Déposer ses économies sur un compte épargne? Ou les investir en Bourse? Ce choix n’est pas aussi personnel qu’on pourrait le croire: il est très largement influencé par celui de nos parents avant nous. Or, sur le long terme, les familles qui boursicotent finissent bien plus riches que celles qui ne s’y risquent pas. Cette influence parentale est sous-estimée dans les recherches qui expliquent les différences de fortune entre les lignées aisées et les autres, estime Ziwai Zhao, professeure assistante au Département de finance de la Faculté des hautes études commerciales.
Qu’est-ce qui explique que certaines familles soient toujours plus riches alors que d’autres sont à la peine, génération après génération? La question évidemment a suscité son lot de réponses, d’innombrables facteurs expliquant que 10 % des plus aisés possèdent 75 % de la richesse du monde, avec très peu de nouveaux entrants dans ce groupe exclusif des plus riches. Même sans aller jusqu’à ce niveau de fortune, il est avéré que les familles qui investissent en Bourse augmentent leur patrimoine bien plus que les autres. Parmi les paramètres les plus étudiés, on peut citer évidemment la disponibilité des ressources, l’éducation (être né dans une famille fortunée vous permet l’accès aux meilleures écoles), le réseau (les relations, amicales et professionnelles, sont toutes également très à l’aise et influentes – les mises en contact et les coups de pouce génèrent leur lot d’avantages), bref un environnement plus que favorable. Tous ces facteurs sont étudiés et pondérés par les chercheurs, mais il en est un qui est à la fois peu étudié et sous-estimé: l’investissement en fonction de l’attitude des parents face au risque boursier.
Ziwai Zhao, professeure assistante au Département de finance de la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL, s’y intéresse, pour des raisons à la fois personnelles et professionnelles. Elle le dit cash: «Mon père a fait un très mauvais investissement en Bourse et a été ruiné quand j’étais enfant. Il est évident que cela a influencé mon attitude face au risque: par rapport à mes camarades étudiants en finance, je suis clairement beaucoup plus prudente, alors que nous avons la même formation et des connaissances professionnelles équivalentes. Je me suis toujours demandé ce qui aurait été différent si je n’avais pas vécu ce traumatisme familial.»
La chercheuse, sur un plan scientifique cette fois, s’intéresse aux facteurs qui expliquent les inégalités – les mettre à jour étant le premier pas pour tenter de les réduire. Elle a ainsi pu montrer dans des travaux récents que la relation d’une personne avec ses parents tout au long de l’enfance, associée à la compréhension qu’ils ont du marché boursier au moment de sa naissance, est un facteur clé pour cerner son rapport au risque financier. Un enfant né dans une famille A qui, comme la sienne, a connu un krach boursier juste avant sa naissance, ou un enfant né dans une famille B dont les investissements ont toujours été haussiers, auront des représentations mentales très différentes des risques que l’on prend en achetant des actions, et feront des choix très différents au moment d’investir leur épargne.
Une défiance qui peut coûter cher
Étonnamment, cette attitude face au risque se transmet: l’extrême méfiance peut passer à la 3e génération sans nouvelle expérience négative avec la Bourse. Et cette défiance coûte cher: les deux chercheuses auteures de cette étude, soit Ziwai Zhao et Min Cui, ont pu la chiffrer. «Si vous donnez 1000 dollars à l’enfant de la famille A et 1000 dollars à l’enfant de la famille B, après deux générations, les avoirs peuvent varier de 508 à 19 537 dollars – cet écart étant dû à des décisions d’investissement façonnées par les expériences divergentes des grands-parents en Bourse», écrivent les deux chercheuses dans un résumé de leur étude. Ainsi, une personne dont les parents auront connu un marché aux tendances haussières et auront vu leurs économies croître prendra plus de risques financiers en investissant une part plus importante de ses économies en Bourse. Et accroîtra bien davantage sa fortune qu’une personne qui déposerait son argent sur un carnet d’épargne.
Ziwai Zhao s’est aussi intéressée à la qualité de la relation parents-enfants pour mieux cerner cet héritage. Les études montrent qu’en général les géniteurs passent 30 minutes de plus par jour avec leur aîné qu’avec les enfants suivants en ce que les Anglo-Saxons appellent le quality time, qui exclut les activités de type nourrir l’enfant, le laver, etc, et inclut au contraire les moments passés à lui lire une histoire, l’emmener au zoo, jouer ou discuter avec lui. Il ressort de sa recherche que les aînés, qui passent donc plus de temps en relation avec leurs parents, subissent davantage l’influence de ces derniers que le reste de la fratrie – ils sont ainsi plus enclins à reproduire leur rapport au risque financier (ce lien existe avec d’autres risques aussi d’ailleurs, comme l’alcool ou la conduite). Plus la différence d’âge entre l’aîné et le deuxième enfant est grande, plus il y aura des différences entre eux dans cette reproduction du rapport au risque.
« Il semble bien que l’interaction parents-enfants dans les premières années soit le facteur le plus important dans la transmission du rapport au risque, et que dans la mesure où l’aîné est celui qui passe le plus de temps seul avec eux, il soit le plus influencé. Cette influence est persistante: même longtemps après avoir quitté le foyer parental, elle continue de s’exercer», conclut la professeure, relativisant par là une précédente explication, qui misait davantage sur une transmission génétique du goût du risque – si tel avait été le cas, on ne verrait aucune différence selon le rang dans la fratrie et le temps passé avec les parents. Autres éléments piquants qui ressortent de son étude: de façon générale, plus les parents ont un niveau d’éducation élevé, plus ils marquent leur progéniture de leur empreinte. Même si pour l’heure les preuves ne sont pas suffisantes pour étayer l’hypothèse, il semble en outre que les pères ont une plus grande influence sur leurs fils que sur leurs filles – pour les mères, c’est le contraire.
Que faire pour casser une tradition familiale?
Pour poursuivre dans cette même veine, la professeure se propose pour une prochaine recherche de se pencher sur le rapport à la propriété immobilière: avoir des parents qui possèdent leur propre logement versus des parents locataires a-t-il une influence sur l’achat d’un bien et la crainte (ou pas) de se lancer dans un prêt hypothécaire? Y a-t-il ici aussi des traditions familiales héritées dont il est difficile de se défaire? Les chiffres y étant plus faciles à obtenir, pour cette étude à venir comme pour celle dont il est question ici, la professeure utilisera des données américaines. Il faut en effet pouvoir suivre les variations de fortune (ou de biens immobiliers) des familles sur plusieurs générations, et ces chiffres sont accessibles pour les USA.
En excluant de nombreuses variables, comme la génétique ou l’environnement dans lequel les enfants grandissent, la recherche de Ziwai Zhao et Min Cui montre bien comment l’expérience de la Bourse vécue par les parents avant leur naissance, ainsi que la relation qu’ils tissent avec leurs parents, influencent leur rapport au risque. Dans la mesure où il est construit dans la prime enfance, mais qu’il peut comme on l’a vu avoir des conséquences importantes en termes de fortune, y a-t-il quelque chose à faire pour éviter qu’une mauvaise expérience ne crée une aversion persistante à l’égard de la Bourse, pour plusieurs générations, et n’empêche des richesses de se créer dans certaines familles? «Une fois qu’une famille a connu une expérience très négative, un krach et la ruine par exemple, c’est clair qu’il est très difficile de la corriger et d’éviter que les effets sur la descendance ne la handicapent, reconnaît la chercheuse. Du point de vue des autorités, tout ce qui peut être fait, c’est d’éviter de créer des conditions cadres susceptibles de générer des conséquences négatives. Ce serait le cas par exemple si les gains en Bourse étaient tellement taxés qu’il deviendrait contre-productif de courir le risque d’acheter des actions.»
Et sur un plan plus individuel? La chercheuse conseille de s’en tenir à la prudence pour éviter de se retrouver en situation délicate. Soit suivre les règles de base: commencer jeune, pour ne jamais être contraint de vendre sous la pression du temps et pour pouvoir se permettre d’attendre 20 ou 30 ans que les marchés fassent leur œuvre (sur une si longue période, le risque qu’il soit au final baissier est très bas), éviter de passer son temps à acheter, vendre, acheter (car cela coûte cher et fait prendre des risques inutiles), ne jamais tout miser sur une ou deux actions mais au contraire sur un ETF (pour Exchange Traded Fund), soit un portefeuille qui réplique un indice, par exemple le SMI (Swiss Market Index). En représentant un large éventail d’industries actives en Suisse, ils limitent les risques de pertes, surtout si on investit sur le long terme – ils limitent aussi les chances de gains spectaculaires, mais on ne peut pas tout avoir…/
Investing Like My Parents: Do Parents Affect Children’s Risk Taking Behavior? Ziwei Zhao et Min Cui. Proceedings of Paris December 2021 Finance Meeting EUROFIDAI – ESSEC. dx.doi.org/10.2139/ssrn.3949539