Le jeu vidéo est devenu un spectacle

Angry Birds. Chuck, Red et Bomb dans l’adaptation du jeu Angry Birds. © Rovio Animation
Angry Birds. Chuck, Red et Bomb dans l’adaptation du jeu Angry Birds. © Rovio Animation

Ce mois, les très populaires «Angry Birds» et «World of Warcraft» deviennent des films. Mais les jeux vidéo ont aussi gagné les salles de concert symphoniques, ils sont déclinés en livres et en peluches, et ils sont même devenus un sport télévisé. Histoire d’une métamorphose qui rapporte des milliards, avec le sociologue Olivier Glassey.

Après Tomb Raider, Prince of Persia ou Resident Evil, c’est au tour d’Angry Birds et de World of Warcraft d’être transposés au cinéma. Comme on pourra d’ailleurs le voir ces prochains jours puisque les oiseaux fâchés ont pris leur envol sur grand écran le 11 mai dernier, tandis que les vaillants héros d’Azeroth envahiront les salles obscures dès le 25. Ces films sauront-ils satisfaire les millions d’aficionados de ces deux mondes si particuliers? Difficile à dire. Mais une chose est sûre: ces superproductions sont emblématiques de l’importance colossale du jeu vidéo dans l’industrie culturelle. Et quand on dit «colossale»… Entre les consoles, les programmes, les applis et les produits dérivés comprenant des livres, des BD, des films, des dessins animés, des bandes-son ou encore des gadgets en tous genres, on estime que l’univers vidéoludique génère quelque 100 milliards de francs de revenus annuels. Comment comprendre et expliquer ce phénoménal succès? Explications en compagnie du sociologue, spécialiste des nouveaux médias et maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL, Olivier Glassey.

Le jeu vidéo est aujourd’hui la première industrie culturelle en termes de chiffres d’affaires. Comment cette épopée «ludico-économique» a-t-elle commencé?
Il faut remonter au début des années 70. A cette époque-là, il n’y avait pas de jeu vidéo à proprement parler, mais on voyait déjà pointer une soif pour quelque chose qui allierait l’informatique et le ludique. J’en veux pour preuve l’exemple de la première console de salon, Magnavox, sortie en 1972. Elle n’utilisait ni logiciel, ni processeur, ni mémoire et son graphisme était très limité (on pourrait le comparer au jeu de Pong, constitué de deux «raquettes» et d’une «balle» qui se baladait entre les deux). Concrètement, les joueurs étaient invités à prendre une feuille translucide correspondant au jeu désiré (course automobile, hockey sur glace…), puis à la coller sur l’écran de leur TV. Ensuite, en faisant bouger un point lumineux, ils devaient respecter le tracé du circuit automobile ou les limites du terrain dessinés sur le transparent! Eh bien, malgré son minimalisme, cette console permettait déjà d’imaginer non seulement des mondes de simulations sportives mais aussi de fantasmer sur des univers fantastiques interactifs. A sa manière, elle annonçait les prémices de cette envie de plus en plus prégnante d’évasion dans le ludique numérique.

Malgré ce graphisme rudimentaire!
En l’occurrence, ces gros pixels ont très rapidement été porteurs d’une énorme part d’imaginaire. Evidemment, cet aspect-là était largement encouragé par les services marketing des premiers producteurs de jeux. Mais au-delà de ça, nombreux sont ceux qui ont alors commencé à envisager la diversité des usages ludiques qu’on pourrait faire de ces systèmes-là! Certains d’entre eux se sont lancés dans la conception de jeux vidéo et, petit à petit, ces programmateurs amateurs qui travaillaient souvent seuls ou en toutes petites équipes ont constitué une communauté de passionnés – les ancêtres de ceux qu’on a appelés les geeks, par la suite.

Olivier Glassey. Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales. Nicole Chuard © UNIL
Olivier Glassey. Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales. Nicole Chuard © UNIL

Ils restaient tout de même assez marginaux…
En fait, c’est à cette période que les appareils sur lesquels on pouvait jouer ont commencé à se diffuser: en plus des salles d’arcades et du début des consoles, ces années ont été marquées par l’arrivée des premières versions des ordinateurs domestiques. L’ordinateur, considéré jusqu’alors essentiellement comme un outil sérieux, s’est ouvert à des usages liés aux loisirs. Dès lors, une longue phase d’expérimentations et de bricolages créatifs s’est déployée.

C’est-à-dire?
Ceux qui avaient envie de jeux les écrivaient eux-mêmes! Au début des années 80, on trouvait par exemple un magazine appelé Hebdogiciel qui proposait, sur une dizaine de pages, des listings de codes que les lecteurs devaient recopier manuellement sur leur machine afin de pouvoir jouer au pendu ou à un autre petit jeu tout aussi basique!

Il fallait vraiment être motivé…
A cette époque pionnière, il y avait cette idée que tout le monde pouvait coder son jeu et, en fait, on était même invité à le faire. Du coup, il y avait en effet un désir suffisant pour passer des heures à retaper des codes signe à signe – sachant que la moindre erreur de frappe invalidait tout. L’aspect ludique était souvent étroitement associé à l’idée de programmation.

Et aujourd’hui?
Cet univers paraît assez lointain: dans les moutures actuelles, et notamment dans celles des consoles de jeux de dernière génération, cette capacité d’appropriation a quasiment disparu. Des formes d’accès au code existent toujours mais elles sont rendues moins accessibles– voire considérées comme illégales.

Pour en revenir au passé… On a l’impression que tout a changé dans les années 80, non?
Oui. En plus du développement technologique, on assiste aussi à la naissance d’une nouvelle génération de héros populaires assez improbables comme Pac Man, Super Mario, Q*bert ou Donkey Kong… A partir de là, il ne s’agissait plus simplement d’une collection de jeux mais aussi de palettes de personnages et de micro-histoires dans lesquelles les gens pouvaient s’investir. Le film Pixels, sorti l’été dernier, présente le monde moderne envahi par des figures emblématiques des jeux des années 80. En la détournant un peu, il reprend cette culture-là et témoigne de la fascination qui était train de se développer. Il faut aussi se rappeler qu’à l’époque, tout cela était absolument neuf et, logiquement, se révélait mystérieux et attirant, presque magique. Si, de nos jours, l’utilisation des ordinateurs et la pratique des réseaux sociaux nous ramènent en permanence à notre quotidien et aux gens qu’on connaît déjà, dans ces années-là, le numérique était synonyme d’une dimension presque parallèle, un ailleurs à explorer… Un film comme Tron est emblématique de cette représentation du virtuel comme un nouveau monde.
Ce nouveau terrain de jeu permettait en outre qu’on y exporte des pratiques ludiques qu’on avait par ailleurs. On pouvait par exemple traduire les règles d’un jeu de rôle avec non seulement la possibilité novatrice d’y jouer seul mais, surtout, de déléguer à la machine la tâche de faire «vivre» ces mondes imaginaires à parcourir.

Dans les années 80-90, le jeu était surtout l’apanage des adolescents. Aujourd’hui, il est intergénérationnel. Comment expliquer cette bascule?
Les premiers adoptants de jeux vidéo ont vieilli et une partie non négligeable d’entre eux ont non seulement transmis cette pratique à leurs enfants mais, surtout, ne l’ont pas abandonnée malgré leur arrivée dans l’âge adulte. Ce qui brouille les cartes dans le sens où l’on ne peut pas faire un lien unilatéral entre une catégorie d’âge et la pratique du jeu vidéo! En revanche, la pratique de certains jeux vidéo est clairement associée à des générations différentes.

Warcraft. Ce film à gros budget, tiré des jeux vidéos, sort le 25 mai. © Legendary / Blizzard
Warcraft. Ce film à gros budget, tiré des jeux vidéos, sort le 25 mai.
© Legendary / Blizzard

On a l’impression que, depuis quelques années, pratiquement tout le monde s’est mis au jeu vidéo!
Pour comprendre l’évolution de cette situation, on peut se pencher sur la question de la dématérialisation. Dans les années 90, acheter un jeu vidéo impliquait de se déplacer dans un magasin pour aller y chercher une disquette ou un support qu’on rapportait à sa machine. Mais le développement d’Internet et la prolifération des ordinateurs portables, puis des smartphones ou des tablettes ont considérablement simplifié l’accès aux jeux pour tout un chacun.

La mise en place de plates-formes de téléchargement a aussi permis l’émergence d’une offre indépendante foisonnante. Les concepteurs «indés» qui, contrairement aux gros éditeurs, n’avaient pas les capacités de production ni la possibilité logistique d’envoyer des jeux en magasin, ont tout à coup pu proposer des jeux originaux directement aux joueurs. Or, de nombreux gamers adultes qui n’étaient pas forcément satisfaits par les offres «grand public», qu’ils jugeaient insipides, se sont reconnus dans ces créations en apparence marginale. Ils ont rapidement formé une masse critique qui a favorisé l’élaboration d’autres jeux – certains explorant des thématiques jusque-là délaissées, d’autres relevant de paris artistiques différents. On a ainsi vu se développer des jeux qui allaient moins dans la surenchère photoréaliste mais reprenaient les codes de ce qu’on appelle le Pixel art et ceux du rétrogaming – soit des formes presque nostalgiques inspirées par l’esthétique et le gameplay des jeux des années 80/90. Au fond, on pourrait presque faire un parallèle avec le cinéma indépendant – qui a ses réseaux de distribution, ses publics, ses critiques, ses manières de légitimer et de distinguer ses œuvres par rapport à des productions plus commerciales dans lesquelles l’intérêt industriel conduit souvent à reproduire des recettes convenues et à prendre un minimum de risques artistiques!

Le monde entier se fédère autour de certains jeux comme Angry Birds ou Candy Crush. Comment expliquer cette universalité?
Ce phénomène d’uniformisation est d’abord le produit d’un processus de marketing global guère différent de ceux voulus par de grandes compagnies de boissons gazeuses ou de vêtements de sport, par exemple. Un jeu comme GTA 5, manufacturé et développé dans une logique d’industrialisation et de diffusion à très grande échelle, détient le record toute catégorie du «produit de divertissement» ayant engendré le plus de revenus (1 milliard de dollars en trois jours), loin devant les plus gros blockbusters du cinéma. Et face au succès d’Angry Birds, les développeurs ont immédiatement commencé à penser à… un parc d’attractions. En définitive, la popularité des jeux vidéo est exploitée de manière assez classique par l’industrie culturelle avec son lot de produits dérivés.
Au-delà de ces aspects commerciaux, ce qui est sociologiquement plus intéressant, c’est que la pratique d’un même jeu propose un cadre d’expérience commun à l’échelle planétaire. Il s’agit d’un référentiel partagé qui constitue une forme de lien potentiel entre les personnes qui ont parcouru le même univers ludique et vécu les mêmes situations virtuelles.

Stratégie marketing oblige, les jeux vidéo se déclinent de toutes sortes de manières. Les joueurs ont même leur chaîne de télévision sur Internet, «Twitch TV», qui réunit quelque 45 millions de gamers…
«Twitch TV» est un phénomène fascinant et qui, de manière un peu provocante, permet de parler du jeu vidéo comme d’un art vivant. Pourquoi? Parce qu’il s’agit d’individus qui, souvent, se filment en direct en train de jouer et leur performance n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Présents physiquement dans un coin de l’écran, ils jouent, ils commentent ce qu’ils sont en train de faire et, dans le même temps, ils essaient de maintenir un dialogue avec un ou plusieurs partenaires tout en remerciant les gens qui leur font des dons ou s’inscrivent à leur flux de vidéos… Il s’agit donc d’une prouesse multitâche qui, dans les faits, intègre le jeu vidéo comme un spectacle: l’«acteur» principal se met en scène et offre sa propre histoire sur un jeu, verbalise ses actions, se raconte et, ce faisant, habille sa pratique du jeu d’une couche narrative supplémentaire. Quant aux spectateurs, ils assistent à une représentation qu’ils peuvent commenter – ils ne s’en privent pas! – et qui leur est potentiellement aussi utile qu’un tutoriel pour glaner des trucs et combines pour améliorer leur propre pratique.
Cela dit, en regardant plus précisément les flux de Twitch, on voit que l’attention se focalise aussi beaucoup sur des événements d’E-sport. Et là, il s’agit encore d’une nouvelle dynamique: les aficionados se retrouvent en direct pour commenter un tournoi, apprécier les belles phases de jeu dans un cadre qui reproduit tous les dispositifs traditionnels d’une retransmission sportive – pubs et revenus liés à des sponsors et/ou à des droits de diffusions compris!

Le jeu a décidément envahi tous les domaines!
Sports, théâtre, télévision, livres, graphisme, cinéma… Le vidéoludique touche en effet à tous les domaines. A ce propos, il ne faut pas oublier que la production musicale associée au jeu est également très importante. Il y a même des concerts d’orchestres symphoniques qui reprennent les thèmes de jeux les plus connus! D’une pratique de bricoleur dans son garage, le jeu est maintenant un univers qui draine l’ensemble des pratiques culturelles et, inversement, accepte aussi de se nourrir des autres médias. Et c’est probablement ce qui le rend si puissant.

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