Chassé, houspillé, torturé, le maître de la forêt avait fini par disparaître du canton de Vaud. Il revient majestueusement, accueilli comme un pape par les amateurs et les scientifiques. En Suisse, toutefois, ses effectifs ne sont de loin pas assez nombreux pour le placer à l’abri de la disparition.
Une envergure frôlant le mètre 90, des serres effilées gigantesques, un vol parfaitement silencieux, de grands yeux orange qui scannent la nuit en même temps que ses hululements répétitifs: le Hibou grand-duc, renommé Grand-duc d’Europe, fascine. Au moins autant qu’il effraie. Comme le loup et l’ours, il est devenu mythique tout en s’effaçant peu à peu de nos paysages.
C’est qu’à force d’être maltraité, le plus grand rapace nocturne du monde a fini par s’éclipser. «Le Grand-duc n’a probablement jamais complètement disparu de Suisse, mais on ne le voyait pas, on ne savait pas où le trouver», explique Pierre-Alain Ravussin, spécialiste des chouettes et des hiboux et biologiste, qui a obtenu une licence en Sciences naturelles à l’UNIL.
Aujourd’hui, le Bubo bubo se montre à nouveau, timidement. Trois couples ont été observés ces dernières années dans le canton de Vaud. Dont un à Saint-Triphon. Et cette fois-ci, plutôt que de le chasser ou de le crucifier sur une porte, on lui a déroulé le tapis rouge. Ou presque. En effet, les membres du spectacle Fabrikk de Karl’sKühne Gassenschau (KKG), prévu le 19 mai 2015 à la carrière des Andonces, se sont dépêchés de monter leur décor à l’automne dernier afin de permettre au couple de roucouler durant l’hiver. De fin novembre à avril, interdiction de travailler à proximité des amoureux pour préserver les chances de reproduction.
«C’est la somme des mesures prises pour leur protection qui, petit à petit, portent leurs fruits, se réjouit Daniel Cherix, biologiste et professeur honoraire à l’UNIL. Mais aussi et surtout, le fait qu’on ait pris conscience de la raréfaction de l’espèce. Les personnes sensibilisées n’hésitent pas à transmettre leurs observations. Les chiffres que l’on peut avancer sur les rapaces nocturnes, qui sont rares, existent en grande partie grâce aux amateurs qui passent du temps à les recenser. Il faut leur rendre hommage.»
Cependant, le professeur note que 80 à 100 couples dénombrés en Suisse ne suffisent pas à la sauvegarde du Grand-duc. Il en faudrait beaucoup plus pour l’estimer à l’abri d’une disparition. «Tant qu’on parle d’une centaine de couples, son avenir reste incertain. Idem pour le loup. S’il y a bien recolonisation, il n’y a pas encore de sécurité pour que l’espèce survive à moyen terme. Toutefois, le Grand-duc a plus de chance de survivre en Suisse que le loup, très clairement.» Car cet oiseau impressionnant a plus d’un tour sous son aile.
En Suisse, il est apparu dans la première loi sur la protection des animaux, en 1925. En même temps que l’Aigle royal et le loup. Au début du XXe siècle, son principal problème, c’était la chasse. Tuer l’oiseau était «considéré comme un acte de salubrité», explique Pierre-Alain Ravussin. De plus, l’énorme rapace était un trophée de choix. «Quand j’étais conservateur au Musée de zoologie de Lausanne, j’ai visité toutes les collections scientifiques que possédaient les collèges et gymnases du canton de Vaud, se souvient Daniel Cherix. Et j’ai découvert entre 150 et 200 Grands-ducs empaillés, un chiffre énorme. Les chasseurs les tiraient et les offraient à l’enseignant comme matériel de démonstration.»
Symbole de la sagesse chez les Grecs, du malheur chez les Romains, le rapace nocturne aux allures aristocratiques intriguait déjà l’Homme il y a 30 000 ans. «Dans la grotte de Chauvet en Ardèche (France), on a retrouvé une représentation de Grand-duc, aux côtés de bisons, mammouths et autres mammifères. Comme il n’est pas mangeable, il devait figurer autre chose…»
Une force de la nature
Le premier catalogue des oiseaux de Suisse listait huit sites vaudois occupés par l’animal en 1860. «Dès lors, il n’y a pas eu une donnée de Grand-duc qui n’ait été mentionnée, répertoriée, précisée. On a un suivi exceptionnel pour cet oiseau», s’anime Pierre-Alain Ravussin. Un suivi qui montre que les effectifs du rapace n’ont fait que de diminuer. Parce qu’après l’avoir chassé, l’humain a compliqué son existence en fragmentant son territoire, en l’empoisonnant à cause de ses pesticides dans les cultures ou encore en élevant des câbles de téléphérique où il s’électrocute. Néanmoins, ce qui a peut-être sauvé Maître hibou (oui, dans Bambi, il s’agit d’un Grand-duc), c’est sa formidable capacité d’adaptation… à l’Homme.
«Cette espèce supporte bien la captivité et se reproduit très vite, affirme Pierre-Alain Ravussin. Cela a permis de relâcher des individus dans des quantités d’endroits, en Suisse, en France et en Allemagne. Parfois de manière aberrante. En Allemagne du Sud par exemple, on a lâché des Grands-ducs dans tous les coins. Ils ont d’emblée montré des comportements assez particuliers.»
Alors qu’on l’avait toujours vu se reproduire vers les grandes falaises, dans des milieux sauvages, il s’est installé dans des petites gravières, au pied de murs. Opportuniste, le carnivore habitué aux lièvres et aux rapaces diurnes allait même attraper des rats dans les décharges. «Il est capable de nicher en ville, précise le biologiste. Quatre couples se reproduisent dans l’agglomération d’Helsinki, où ils mangent des pigeons. Un terrain ouvert permettant des déplacements faciles et des repérages de proies, avec des arbres pour se cacher, c’est l’idéal.»
Ainsi l’an passé, dans la cité d’Yverdon, un Grand-duc solitaire a fait son marché tous les soirs dans un dortoir communautaire de milliers de corneilles, freux et autres choucas. «Je pense qu’il s’agissait d’un jeune. Il attrapait un oiseau par nuit. Après deux mois, la communauté est partie ailleurs», relate Pierre-Alain Ravussin.
Gros pondeur
Le retour d’un tel glouton, qui pèse environ trois kilos à l’âge adulte et peut avaler des hérissons voire des renardeaux, va-t-il donc provoquer des ravages au sein de la faune? Au contraire, selon Daniel Cherix, cela restructure toute la chaîne alimentaire. «Les superprédateurs – c’est-à-dire les animaux qui, une fois adultes n’ont pas de prédateurs, comme le loup, l’ours, le grand requin blanc et le Grand-duc – sont des régulateurs d’autres prédateurs, ce qui favorise la biodiversité. C’est lorsqu’ils disparaissent que cela devient dangereux, car les mésoprédateurs (les prédateurs secondaires comme le renard et l’hermine) augmentent et poussent au déséquilibre aux étages inférieurs.» Par ailleurs, puisqu’il ne s’attaque ni aux animaux domestiques, ni aux animaux de rente, sa réapparition n’inquiète pas les paysans.
Plus fort encore, le réchauffement climatique ne fait ni chaud ni froid au Grand-duc, qui supporte la chaleur estivale aussi bien que la neige hivernale. En Finlande ou sous un climat méditerranéen, il s’adapte. «Il n’est pas limité par la latitude ou la longitude, observe Pierre-Alain Ravussin. On le trouve au-delà du cercle polaire arctique et jusqu’en Afrique du Nord. C’est une espèce à répartition très large.»
Autre détail d’importance qui participe à sa survie: sa reproduction efficace. La femelle Grand-duc pond chaque année deux à quatre œufs, «contrairement au gypaète et à l’aigle qui n’ont qu’un petit à la fois», souligne Pierre-Alain Ravussin. En général, Monsieur et Madame restent fidèles. Et très territoriaux. Si le milieu est adéquat et qu’ils se reproduisent sans être dérangés, ils se montreront casaniers et sédentaires.
«Les plus vieux couples sont ceux qui réussissent le mieux à se reproduire, indique le biologiste. Ce sont deux terreurs pour leurs voisins. Ils forment une association très efficace contre les prédateurs. Le mâle, toujours plus petit que la femelle, attaque sans aucune difficulté un Grand corbeau qui tenterait de voler sa progéniture, et assure son ravitaillement. La femelle s’occupe aussi de défendre le nid, mais également de l’incubation et de la surveillance des jeunes.»
Madame Grand-duc choisit son mâle dès le mois de janvier, quand les prétendants se mettent à hululer pour l’attirer. Des sortes de «Uhu» (comme son nom en allemand) profonds et pénétrants. «Lorsque le couple s’est formé, s’il échoue à sa tâche de reproducteur, puis de ravitailleur et défenseur, la femelle risque de le quitter.» Pendant l’accouplement, qui a lieu entre les mois de février et mars, Monsieur hulule des «uhu» et Madame crie des «ooooo». Un comportement que l’on retrouve chez les Chouettes hulottes, ajoute le spécialiste, mais pas chez les autres espèces de rapaces nocturnes.
Si puissant et si fragile
Ce colosse intelligent, au plumage mimétique qui le fait se fondre dans presque tous les paysages, a pourtant ses faiblesses. Entre autres, il doit consommer de nombreux animaux pour garder de l’énergie. «Il faut qu’il puisse trouver assez de proies disponibles, relève Daniel Cherix. Mais aussi qu’il ne soit pas dérangé. Une fois qu’une espèce colonise un milieu, ce sont ces deux facteurs qui vont être décisifs à sa survie.»
Si la nourriture semble aujourd’hui abondante, elle peut encore contenir des pesticides néfastes. Les dégâts des PCB (polychlorobiphényles), des métaux lourds anciennement utilisés dans les cultures, se font encore ressentir. «L’année prochaine, la Confédération abordera la question de la réduction des pesticides fortement utilisés en agriculture. On va rentrer dans une nouvelle période, qui pourrait donner des chances supplémentaires aux espèces sensibles, comme le Grand-duc.» Les amateurs d’ornithologie curieux peuvent aussi devenir de véritables plaies pour le rapace nocturne. Un afflux de photographes durant la couvaison dérange la mère qui reste sur le qui-vive en permanence et s’épuise. Elle est même capable d’abandonner ses œufs si elle considère que le lieu trop fréquenté inclut un trop grand danger.
«Il faut proscrire deux éléments lorsque l’on observe un rapace nocturne: les phares, qui effraient, et la repasse, à savoir diffuser un enregistrement de son chant pour le faire venir», insiste Pierre-Alain Ravussin. En effet, le mâle va croire qu’un concurrent le nargue sur son territoire et s’énerver dans les airs à sa recherche pour rien, plutôt que d’aller défendre la femelle en phase d’incubation, qui peut être attaquée par un véritable intrus.
Mais c’est surtout un sport de plus en plus tendance qui affole les Grands-ducs: la grimpe, qui se pratique dès avril, moment où les jeunes vivent encore dans le nid. «Ils occupent les falaises des rochers qui sont maintenant assaillies par les grimpeurs, critique Pierre-Alain Ravussin. On équipe de nombreuses voies, on les répertorie, on incite les gens à y aller. Si le grimpeur passe à côté d’un nid, la femelle s’en va. Et là, les Grands corbeaux viennent manger les œufs.» Il a fallu des années pour que l’OFEV publie des recommandations pour ne pas gêner le Grand tétras, malmené par les skieurs hors piste et les randonneurs. Daniel Cherix remarque que pour l’instant, bien que l’on s’intéresse plus à lui, «ce n’est pas encore ancré totalement dans les mœurs de ne pas déranger le Grand-duc ».
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