudois, tandis qu’au Tessin elle suit les routes. Le chercheur ajoute néanmoins qu’on estime que sur dix plantes invasives introduites, une seule va pouvoir s’établir à un endroit. Et que sur dix plantes qui réussissent à survivre, une seule va se naturaliser, c’est-à-dire entretenir des populations indépendantes sur ce nouveau terrain. «Enfin, sur dix plantes naturalisées, une seule va devenir envahissante. Un certain tri est effectué naturellement. Peu de plantes invasives peuvent causer la disparition de plantes natives. Toutefois, elles peuvent réduire gravement les populations. L’effet est plus visible sur les îles, qui ont adopté des politiques très strictes face aux envahisseurs, telles la Nouvelle-Zélande, Hawaï et l’Australie.»

Nicole Chuard © UNIL
Le casse-tête de l’acacia
Les définitions de l’Homme en matière d’invasif ou de natif sont intéressantes. Elles conduisent parfois à des casse-tête sur lesquels le géographe a eu le loisir de travailler. En Australie par exemple, une plante est considérée comme native si elle était déjà présente avant l’arrivée du capitaine James Cook, en 1770. «Nous avons réalisé des analyses génétiques sur le cassier (Acacia farnesiana), un acacia américain très répandu en Australie. Impossible à contrôler, il était dans la même catégorie que d’autres plantes envahissantes épineuses de pâturage (tels le mesquite – Prosopis juliflora – et l’Acacia nilotica), mais ne pouvait pas être contrôlé légalement comme elles, car il est probablement apparu avant la venue du capitaine Cook, et donc classé comme natif.» Ce problème, épineux lui aussi, semble insoluble.
«Nos analyses, entre autres moléculaires, ont montré que le signal génétique du cassier australien était totalement différent des autres populations en Afrique, en Asie et en Europe, qui doivent leurs origines aux Ibériques qui l’ont amené en Europe. Puis les colons l’ont distribué partout. Alors qu’en Australie, les premiers explorateurs britanniques de l’intérieur des terres l’ont déjà trouvé sur place.» Comment cet acacia typiquement américain est-il apparu en Australie? Le mystère reste absolu. «Cela ouvre des hypothèses diverses: un contact polynésien, une traversée de l’océan, voire le passage d’un oiseau porteur de graines. Pour l’heure, je ne sais pas comment le débat sur la gestion de cette plante a évolué en Australie.»
La tentation d’un pacte avec l’ennemi
Dans le nord-est de ce pays, un autre acacia, Acacia nilotica, arrivé d’Afrique, fatigue les gestionnaires de ranchs qui luttent sans relâche contre cet envahisseur à grandes épines. «Sur le terrain, un de mes étudiants en master a eu une conversation avec un rancher qui se demandait pourquoi il devait se battre contre une plante qui voulait vivre sur son domaine et essayer d’encourager des espèces natives qui avaient des difficultés à y survivre. Il a décidé de garder l’espèce invasive, de tenter de la gérer et d’en profiter en élevant des chameaux qui la mangent. Ce point de vue, certes radical, ouvre l’esprit à des considérations différentes sur les plantes invasives.»
Christian Kull vient aussi d’étudier les dynamiques forestières au Vietnam, où des millions d’hectares d’acacias australiens ont été plantés. «Pour les biologistes des invasions, les acacias australiens sont un exemple classique. Au Vietnam, en revanche, personne ne considère l’acacia comme un envahisseur. Il est cultivé partout. Et s’il se propage par lui-même, c’est vu comme une aubaine économique dans un contexte de reforestation. On y a même créé des hybrides, dont la population est très fière.»
Idem à Madagascar où les efforts de reboisement et de restauration des forêts face à l’urgence climatique battent leur plein. Comme le concept de plante envahissante n’existe pas dans la langue malgache, on s’accommode d’un nouveau végétal qui apparaît et on l’utilise à sa guise. L’invasif grevillea est par exemple devenu une source de revenus pour des personnes avec peu de moyens qui en ont fait du bois de chauffage pour le vendre. «L’État incite actuellement la population à planter des arbres sur les collines herbacées, relate le professeur de l’UNIL. Certains paysans et paysannes s’y mettent volontiers par intérêt économique. Les arbres les plus utilisés sont l’eucalyptus, l’acacia et le grevillea, tous australiens, et des pins tropicaux venant du Mexique et d’Asie du Sud-Est, ce qui est désolant. Au lieu de restaurer la forêt native déforestée récemment, les vastes efforts mis en œuvre, avec les meilleures intentions, favorisent les arbres exotiques dans les savanes et les zones herbacées.»
Une recherche née de l’observation
C’est en bourlinguant, tels les arbres qui le fascinent, que Christian Kull s’est mis à s’intéresser aux migrations végétales. D’abord étudiant à Madagascar dans le cadre de son master et de sa thèse, dédiée à l’agriculture et aux feux de brousse, puis en poste en Australie, le géographe est parti tous les étés avec des universitaires en Afrique du Sud. Il s’est alors rendu compte qu’une espèce végétale pouvait avoir non pas un, mais des avenirs en fonction de son lieu de résidence.
«L’acacia, très présent dans les paysages malgaches, y est cultivé et nommé mimosa. Je l’ai aussi vu partout quand je suis arrivé en Australie, raconte le professeur. Arbre local australien, il est considéré comme le petit frère de l’eucalyptus. Lorsque je l’ai découvert en Afrique du Sud, il faisait partie d’un programme national d’éradication et des milliers d’emplois ont été créés dans le but de s’en débarrasser. Le contraste entre ces trois endroits a déclenché mon intérêt à comprendre comment un seul arbre peut être reçu de façons tellement différentes d’un endroit à l’autre, comment il est arrivé, qui l’a cultivé, pourquoi, etc.»
Depuis, le chercheur n’a de cesse d’analyser les tenants et aboutissants de ces migrations en tant que spécialiste de la political ecology. Cet anglicisme – qu’on évite de traduire puisqu’il ne s’agit pas à proprement parler d’«écologie politique» – désigne des recherches en sciences sociales sur les enjeux sociaux et environnementaux, ainsi que les luttes de pouvoir qui se jouent dans un contexte écologique, géographique et économique. «La political ecology, bien que pratiquée dans un esprit de justice sociale et de durabilité environnementale, n’est pas un mouvement politique, précise le professeur de l’UNIL. Elle est basée sur la recherche empirique et les débats théoriques.»